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Le plan Borloo peut-il sauver Chirac ? (L’Express)

2004

Extrait du « L’Express » du 28.06.04 : Borloo peut-il sauver Chirac ?

« La lutte contre le chômage n’est pas une priorité parmi d’autres : c’est la priorité absolue, à laquelle tout doit être subordonné. » Jacques Chirac écrivait ces lignes dans Une nouvelle France (NIL éditions) en 1994. Dix ans plus tard, avec le virage social qu’il a imposé à son gouvernement après les désastreuses régionales du mois de mars et dans la ligne de la « mobilisation pour l’emploi » décrétée en janvier, cette « priorité absolue » s’incarne dans une nouvelle expression : la « cohésion sociale ». Pour accomplir cette mission, le président de la République a choisi le plus atypique des ministres. Lors du remaniement du 31 mars, Jean-Louis Borloo est passé du rang de simple ministre délégué à celui de n° 4 dans l’ordre d’importance des portefeuilles. Chargé de l’Emploi, du Travail et de la (fameuse) Cohésion sociale, il doit rendre sa copie cette semaine. Il décrit lui-même son plan comme « une péniche de débarquement, à l’étrave très large pour lancer de nombreuses mesures en même temps ».
Élu maire de Valenciennes (Nord) en 1989, l’avocat Jean-Louis Borloo semble doté d’une imagination non exempte de débordements et d’un volontarisme qui lui valut plus d’une fois le qualificatif de « poujadiste ». Fort de ses lois sur la rénovation urbaine et sur le désendettement des ménages, acquises de haute lutte, il a rejoint l’étroit club des ministres ayant réussi la période 2002-2004. Il se trouve aujourd’hui chargé de sauver à nouveau une entreprise en difficulté : la France.
Il fouaille sa chevelure et se défroisse le visage en l’enfouissant dans ses mains, se frotte les yeux, remonte les manches de son pull-over jusqu’aux omoplates, torture ses lunettes, laboure son bureau de ses souliers sans lacets, gratte les dorures en cherchant un argument, tourne autour du meuble rouge et bleu sur lequel écrivait François Mitterrand à l’Élysée, engloutit une cigarette en trois bouffées : à 53 ans, Jean-Louis Borloo s’emploie à sauver la France et, accessoirement, le mandat du président de la République. L’ancien maire de Valenciennes devrait, en effet, présenter mercredi 30 juin en Conseil des ministres son plan de cohésion sociale.
Une semaine plus tôt, il jouait le suspense : « Si je ne peux pas appuyer sur tous les leviers en même temps, je ne présente rien. » Mais Matignon considérait l’affaire comme assurée à 90% et, mercredi 23, la dizaine de ministres concernés ont approuvé les mesures. « Raffarin a été surpris d’un si bon accueil, confie-t-on Rue de Grenelle. Il est sorti de la réunion shooté au plan, il voulait même le dévoiler en personne à Matignon. » Si Matignon affirme ne pas s’emballer, Jean-Louis Borloo, qui avait bataillé contre ses collègues et leurs cabinets depuis le ministère de la Ville, constate que, avec l’initiative du président et la puissance de feu d’une grande administration, « ce n’est pas plus facile, mais ça va plus vite et ça mobilise tout le monde ». La révolution Borloo est-elle en marche ?
Même s’il affirme ne pas être tenu par le rendez-vous du 14 Juillet, le ministre de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale sait que, si on l’a envoyé au charbon, c’est pour qu’il en mette dans la chaudière gouvernementale. Après ses vœux de début d’année, placés sous le signe de la « mobilisation pour l’emploi », et surtout après son virage social au lendemain des régionales, Jacques Chirac doit tracer le synopsis, lors de la fête nationale, de l’acte II du quinquennat : les retraites et l’assurance-maladie ont été réformées, à quoi doivent désormais s’attendre les Français ? A l’application du plan Borloo, versant doux du quinquennat, pente moins forte et route plus sinueuse.

