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Accompagnement scolaire et diversité culturelle, par Bernard Bier, membre du CA de l’OZP

24 juin 2005

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Accompagnement à la scolarité et diversité culturelle

(intervention faite à Strasbourg le 7 juin 2005)

par Bernard Bier, (Unité Recherche Etudes Formation, INJEP, bier@injep.fr)

NOTE DE L’OZP : Cette intervention ne visait pas à mettre en valeur explicitement le contexte ZEP, mais concerne cependant directement celles-ci.
D’abord parce que les ZEP sont expressément nommées dans la charte de 1990 comme étant le terrain privilégié des Contrats locaux d’accompagnement scolaire (voir sur notre site la liaison entre accompagnement scolaire et ZEP).
Ensuite parce que les ZEP, même si aucun critère administratif ou réglementaire ne met en avant la présence d’élèves issus de l’immigration, comportent souvent dans leur réalité statistique une proportion importante de ces enfants.
C’est pourquoi nous avons retenu ce texte pour le site spécialisé de l’OZP.

Si la notion d’accompagnement scolaire (avec les dispositifs afférents encadrés par des textes réglementaires) apparaît relativement claire, celle de diversité culturelle l’est beaucoup moins. Et qu’en est-il, lorsqu’on la réfère au monde éducatif, entre autres à celui de l’école et de sa périphérie, le péri et le parascolaire.

Une archéologie des textes officiels

Les animations éducatives périscolaires pour enfants étrangers et d’origine étrangère (AEPS) mises en place en 1982, financées par le FAS, concernent, selon la circulaire de 1990 "essentiellement, mais non exclusivement, les enfants étrangers ou d’origine étrangère et sont conduites par les associations". Ladite circulaire fait le lien, en introduction, avec la politique scolaire d’intégration qui "concerne évidemment les enfants des milieux défavorisés parmi lesquels ceux issus de l’immigration".
Le Réseau Solidarité Ecole (RSE), institué par une circulaire de 1994, définit "des actions complémentaires des AEPS en direction des jeunes de milieux défavorisés, en particulier les jeunes d’origine étrangère".
La Charte de 1990 définit l’accompagnement scolaire comme destiné à "ceux qui ne bénéficient pas de conditions de réussite scolaire".
Enfin, les Contrats locaux d’accompagnement scolaire (CLAS), selon la circulaire de 1996, concernent les "enfants et jeunes résidents des sites de la géographie communes aux ZEP et aux ZUS... en particulier ceux qui se trouvent défavorisés socialement et culturellement. Dans ce cadre, une attention toute particulière sera portée aux enfants récemment arrivés en France".

De ce bref parcours au travers de textes interministériels concernant les dispositifs d’accompagnement scolaire, il ressort qu’il n’est fait nulle part explicitement référence à la notion de diversité culturelle. Notons cependant un flou terminologique : "étrangers", "d’origine étrangère" (jusqu’à quand l’est-on ? et qui désigne-t-on ainsi ?), et une confusion entre les difficultés liées à la migration (linguistiques au premier chef) et les difficultés sociales et culturelles. Cette production institutionnelle, étatique de catégories (1) ne pourra qu’entretenir de la confusion dans les représentations des acteurs sociaux et éducatifs en favorisant des amalgames hâtifs que maints travaux de chercheurs ont pu observer sur le terrain entre difficultés linguistiques, difficultés sociales, voire difficultés cognitives... La discrimination n’est pas loin !
Soulignons cependant un virage très positif, lorsque, récemment (2002), les Centres d’information et de formation pour la scolarité des enfants de migrants (CEFISEM) ont été re-qualifiés en Centres académiques pour la scolarisation des nouveaux arrivants et des enfants du voyage (CASNAV) - à Strasbourg, le CRAVIE ! -. De même lorsque le Fonds d’action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles (FAS) est devenu Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (FASILD), et a vu sa mission circonscrite dans l’accueil des nouveaux arrivants, le soutien aux formations linguistiques et la lutte contre les discriminations. Ces évolutions témoignent d’un changement de paradigme des politiques publiques (2) : leur rôle est de créer les conditions nécessaires à une meilleure intégration des étrangers dans le pays d’accueil et d’éviter à l’ensemble de la population vivant sur le territoire toute discrimination.

