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« Un livre ambigu », point de vue de Pierre Frackowiak à propos de « La construction des inégalités scolaires », sous la direction de Jean-Yves Rochex et Jacques Crinon (Presses universitaires de Rennes, 2011)
Le luxe de précautions prises par les auteurs de ce livre pour ne pas paraître opposé aux nouvelles pédagogies et la vivacité des réactions aux critiques ou aux interrogations à ce sujet suscite doute et inquiétudes. On sait qu’en la matière, un peu comme en politique, ceux qui prétendent ne pas prendre parti, ne pas juger, s’élever au-dessus des mêlées, prendre de la hauteur sont toujours du côté du conservatisme. […]Cette insistance peut paraitre suspecte. Ce n’est pas faire injure aux penseurs concernés de rappeler que dans le débat entre républicains et pédagogues, tous ceux qui affirmaient l’opposition dépassée et prétendaient la transcender, étaient plutôt républicains avec des discours fréquemment méprisants pour la pédagogie.
Mépris pour la pédagogie ?
On retrouve d’ailleurs au fil des 212 pages l’expression d’une certaine distance par rapport à la pédagogie, y compris dans la bibliographie où sont manifestement exclus les pédagogues contemporains qui ont marqué l’histoire de l’école, faisant le choix de signaler les didacticiens, au nom, implicitement ou délibérément dans plusieurs chapitres, des sacrosaints savoirs des disciplines scolaires immuables, et des sociologues, réputés plus scientifiques que les pédagogues.
Cet ostracisme, ou ce parti pris, que l’on retrouve souvent dans ce que j’appelle « la culture dominante du second degré » et dans les positions corporatistes de certains syndicats peut paraitre surprenant ou contradictoire quand on observe la cohérence de l’ouvrage autour de l’hypothèse, ou plus souvent du postulat, que les pratiques scolaires des classes choisies pour les recherches décrites sont massivement influencées, conditionnées, fabriquées par un « discours dominant » fortement constructiviste. […]
Un grave malentendu
L’hypothèse ou le postulat reposent pourtant sur un grave malentendu ou sur une regrettable subjectivité. Prétendre au vu d’une douzaine de classes observées que la doxa constructiviste est devenue la clé de voûte de l’école n’est qu’une opinion. Les réalités du terrain et les entretiens poussés avec les enseignants le démentent complètement. La position est du même ordre que le procès contre la méthode globale qui serait la source de tous les maux alors que personne ne l’a jamais vue nulle part et que la plupart des méthodes sont des méthodes syllabiques rhabillées de neuf. L’habit ne fait pas le moine. L’observation et l’analyse des pratiques ne peuvent être crédibles que si elles sont confrontées aux représentations réelles, et même à l’histoire des enseignants concernés. La perfusion du discours pédagogique moderne est faible. Le nombre de classes touchées est faible. Le temps nécessaire à des changements profonds, réels, des comportements est très long. La résistance au changement est beaucoup plus forte et profonde que l’on ne le pense généralement. L’observation des pratiques dans le second degré est encore plus révélatrice.
Contrairement à ce que certains commentateurs déclarent, les corps d’inspection du premier degré sont plutôt conservateurs, comme tous les corps d’inspection en France. Ils ont d’ailleurs été créés pour conserver et contrôler la conformité, pas pour accompagner l’innovation. Les militants des mouvements pédagogiques peuvent en attester largement. […]4
Ne pas tuer la pédagogie
À un moment qui pourrait permettre un vrai virage vers une école du futur démocratique, généreuse, humaine, émancipatrice, à un moment où l’accumulation exponentielle des savoirs de l’humanité et de leur diffusion touche tous les milieux et bouscule la conception des contenus à enseigner, à un moment où chacun sait que les finalités devraient prendre le pas sur les programmes/sommaires de manuels, à un moment où la cohésion sociale se détruit dangereusement, la recherche sur la construction des inégalités scolaires est nécessaire, indispensable même, peut-être salutaire, mais il serait sage d’éviter les impasses et les malentendus.
« L’indifférence aux différences » (page 173) est consubstantielle à la conception des programmes qui sévit depuis la fin du 19e siècle, qui a été renforcée, imposée, en 2007/2008 et au déni de la pédagogie. On ne pourra pas progresser si l’on ne parvient pas à tirer ses bottes de la glaise et à marcher, dans le respect des pédagogues, de penseurs comme Morin, Meirieu, Giordan, Charmeux, et tant d’autres qui éclairent le chemin. C’est l’enfermement dans la transmission des disciplines scolaires cloisonnées et leur didactique qui menace les élèves en difficulté au nom d’un saint Savoir scolaire. […]
L’appel aux didacticiens pour déterminer des objectifs pédagogiques sans les pédagogues est un danger bien connu. La recherche d’objectifs qui ne soient pas hors du commun et d’un prétendu possible est, qu’on le veuille ou non, la négation du pari de l’intelligence des élèves des milieux populaires.
L’école démocratique du futur ne pourra pas se construire sans la pédagogie. Le système ultra libéral autoritaire qui détruit l’école publique depuis plusieurs années l’a bien compris. Il a tué la pédagogie.
Pierre Frackowiak
Inspecteur honoraire de l’Éducation nationale
Coauteur avec Philippe Meirieu de L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?, Éditions de l’Aube, 2009 […]
Texte complet (9 pages)