Rétablir la cohésion sociale, c’est rassembler des miettes
Mais il s’agit aussi pour le président d’affronter une échéance redoutable : celle des dix ans de mandat, en mai 2005. Le plan Borloo arrive justement dix ans, presque jour pour jour, après l’invention par Jacques Chirac de l’expression « fracture sociale », en vue de la présidentielle de 1995. Borloo considère que la situation française s’est aggravée, puisqu’à la fracture sociale se sont ajoutés les problèmes communautaires et les cassures entre territoires. Réduire une fracture, c’est rapprocher deux morceaux ; rétablir la cohésion sociale, c’est rassembler des miettes. Si le plan échoue, le bilan du chiraquisme, mélange de pragmatisme et de souci, sera bien maigre. Pour Jean-Louis Borloo, c’est même le modèle français qui est en question. « Les pieds dans le Maghreb et la tête dans la City, pays très laïque avec les plus fortes communautés religieuses d’Europe, nous sommes un pays de jointure entre les mondes », dit-il, surpris du nombre d’ambassadeurs - il cite la Chine, le Japon, la Corée, le Royaume-Uni, les États-Unis, etc. - venus l’interroger sur son plan.

Conscient des « grandes batailles navales » en cours à droite, « M. Cohésion sociale » entend bien profiter du manque de cohésion politique de la majorité. « Si le plan marche, ce ne sera pas pareil en 2007 », dit-il avec un sourire en pensant à Jacques Chirac. « Un ministre des Finances ne peut pas s’opposer à ce plan s’il veut être candidat à l’Elysée », ajoute-t-il en songeant à Nicolas Sarkozy. Mais, si la perspective de 2007 le protège, le sillage estompé de 2002 l’affaiblit : un tel plan, fondé sur le volontarisme, aurait besoin d’un président fraîchement élu, d’un « effet 100 jours ». A défaut d’état de grâce, Borloo compte sur l’enthousiasme - surtout le sien - et sur la maturité de la société. Des élus aux patrons et même à l’administration, il considère que la France est prête à bouger, consciente de la déréliction nationale, frein pour l’économie et danger pour le pacte républicain. « Un grand patron m’a parlé de sa fille qui enseigne en ZEP : il a pigé ! illustre-t-il. Se passer de 4 millions de gens pour le travail et se dire qu’avec la démographie on va devoir faire venir 1,5 million de travailleurs, c’est insupportable. Moi, cela me fait gerber. »

« Il cherche son intérêt, mais tout ce qu’il avait prévu se fait : c’est sa marque »
Avec la foi et les manières du charbonnier, Jean-Louis Borloo, quatrième au rang des ministres, se retrouve donc en homme clef de l’avenir présidentiel, prolongation plus sociale, plus volontariste et plus populaire de l’humanisme mis en scène, en 2002, avec Jean-Pierre Raffarin. Le président et le ministre de l’Emploi ne se connaissent pourtant pas très bien. « Je ne fais que passer, je ne suis pas de leur clan », a même confié Borloo à l’un de ses récents visiteurs. Il est vrai qu’il fut dans le premier cercle de François Bayrou avant de tourner casaque durant la présidentielle de 2002, en désaccord avec la stratégie du candidat centriste... Chirac déjeuna longuement avec lui en 1995, lors de sa campagne présidentielle, à Valenciennes, et Borloo se fit remarquer, quelques mois après son entrée au gouvernement, en laissant sonner son portable en plein Conseil des ministres... Mais, encore aujourd’hui, Borloo se décrit comme « le ministre que Chirac connaît le moins » parmi ceux qui comptent.
Leur vraie relation s’est nouée le 21 octobre 2003, lors d’une spectaculaire visite présidentielle à Valenciennes. Les deux hommes ont passé dix heures ensemble, dont sept sur le terrain. Pour l’édile du Hainaut, « Chirac est marqué au fer rouge, au fond de lui, par la fracture sociale ». Avec cette visite, le président aurait voulu jauger Borloo avant de lui confier une tâche si importante. « Je ne sais pas ce qui s’est passé dans sa tête, raconte l’intéressé. Il avait besoin de sentir la bête, de voir à quoi je ressemblais avant de me confier ce qui fait son identité, la fracture sociale. » Cinq mois plus tard, la Berezina des régionales a conforté le président dans son choix du coup de barre social et consacré l’étrange duo Chirac-Borloo.
Car l’homme qui incarne le plan de cohésion sociale est un ovni politique. « C’est une fausse valeur », dit l’un de ses collègues ministres, édile d’une ville de banlieue. « Un imposteur de talent qui, à la différence de Douste, n’est pas cynique », précise un autre. « Chiffon », tranche un troisième à l’évocation de son nom. De ses vêtements à ses méthodes de travail, le style Borloo dérange. « Tu sors de prison ? » lui lança un jour Alain Lambert, alors ministre du Budget, en constatant qu’il portait des chaussures à lacets sans lacets. L’un de ses récents visiteurs raconte leur rendez-vous : « Affaissé sur sa chaise, la tête enfouie dans sa veste, il voulait me présenter son plan. Le ventilateur marchait à fond derrière lui. Je n’ai rien entendu. »