De l’apport des sciences sociales sur la "culture"... à une réflexion sur la réalité des migrations

La notion de culture apparaît au 19ème siècle dans le champ de l’anthropologie. Elle peut être définie comme un ensemble (un système) de manières d’être, de vivre, de croire, lié à une organisation sociale, familiale, religieuse, politique...
Cette discipline s’est constituée au début comme science de l’autre, du lointain. La "culture" (au sens anthropologique s’entend !), c’est l’autre. Et quid de nous autres, occidentaux ? Eux seraient dans la culture, et nous ?... Dans l’universel ?
En outre, elle fut au début pensée comme une essence (d’où les approches en termes de pureté ethnique).
Cette vision est aujourd’hui abandonnée des scientifiques, qui travaillent aussi sur l’ethnographie du proche et du présent, et abordent les cultures comme des construits sociaux. Mais il n’est pas sûr qu’elle ne persiste pas dans les représentations communes, dont témoignent discours communs, médiatiques ou politiques (3).

Les sciences anthropo-sociales ont permis quelques apports clés :
Ces sociétés "autres" sont dynamiques et complexes (4) ; loin d’être à un stade pré-politique ou pré-économique, elles savent donner une réponse originale à la question du pouvoir et de l’Etat (5), ou à celle du développement économique (6)...
Il n’y a pas (plus) de société indemne du contact avec d’autres et engagée dans des processus d’acculturation, constate Lévi-Strauss débarquant au Brésil chez les Bororos et les Nambikwaras (7). Toute société est prise dans des métissages, des tensions entre traditions et modernités, et a une histoire, même lente.

Au-delà et c’est un des apports essentiels de R. Bastide (8) - apport important à rappeler alors que des œuvres approximatives sur le "choc des cultures" connaissent des succès de librairie ! -, il n’y a pas de rencontre de cultures, mais des rencontres d’individus, de groupes porteurs de "cultures", qui traversent (et sont traversés par) des sociétés complexes, subissent des influences multiples, sont prises dans des tensions, des trajectoires...

D’où l’intérêt alors d’enrichir les apports de l’anthropologie par ceux de la psychosociologie, et de parler, plutôt que de culture, d’identité, voire d’identités culturelles, et plus encore d’identification : chacun d’entre nous se construit entre identité héritée, identité rêvée, identité vécue. Les identités sont des construits sociaux qui se "bricolent" au travers d’histoires singulières ou collectives, dans les interactions avec le regard de l’autre et souvent dans des rapports de domination.
L’identité n’est pas à penser en terme d’héritage, mais de ré-évaluation permanente par les individus et les groupes de leurs héritages, au travers de trajectoires, d’expériences ; elle se construit à partir de ces différents apports et au travers de projections. Comprendre ce phénomène est essentiel si l’on veut rendre intelligible ce qui ce passe dans notre société, entre autres - mais non exclusivement - dans les jeunes générations. De fait nos identités, nos identifications sont le plus souvent plurielles, produites, pensées et dites en situation : selon les circonstances, chacun se définit par une nationalité, un territoire de vie, un âge, un sexe, une profession, des choix politiques ou religieux, des affinités...

D’où l’intérêt de poser la question de la nomination, de la catégorisation. Que produit-on, quand on continue à parler de jeunes issus de l’immigration - et ce à propos de certains jeunes de certaines nationalités - nés en France, parfois de parents nés en France (9) ? On les "altérise" alors qu’on prétend les intégrer, alors qu’on leur enjoint de s’intégrer. Paradoxe, double contrainte d’autant plus chargée d’effets quand ce sont des institutionnels, des professionnels qui produisent ces catégories !

A propos des migrants, rappelons la leçon de Sayad (10) : un immigré est d’abord un émigré, avec une histoire, un projet, une expérience souvent difficile, des acquis, des compétences. A cette aune, l’expérience de l’immigration est autant une richesse qu’une souffrance.

Les considérations qui précèdent nous conduisent à rejeter le lieu commun de populations prises entre deux cultures : le "pays d’origine" n’est pas un, mais divers : les classes sociales, les diversités géographiques, "ethniques", religieuses, politiques, les tensions entre tradition et modernité y existent. Outre que le migrant est déjà engagé de fait dans une démarche de rupture (qui peut se traduire pour certains par un raidissement et la fixation sur un passé imaginaire), il est aussi pris dans un projet quant à son devenir dans le "pays d’accueil".
Mais quelle est la culture du pays d’accueil ? qu’est-ce que la France ? Peut-on se satisfaire de la vision quasi mythologique d’un Braudel ? Rappelons les travaux de Noiriel sur Le creuset français (11), la manière dont les migrants de la première moitié du siècle dernier se sont moins intégrés à la France qu’à la France de l’Eglise catholique pour certains, du Parti communiste pour d’autres, qu’en Lorraine, un temps, des tracts du parti communiste étaient en italien (12). Et dans des recherches plus récentes - dont certaines soutenues par le FASILD -, Claire Schiff (13) souligne que le jeune primo-arrivant ne rencontre pas "la" France, mais est confronté à la fois à la France de l’école, à la France du quartier et des groupes de pairs, à la France des médias...
Ces réalités nous obligent à sortir des simplifications et à penser en terme de processus et d’identifications plurielles.

Enfin, force est de constater la diversité croissante des origines des migrants d’aujourd’hui, des parcours, du niveau de qualification en amont. Tous les élèves ne sont pas des ENSA (14).

Le monde scolaire et périscolaire et la diversité culturelle : entre déni républicain et réification culturaliste

Historiquement, l’école de la République s’est construite contre les familles, le local, les appartenances. Il s’agissait de constituer l’Etat-nation, en éradiquant les particularismes, de faire de l’enfant un élève, et au-delà un citoyen. Cette approche - que les historiens nous incitent à nuancer sérieusement -, transformée en légendaire, est devenue une vulgate qui perdure aujourd’hui encore, et particulièrement dans certaines versions "radicales" (intégristes, diraient certains !) de la République.
Mais comme en témoignent les faits autant que les travaux de chercheurs (voir en particulier ceux de Dubet (15)), cette posture ne fonctionne plus - entre autres dans le champ de l’école. Nous assistons à une re-définition dans toute la société et dans tous les milieux des rapports entre public et privé, entre identité(s) individuelle(s) et collectif. La Cité ne peut plus se construire contre les identités, mais à partir d’elles. Et le discours de la nostalgie (d’un passé souvent mythifié par ailleurs) s’avère d’une faible efficacité, quand il n’est pas contre-productif : il est alors perçu comme négation, rejet, humiliation - en particulier chez ceux dont les ascendants ont connu esclavage, colonialisme, réalités qui produisent des tensions d’autant plus fortes qu’elles ont été longtemps "refoulées".