La méthode Borloo est à Paris la copie de sa version valenciennoise
Être mal élevé et mal fagoté, Jean-Louis Borloo en a fait une griffe, mais aussi une méthode. « Un emmerdeur qui se mêle de tout », « le bourrin qui fait son boulot », « la bourrique », « le bâtard » : ainsi aime-t-il se surnommer, pour montrer que son aspect hirsute est la conséquence de son opiniâtreté. « Tant qu’on ne m’a pas expliqué pourquoi il ne faut pas faire, je fais », résume-t-il. Ernest-Antoine Seillière, qui l’apparente à un « Kouchner de droite », le considère ainsi comme un homme de fond, malgré son côté excité : que Borloo se lève et arpente la pièce pendant un entretien amuse le patron du Medef, qui voit ici le tic de l’avocat, quand ce refus de s’asseoir agaçait Lambert durant les réunions budgétaires. « Ce type est un branleur, renchérit un spécialiste des relations sociales. Il se vante d’avoir fait venir Toyota à Valenciennes, mais il ne l’a pas réussi tout seul. Et ce qu’il a fait là-bas n’est pas transposable. »

« Là-bas », le portrait qu’on dresse du maire est plus flatteur. « C’est un opportuniste par pragmatisme, explique Francis Vercamer, député UDF du Nord et maire de Hem. L’objectif passe avant les moyens, et, s’il faut devenir ministre pour faire bouger les choses, il s’inscrit à l’UMP. » « Il cherche son intérêt, mais tout ce qu’il avait prévu se fait : c’est sa marque », admire Annie Dumait, directrice de la maison de quartier du centre de Valenciennes. « L’an passé, il a inauguré une résidence sociale, puis a laissé son chauffeur en plan pour rentrer à pied avec moi, bras dessus, bras dessous », s’émerveille Marie-Anne Laurent, patronne du centre communal d’action sociale. « Il est séducteur, mais pas trompeur », distingue encore Éric de Montgolfier, ancien procureur de Valenciennes.
Nommé ministre, Borloo voulait, en 2002, se rétrograder simple conseiller municipal, mais son équipe a insisté pour qu’il demeure premier adjoint : cet amour n’est pas arrivé jusqu’à Paris. Si, dans la capitale du Hainaut, les habitants l’appellent « Jean-Loulou » ou « le P’tit Loup », les cénacles gouvernementaux le baptiseraient plutôt « le grand méchant Borloo ». Ses coups de gueule sont fameux et il a failli se battre, devant le Premier ministre, avec un technocrate rétif. « Vous avez aimé Un homme en colère [NDLR : son livre, en 2002, chez Ramsay] ? Vous allez adorer un ministre en colère... », plaisante-t-il. Et, s’il rappelle qu’il n’a jamais fait de chantage à la porte claquée, il n’en demeure pas moins crédible dans la position du démissionnaire, de la lettre solennelle envoyée au président, en août 2002, pour sauver sa loi sur la ville, à son attitude actuelle, sur le mode « ce plan, c’est tout ou rien ».