Au rebours de cette position, une autre posture qui a connu un certain succès, a voulu dans un souci de reconnaissance, valoriser "les origines" des élèves, d’élèves qui n’avaient le plus souvent d’origine que tel quartier de la ville, qui s’identifiaient à leur ville, à tel courant musical, comme leurs pairs. Cette dérive des bons sentiments a elle aussi des effets pervers.
Citons ici quelques paragraphes de l’ouvrage de Jean-Louis Sagot-Duvauroux, On ne naît pas noir, on le devient (16) :
Il y a une expérience que tout enfant français noir fait un jour ou l’autre, souvent très vite, souvent à l’école, souvent dès les premiers mois d’école. Ce jour-là, l’institutrice ou tout autre adulte bien intentionné, demande à Mamadou avec douceur et intérêt : « D’où tu viens, mon petit ? » L’enfant répond : « De la rue Jean-Jaurès, madame. » Et tout de suite, à la déception qui se lit sur le visage de la maîtresse, il comprend qu’il n’a pas bon, que ce n’est pas ce qu’on lui demande, qu’il lui faut commencer à chercher la bonne réponse à cette question qui va revenir, revenir, revenir. Ce qu’a répondu sa voisine Noémie à une question analogue, quoique posée avec beaucoup moins de ferveur, est d’office inutilisable. Noémie habite rue Gabriel-Péri, elle le dit tout simplement et on la croit sans l’embêter davantage.
Mamadou est français, son père non. Si le père avait su la question posée à Mamadou, il lui aurait immédiatement soufflé la « bonne » réponse : « Tu viens du Mali. Réponds-leur : Je viens du Mali ! », agrémentant peut-être la déconcertante évidence d’un proverbe bien frappé sur les troncs d’arbres qui ne deviennent pas des crocodiles parce qu’ils restent longtemps dans le marigot. De part et d’autre, Mamadou apprend donc vite qu’il vient du Mali, ce pays où il n’a jamais mis les pieds et qu’il commence à redouter, terre lointaine et mystérieuse que ses parents lui vantent, mais qu’ils ont fuie, espace imaginaire inscrit sur son front, dans son nom, et qui submerge l’imagination des autres au point de changer le sens des questions les plus simples.
« D’où tu viens, mon petit ? » L’enfant est sommé par cette colle à double fond de comprendre un phénomène très compliqué, de comprendre qu’on voit en lui « un Noir » et de faire par la même occasion une impression plongée dans l’histoire humaine afin de pouvoir, comme on dit, « se situer ». Il sait, comme tout enfant, qu’il y a de très grandes différences physiques entre les humains. Il y a les filles et les garçons, il y a les petits et les grands, les blonds et les bruns, les boucles frisées et les mèches plates, les peaux roses, marron clair, laiteuse, ocre, marron foncé... Mais il découvre aussi que conjonction de certains caractères physiques est capable de changer le sens des questions, de rendre pour lui si lourde une question si légère quand elle est posée à Noémie. Il découvre quelque chose qui, en dépit des apparences, n’a vraiment rien d’évident, il découvre qu’il est « un Noir » et que de ce fait on attend de lui autre chose que de Noémie :
. D’où tu viens, mon petit ?
. Je viens du Mali, madame.
. Comme c’est intéressant. Tu peux nous parler de chez toi ?
C’est parti. L’enfant a trouvé le mensonge qui sauve. Il est sur les rails.
Mamadou grandit. Il passe dans les classes supérieures. La question se précise. Elle n’est plus : « D’où tu viens, mon petit ? ». Elle devient une injonction amicale et pressante : « Et maintenant, Mamadou va nous parler de sa culture ! » Noémie est tranquille. Elle sait qu’elle ne court aucun risque de se voir placée devant un pensum si compliqué qu’on se demande même comment l’instituteur s’en sortirait si c’était à lui qu’il était infligé.

Illustration donc de ce que l’on a nommé la "pédagogie couscous". Les élèves, les enfants et jeunes y sont, pour reprendre l’expression de G. Chauveau, "assignés à origine". Et les parents essentialisés dans des rôles folkloriques, parfois sexistes : la maman arabe est (excellente) cuisinière, le père noir a des talents de griot, et... le fils maghrébin est quasi certainement musulman et censé (voire sommé de) réagir après le 11 septembre. Qu’ils puissent avoir des compétences en électricité, comptabilité, commerce... et que celles-ci puissent être valorisées comme telles...Transposons : demande-t-on à un natif de Clermont-Ferrand de danser la bourrée !? Sans commentaire !
Nous sommes ici dans le piège de l’enfermement culturaliste, de l’essentialisation des cultures, de la mise à l’écart de l’autre, de celui à qui dans le même temps l’on tient des discours sur l’intégration et la citoyenneté.
Une enquête récente de Françoise Lorcerie (17) fait apparaître que l’ensemble des jeunes collégiens et lycéens marseillais, tous quartiers confondus, se définissent avant tout comme marseillais...