Ni course en solitaire ni travail d’équipe, il excelle plutôt dans la délégation personnelle et le commando
Le pied dans la porte et les poings en avant : le Premier ministre s’en agace. Depuis deux ans, les deux hommes ont du mal à s’entendre : non-énarques et non-RPR, ils auraient pu composer un bon duo autour de la décentralisation, mais le réformateur des villes et le réformateur des champs sont trop différents. « Empêcher avant, récupérer après, organiser les fuites » : rue de Grenelle, on juge ainsi le comportement de la rue de Varenne face au plan actuel. A Matignon, on rappelle qu’il a fallu expliquer à Borloo les processus interministériels de décision, puis recaler quelques idées pas mûres ou incohérentes avec le reste du travail gouvernemental. « Il y a eu des difficultés les premières semaines, mais le système est bien réglé depuis le 10 juin », tempère-t-on en ajoutant perfidement : « On va voir maintenant ce que donne Borloo, qui reste une question pour nous. »
La méthode Borloo est plus subtile qu’il n’y paraît : ni course en solitaire ni travail d’équipe, excellant plutôt dans la délégation personnelle et le commando. « Il a un mode de fonctionnement qui échappe à toute logique, y compris celle du travail interministériel, affirme un haut gradé de Bercy. Il veut tout faire tout seul et, une fois qu’il a fait, il ne supporte pas les remarques. » L’analyse de Matignon est plus juste : « Borloo fonctionne comme un avocat. » Il se plonge dans un dossier, l’appréhende vite, en fait la synthèse, étudie la moindre idée qui surgit, délègue l’exécution, garde le contact direct avec ceux qui le traitent, met sa marque à la fin, en tire les profits. De Valérie Létard, sénatrice centriste du Nord, à Dominique Riquet, maire de Valenciennes depuis le 20 juin 2002, en passant par Gery Duval, vice-président de la communauté d’agglomération, les mêmes mots reviennent : capacité de synthèse, souci des relations humaines, talent pour déléguer ses pouvoirs.
L’expertise convergente de ses collaborateurs valenciennois est éclairante, parce que la méthode Borloo est à Paris la copie de sa version locale. Alors que ses nouvelles attributions l’avaient, à partir du début d’avril, éloigné un peu plus de sa ville, il a repris des contacts intensifs - « incessants », dit-on à la mairie - depuis quelques semaines : le ministre a-t-il testé ses idées ? « Le plus souvent, Borloo et les trois-quatre personnes qui comptent énormément pour lui à Valenciennes se retrouvent chez lui ou au ministère », explique Pascal Dubois, directeur de cabinet à la mairie. « Jamais de mail, que du téléphone ou du « visu », précise Dominique Riquet.
Deux secrets de fabrication s’ajoutent à cette recette Borloo, inattendus chez un fonceur. D’abord, il fuit les conflits : « Il déteste les attaques personnelles, explique Patrick Roussiès, conseiller municipal à Valenciennes. Il s’en prend au système, pas aux personnes. » « Son but, c’est de court-circuiter les machines qui font dérailler », confirme Dominique Riquet, qui livre le second secret de Borloo : « Il a une capacité de travail et de lenteur. S’il est synthétique, c’est parce qu’il travaille tout le temps et qu’il met du temps à remâcher les informations. C’est un peu comme un tracteur. » L’intéressé confirme : « Il faut du temps gratuit, du temps à l’africaine, les autres ne sont pas à votre disposition pour répondre à vos questions. » Mais il est un autre temps qui l’inquiète, celui qui sépare une annonce d’une réalisation. « Quand les grues sont installées, si le chantier dure trois ans, ce n’est pas grave, explique-t-il. Mais, entre la concertation dans un quartier et l’arrivée du premier maçon, c’est compliqué, car c’est perçu comme le temps du mensonge. » Or, pour son plan de cohésion sociale, ce « temps du mensonge » risque d’être long, entre les annonces du 30 juin, l’adoption des lois, l’arrivée de l’argent et l’amélioration des situations individuelles.

Il bâtit son plan en usant du benchmarking, c’est-à-dire en regardant les modèles étrangers
Car le projet de Borloo est moins quantifiable qu’un plan de destruction des cités insalubres. « En France, il y a une vraie schizophrénie entre l’économique et le social, avance Dubois. A Valenciennes, le leitmotiv de Borloo était de jouer sur la transversalité. » Additionner l’économique et le social, ce fut, par exemple, de mettre à la disposition de l’ANPE locale, comme le rappelle son directeur, Jacques Moreau, « quatre postes et demi financés par l’agglomération pour un suivi personnalisé des chômeurs ». « La redistribution généralisée à la Jospin et la certitude que la croissance va tout régler sont deux âneries, ajoute Borloo. Et quand on m’a dit que les Français surendettés étaient des "nazes’’ incorrigibles, j’ai rappelé que le taux de rechute en Alsace-Moselle, où un système d’aide existe déjà, était de 1,16% ! »
Borloo a pensé son équipe ministérielle selon cette philosophie, avec cinq élus du tiers nord de la France, qui partagent une même culture urbaine dans des environnements différents par la taille et les problèmes : Reims, Nancy, Garges-lès-Gonesses, Lambersart et Rambouillet. De même pour son cabinet, que dirige l’ancien directeur du cabinet d’Alain Lambert au Budget, Augustin de Romanet de Beaune, une sorte de contraire absolu de Borloo - seul un tabagisme zélé les rapproche. Deux réunions par semaine : une avec ses cinq ministres, une avec les ministres et leurs directeurs de cabinet. Et il bâtit son plan en usant du benchmarking, c’est-à-dire en regardant les modèles étrangers : « Italie pour l’intégration, États-Unis pour la petite enfance, Japon pour l’évolution des rapports sociaux, Canada pour l’intégration, Espagne pour le logement et, bien sûr, Suède, Norvège, Belgique et Pays-Bas. » Lui-même, néanmoins, a du mal à s’extraire de son portefeuille précédent et en revient toujours à parler ville et logement. A-t-il les bras assez longs pour embrasser un tel plan ?
Car ce dernier ne sera jugé ni selon la philosophie qui l’a inspiré ni selon la méthode qui l’a concocté, mais selon les idées concrètes qu’il contiendra. Or, face à l’objectif très ambitieux de la cohésion sociale, les mesures annoncées donnent un sentiment de déjà-vu. Jean-Louis Borloo répond par avance au procès en manque de créativité : « Je préfère que l’on dise de moi : « Il a pris une 404 pour traverser l’Afrique et il y est arrivé », plutôt que : « Il a inventé une nouvelle Ferrari mais il s’est arrêté à Orléans. » Le ministre a pris des recettes existantes et a cherché à les améliorer : « Je préfère des idées éprouvées à des idées originales », confirme-t-il, assumant d’être un peu Jean-Louis la brocante au gouvernement. C’est particulièrement sensible sur le volet emploi qui « corrige » plusieurs mesures Fillon.
L’originalité se veut ailleurs. D’abord, dans le traitement global : trois sujets censés concourir à la cohésion sociale (l’emploi, le logement et l’égalité des chances) sont traités en même temps. Ensuite, dans la méthode : faire, autant que possible, du sur-mesure. « Mon obsession est d’éviter qu’il y ait une catégorie de gens qui restent dans leur coin », affirme Gérard Larcher, ministre délégué aux Relations du travail. Autre membre de l’équipe Borloo, Laurent Hénart, secrétaire d’État à l’Insertion professionnelle des jeunes, explique : « On a défini les jeunes pour lesquels on voulait mener une action et on ne les lâche plus, quitte à leur faire enchaîner plusieurs types de contrat. » Ainsi, chacun d’entre eux sera suivi par un référent, un professionnel qui le guidera dans son parcours.
Cette cohérence ne saute pas aux yeux. Certains craignent déjà l’effet « usine à gaz ». « Ce ne sera pas une usine à gaz, mais un clavier complet, car, entre les deux, il y a l’humilité », plaide tant bien que mal Borloo. Mais l’avalanche de mesures donne au plan un côté catalogue. La diversité des objectifs accentue ce sentiment. A l’origine, c’est une loi de mobilisation pour l’emploi que voulait le président de la République. C’est aussi pour l’emploi que les élus UMP s’inquiètent. A l’arrivée, c’est surtout un plan contre l’exclusion qu’on leur livre.