A ce propos, il convient de rappeler quelques données à prendre en compte, dans toute démarche éducative :
 on ne peut se construire, se pro-jeter que si l’on sait d’où l’on vient, où on est, qui on est - ce qui ne signifie pas nécessairement se référer au pays des parents, mais peut avoir un lien avec l’histoire familiale, ses difficultés, ses obscurités -, et que si l’on est reconnu, si l’on peut être dans l’estime de soi (c’est une des clés de la réussite ou de l’échec scolaire).
 on ne peut apprendre, se construire si les savoirs entraînent de l’insécurité cognitive, identitaire (cf. double bind de certains discours, y compris familiaux : "ne t’éloigne pas des tiens !" et "réussis à l’école !" (18)).
D’où la nécessité de réfléchir à la démarche éducative, de diagnostiquer le plus finement possible les difficultés et les besoins du jeune, de mettre en place un accompagnement adapté, de travailler avec les familles. D’où la nécessité d’une qualification des différents acteurs de l’éducation, et d’un partenariat pensé autour de l’intérêt de l’enfant et du jeune.

De la disqualification à la reconnaissance : quelques pistes pour l’intervention éducative

La priorité semble donc d’abord de sortir des discours stigmatisants ou invalidants portés sur les jeunes, certaines catégories de jeunes, leurs familles, et chaque jeune en particulier.
Tout individu, le migrant autant et parfois plus que d’autres, a une histoire, des expériences, des compétences, des savoirs. Et au récent et aberrant - et condamné comme tel par nombre de sociolinguistes ! - rapport Benisti qui voit une source de la délinquance future dans l’emploi domestique par des parents migrants d’une langue autre que le français, opposons comme un atout le plurilinguisme de nombre de parents migrants, entre autres compétences.
Pensons aux effets du sentiment d’injustice qui est celui de nombre de jeunes dans leur rapport à l’école (Dubet), voire aux institutions. A cela il s’agit d’opposer "une société où les institutions ne sont pas humiliantes", que Margalit (19) appelle de ses vœux. C’est le sens de la lutte contre les discriminations.

Une approche en termes de communication et d’éducation interculturelle apparaît ici comme nécessaire.
Il ne s’agit en aucun cas de connaître toutes les "cultures", toutes les langues - mission impossible ! -. Il s’agit, sans enfermer les individus dans un collectif, de prendre en compte certaines réalités comme potentiellement explicatives, et permettant peut-être de comprendre, donc d’identifier des attitudes et des difficultés. Dans certaines sociétés, ou groupes sociaux, le rapport au jeu éducatif, à l’autorité du maître, à la prise de parole, les relations avec les enseignants ne sont pas les mêmes. De même, dans certaines langues l’inexistence de telle structure syntaxique (20) , de tel phonème (21) ou de tels usages langagiers peut permettre de comprendre une difficulté et d’éviter le diagnostic rapide d’un déficit cognitif.
Penser en terme d’interculturel oblige prioritairement à comprendre les mécanismes de la construction identitaire, non seulement chez les jeunes, les migrants - les "autres" -, mais aussi chez chacun de nous (institutionnels, enseignants, éducateurs, associatifs), et à travailler sur la construction de nos représentations. Le travail de l’interculturel ne saurait en aucun cas concerner ou viser les seuls migrants, mais c’est bien l’ensemble de la société qui doit s’engager dans cette réflexion sur la communication et l’éducation interculturelle. Il consiste à penser l’altérité, à gérer l’altérité, pour construire des savoirs communs et le vivre-ensemble.