Le sujet passionne Jean-Louis Borloo bien plus que l’emploi : à l’exception des mesures en faveur des chômeurs, le dispositif concerne surtout ceux qui sont en marge du système. « Il n’empêche qu’il est bienvenu, car, ces derniers temps, l’on avait eu tendance à oublier les plus nécessiteux », estime Xavier Timbeau, directeur du département analyse et prévision à l’OFCE. De plus, la loi du 4 mai 2004 sur la formation professionnelle et le dialogue social impose au gouvernement de discuter avec les partenaires sociaux avant de modifier le droit du travail : le plan Borloo renvoie donc des sujets importants à la négociation, comme la réforme du Code du travail, le financement des syndicats ou l’emploi des seniors.
Autre mission confiée au ministre par son commanditaire élyséen : faire du social. Mais quel social ? Raffarin II, avec François Fillon, estimait qu’il fallait aider le privé à créer des emplois et non pas le secteur public, comme l’avaient fait les socialistes avec les emplois-jeunes - mesure que Borloo se flatte d’avoir votée. La dégradation de la situation incite Raffarin III à un virage. La création du contrat d’activité en est la preuve : il est destiné aux titulaires de minima sociaux employés dans le secteur non marchand (collectivités locales et associations). Revirement idéologique ou pur pragmatisme ? Xavier Timbeau penche pour la seconde explication : « Le gouvernement corrige le tir, mais le cap de la création d’emplois dans le secteur marchand me paraît maintenu. »
Malgré ces ambiguïtés, le plan Borloo comporte de bonnes mesures. Vont-elles réussir ? Sur l’apprentissage, serpent de mer, le coup de pouce significatif suffira-t-il pour améliorer les conditions de vie et de travail des apprentis ? Comment donner aux jeunes l’envie de faire de l’apprentissage et aux entreprises, les grandes surtout, celle d’y recourir ? Jean-Louis Borloo a beau répéter que l’argent ne fait pas tout, que notre pays en consacre beaucoup à la protection sociale avec un résultat médiocre, il sait que le financement est l’une des clefs du succès. A quelques jours du bouclage de son plan, le ministre restait discret sur les arbitrages budgétaires.
C’est pourquoi il tient à une loi de programmation sur cinq ans : son plan serait alors, en principe, à l’abri des remises en question comptables annuelles. « Je veux des vrais sous aux bons endroits, explique-t-il, alors qu’on dépense aujourd’hui 450 milliards, et pour quel résultat ? » Tel Robert De Niro dans Brazil, Borloo veut modifier les tuyaux et protéger la nouvelle plomberie financière du social par cette loi de programmation. « Ce n’est pas une caution bancaire, mais cela évite les chicayas annuelles sur le budget : c’est la meilleure des garanties en système démocratique », argumente-t-il.
Il faudra aussi au ministre la même ténacité dans l’application du plan que dans sa préparation. Un de ses visiteurs a été choqué de l’entendre dire avec légèreté, à peine arrivé Rue de Grenelle : « Il faut six mois pour la mise en œuvre. » Il faudra beaucoup plus, et Borloo semble aujourd’hui plus vigilant : « Je ne saucissonnerai ni les programmes, ni le calendrier, ni les budgets, même si j’accepte l’idée de « montée en puissance’’, pourvu qu’elle soit irréversible. » Pour donner une idée de son ambition et de sa détermination, Jean-Louis Borloo évoque doublement la Pologne, avec Nicolas Copernic, dont les découvertes en astronomie enfantèrent une révolution épistémologique, et Lech Walesa, dont le combat syndical aboutit à une révolution politique. « En Pologne, c’est-à-dire nulle part », écrivit Alfred Jarry au début d’Ubu roi, un autre héros ébouriffé.

Christophe Barbier, Corinne Lhaïk, Julie Albet, Eric Mandonnet, Julie Joly

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