D’où bien sûr aussi la nécessité de sortir d’une approche qui vise à acculturer les parents sans réciprocité. Il est certes nécessaire et primordial pour la réussite des jeunes, de tous les jeunes, de rendre l’école, son fonctionnement, ses exigences légitimes et son environnement lisibles aux parents. L’école reste opaque à nombre de familles d’origine populaire (22) ; elle l’est a fortiori plus encore à des populations étrangères migrantes, même quand celles-ci appartiennent à des couches sociales plus favorisées.
Mais il est tout aussi nécessaire de faire reconnaître aux enseignants et personnels de l’éducation nationale, aux différents éducateurs, animateurs, aux professionnels et bénévoles de l’accompagnement scolaires, les familles, qui sont le plus souvent invalidées, alors même que les parents migrants investissent fortement sur l’école et la réussite scolaire de leurs enfants, - ce dont témoignent maints travaux de recherche-, même s’ils ne le font pas toujours dans les formes attendues par l’institution. Comment alors entrer dans une véritable relation de reconnaissance et de respect réciproques ?
Les modalités de rapports des uns aux autres doivent fondamentalement changer, et les associations qui souvent jouent l’interface ont leur rôle à jouer dans ce rapprochement et dans cette mise en confiance.

Nécessité aussi de fonder la relation pédagogique et éducative, non sur les manques et déficits, mais sur les acquis, scolaires ou non, de reconnaître et de valoriser les compétences - qui ne relèvent pas exclusivement de la culture écrite -, de restaurer l’estime de soi et la confiance, condition de l’entrée de l’enfant et du jeune dans une dynamique d’apprentissage.

La dynamique des CLAS est d’introduire du partenariat autour de l’école et de la scolarisation. La chance de ce partenariat, s’il n’est pas formel, mais bien mené - c’est-à-dire s’il peut se construire dans la durée - est de conduire enseignants, éducateurs, parents, associations à s’interroger collectivement sur les finalités et les objectifs du dispositif, à identifier les compétences et les missions de chacun, tout en évitant une école bis - qui n’est pas l’objet de l’accompagnement scolaire, si l’on se réfère aux textes - ou le risque d’une "sur-scolarisation" de notre société, pointé par Dominique Glasman (23). L’enfant, le jeune ont besoin pour leur équilibre d’activités ludiques, de sociabilités entre pairs, même quand elles n’ont pas une finalité éducative.

Enfin, il me semble qu’une priorité est de former les acteurs, ceux de l’accompagnement scolaire bien sûr - en rappelant contre certaines dérives que la proximité "culturelle", générationnelle n’est pas une compétence éducative (24) -, mais plus largement l’ensemble des acteurs éducatifs sur la connaissance des problématiques migratoires et interculturelles. Faire des formations conjointes, en formation initiale ou continue, sur des modules communs favoriserait l’inter-compréhension des acteurs, la cohérence éducative et les dynamiques partenariales.
Dans ce cadre, l’élaboration commune de projet avec des outils d’évaluation comme accompagnement au projet serait un gage de qualité.

En conclusion

L’accueil d’enfants et de jeunes migrants, outre ses enjeux pour notre avenir commun, est une chance pour l’école et le périscolaire : il oblige à travailler autrement, et il rappelle ce qui est au cœur de la mission éducative qui est de rencontrer, mais aussi de produire de l’autre (éduquer, c’est étymologiquement transformer, conduire ailleurs, "altérer").
A ce titre, travailler en partenariat, dans le cadre du CLAS, mais au-delà dans la mise en place d’un véritable projet éducatif - le CLAS devrait trouver son sens en s’intégrant dans la démarche plus globale d’un projet éducatif ou d’une politique éducative territoriale -, c’est tendre à se situer dans un réel apprentissage de la diversité culturelle : comment faire que des acteurs avec des histoires, des cultures personnelles, professionnelles, associatives ou institutionnelles différentes apprennent à travailler ensemble, dans l’intérêt du jeune arrivant, de l’élève et de la société, dans une logique de partenaire co-équipier plus que de partenaire adversaire, dans la reconnaissance de l’identité de chacun ou pour reprendre les mots de René Char de son "étrangeté légitime" ?

NOTES

(1) Sayad A., "Identités : nomination/catégorisation" in Bier B., Roudet B., Citoyenneté/identités. Nouvelles figures de la citoyenneté et formes actuelles de l’engagement des jeunes. 1997, Documents de l’INJEP HS 4.
(2) Lorcerie F. "La lutte contre les discriminations ou l’intégration requalifiée" in L’universel républicain à l’épreuve, VEI Enjeux n° 121, juin 2000.
(3) La confusion fréquente entre communauté et communautarisme en est un exemple, voire l’assignation à communauté (ethnique, religieuse...) de nombreux individus qui n’en demandaient pas tant !
(4) Lévi-Strauss C., Structures élémentaires de la parenté, 1949, PUF.
(5) Clastres P., La société contre l’Etat, 1974, Minuit.
(6) Sahlins M., Age de pierre, âge d’abondance, 1976, Gallimard ; mais aussi Polanyi K, La grande transformation, 1983, Gallimard.
(7) Lévi-Strauss C., Tristes tropiques, 1955, Plon.
(8) Bastide R., "Acculturation", in Encyclopédia Universalis.
(9) Simon P., "les jeunes de l’immigration se cachent pour vieillir" in L’universel républicain à l’épreuve, VEI Enjeux n° 121, juin 2000.
(10) Sayad A., L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, 1991, de Boeck.
(11) Noiriel G., Le creuset français, Histoire de l’immigration 19ème-20ème siècle, 1988, Le Seuil.
(12) Noiriel G, opus cit., mais aussi Galloro P.-D., Tisserant P., Serre A., Wagner A.-L., Les représentations identitaires des générations issues de l’immigration : le cas des jeunes italiens en Lorraine, 2005, rapport pour le FASILD.
(13) Schiff C., "les adolescents primo-arrivants au collège. Les contradictions de l’intégration dans un univers en tension" in VEI Enjeux n° 125, juin 2001 ; Schiff, "Emigrer en France à l’âge du collège", in L’accueil à l’école des élèves primo-arrivants en France, 2004, La documentation française, FASILD.
(14) Elèves non scolarisés antérieurement.
(15) Dubet F., Martuccelli D., A l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, 1996, Le Seuil, Dubet F., Le déclin de l’institution, 2002, Le Seuil.
(16) Sagot-Duvouroux J.-L., On ne naît pas noir, on le devient, 2004, Albin Michel.
(17) Lorcerie F., Cités cosmopolites, Sur les identités sociales des lycéens marseillais, 2005, Rapport pour le FASILD.
(18) Ce dilemme n’est d’ailleurs pas propre aux migrants. Voir à ce sujet Gaulejac V. de, La lutte des places, 1994, Desclée de Brouwer, ou encore les romans d’Annie Ernault.
(19) Margalit A., la société décente, 1996, Climats.
(20) des langues asiatiques ne connaissent pas la conjugaison, ce qui ne signifie pas qu’elles ignorent les temps.
(21) par exemple le tamoul ne connaît pas les voyelles "eu", "ou".
(22) Le Breton J., L’école : un univers opaque pour les élèves et leurs parents, Ville-Ecole-intégration n° 114, 1998.
(23) Glasman D., Regards sur l’accompagnement scolaire, 2000, INRP.
(24) Charlot B., Emin L., Péretti O. de, "Les aides éducateurs : le lien social contre la citoyenneté", Ville-Ecole-Intégration n° 118, 1999.

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3 Messages de forum

  • Après une première lecture, j’ai retenu qu’il y a tout un travail de la représentation de l’autre qui implique tous les acteurs. Cette "estime de soi" , concerne également les vecteurs de l’éducation, l’enseignant. Comment peut-on enseigner si le discours environnant est : l’école n’arrive plus à rejoindre son objectif.
    Nous sommes pointés en coupables et nous n’avons pas de regard réciproque solidaire. Il se crée un fossé de plus en plus grand entre statuts catégoriels, puis à l’intérieur de la classe moyenne, entre "fonctionnaires " et "privés". Ne devrions-nous pas ressouder notre confiance en nous-même ,en connaissant cette auto-violence , pour être disponibles à l’accueil de cette "altérité" dont vous faites une analyse si complète ?
    GV. di filippo

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    • Votre réponse me semble à la fois étrangère à l’objet de mon texte (quel accueil des enfants étrangers dans les CLAS ?) et dans le même temps au cœur même de ce que j’y développe : la question de l’altérité.

      Il va de soi que cette question de "l’estime de soi" est cruciale pour les élèves (à l’école) et pour les enfants et les jeunes (dans les "quartiers"), comme pour les enseignants (et, ne les oublions pas, les autres personnels de la communauté scolaire : CPE, chefs d’établissement, personnels médico-social, surveillant, ATOS, qui ont ou peuvent aussi avoir un rôle éducatif), les éducateurs, les animateurs, les travailleurs du social, les policiers… Les attitudes des jeunes et des adultes à ce sujet sont souvent en miroir. Question importante, qui se pose à tous les acteurs sus-énuméré : comment accueillir l’autre quand on se sent soit même nié, incompris, dans un statut précaire… ?

      A ne pas prendre en compte cette dimension, l’institution laisse des acteurs de l’éducation s’enfoncer ou dans le ressentiment face aux élèves qui ne sont pas ce qu’ils devraient être (!!!???) ou dans le sentiment permanent de l’échec personnel - on comprendra aisément que les deux attitudes ne permettent pas d’exercer au mieux sa mission éducative ! A quand dans l’éducation nationale, l’équivalent des groupes Balint ? Il me semble aussi qu’une manière de se sortir de cette tension entre les acteurs (j’y inclus aussi les familles bien sûr !), de cette méconnaissance ou de cette incompréhension ou de l’attitude qui consiste à tout faire porter à l’école (ou attitude inverse : la faute aux parents, aux élèves,…) est de sortir du "centralisme éducatif", des corporatismes divers, et de s’engager dans la voie de l’éducation partagée (cf. mon texte à ce sujet sur le site de l’OZP). Petite révolution dans la boutique éducation ? Utopie réaliste en tout cas.

      (par hasard, je suis en ce moment en train de lire un bouquin salubre sur le sujet où je me retrouve assez, d’un pédo-psychiatre, Frédéric Jésu, Co-éduquer. Pour un développement social durable, 2004, Dunod. Chaudement recommandé !).

      Bernard Bier

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      • > Accompagnement scolaire et diversité culturelle, par Bernard Bier 17 octobre 2005 16:24, par Jean-Luc Poitoux, accompagnateur-médiateur sociétal

        Je viens de découvrir cet article et les commentaires.

        Ils me vont droit au coeur. En effet, l’enjeu de co-éducation me semble essentiel et vous apportez les éléments théoriques qui me font personnellement défaut, étant un généraliste de la personne humaine.

        Je serais vraiment heureux de collaborer avec vous pour faire que ces connaissances soient partagées par tous les acteurs dans chaque quartier et chaque village de France (et d’ailleurs !).

        C’est un vaste chantier qui peut compter sur un grand nombre de bonnes volontés pour allier au mieux réflexion et action dans une interaction permanente.

        C’est ce que je contribue à faire notamment dans un quartier du Havre - Caucriauville - dans le volet "rapprochements" de l’association ARC-en-ciel développement qui expérimente et anime une maison des humanités.

        Je serais intéressé pour m’insérer dans un réseau (formel ou informel) qui a déjà capitalisé sur ces questions.

        Sincères salutations.

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