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Décrocheurs et foot-ball en Corse (L’Express)

2004

Extrait de « L’Express » du 14.06.04 : décrocheurs et foot-ball en Corse

L’ange gardien des « cancres »

Ancien goal du SC Bastia, Paul Orsatti repêche les naufragés du système scolaire pour les transformer en éducateurs sportifs. Grâce à une pédagogie qui lui ressemble : passion du foot et goût des autres.

C’est l’exemple même du chic type. Le Père Noël des zonards. Le Bon Samaritain des cancres. Paul Orsatti irait décrocher la lune si un môme le lui demandait. Tout a commencé dans ce vaste pré à l’herbe jaunie par le soleil, où paissent quelques vaches indolentes. Sur l’horizon limpide, les aiguilles du massif de Bavella couvent de leur écrin dentelé le paisible village de Quenza, au cœur de la Corse. Paul - prononcer « Paule », comme le prénom féminin - se souvient de son enfance, de ces étés des années 1950, lorsque les habitants du canton se pressaient dans la clairière baignée par les phares des voitures pour assister au match de football entre les enfants du pays. Une vraie fête, aussi prisée que le bal populaire. « J’ai plus appris dans ces tournois de village que dans tous les clubs où j’ai joué », dit cet ancien gardien de but du Sporting Club de Bastia.

Combien de km va parcourir un joueur s’il fait 3 fois le tour de l’aire de jeu ?

A 17 ans, « le chat de Quenza », comme le surnommaient ses admirateurs, épatés par sa souplesse, se fait embaucher par l’entraîneur de l’équipe d’Aix-en-Provence, qui l’a repéré lors de l’un de ces matchs sous la lune. Un demi-siècle plus tard, Paul rêve de faire renaître les championnats d’autrefois. De faire pousser une pelouse sur le terrain mité. D’installer des vestiaires. De montrer aux gosses de ces contrées enclavées comment faire le tour de la terre en tapant dans un ballon rond.

Il rêve beaucoup, Paul. Que les cancres s’en sortent dans la vie. Que plus aucun adolescent ne reste au bord du chemin. Mais, à la différence des bonnes âmes qui se paient de mots et ne font rien, Paul s’active. En six ans, ce sexagénaire à la bobine de castor et au tutoiement facile a repêché près de 300 naufragés du système scolaire, âgés de 16 à 25 ans. Cette ancienne gloire du football insulaire, qui a entraîné à leurs débuts des joueurs aujourd’hui célèbres comme Bernard Lama ou Pascal Olmetta, a mis au point une méthode de pédagogie fondée sur le sport, originale et efficace. Pratiquement tous ces jeunes sortis des rails ont trouvé des boulots d’éducateur dans un club de foot, de guide de haute montagne, moniteur de sport dans la marine nationale... Une dizaine de régions - Paris, Ile-de-France, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Nord-Pas-de-Calais, Rhône-Alpes, etc. - ainsi que 23 clubs sportifs envisagent d’acheter le concept Orsatti, qui sera mis en ligne au mois d’octobre prochain. Même le ministère de l’Éducation nationale songe à labelliser l’expérience... Une aventure exceptionnelle, relatée par son ami Jean-Luc Muracciole dans un livre, Paul Orsatti, une vie de foot (Little big man), qui sort ces jours-ci en librairie.

Motiver les « décrocheurs » par le sport : en soi, l’idée n’est pas nouvelle. Tout éducateur ou prof de ZEP un peu à la peine a déjà testé la ficelle dans l’espoir d’aiguillonner ses élèves récalcitrants. Mais l’ex-gardien de but Orsatti, qui fut également sacré meilleur entraîneur de deuxième division en 1990, va plus loin que tout le monde. Ses potaches à lui sont constamment immergés dans le foot, et c’est grâce au foot qu’ils acquièrent les bases de culture générale dont ils ont besoin pour conquérir le diplôme qui peut les tirer d’affaire : un brevet d’animateur dans les métiers du sport. Le matin, les jeunes tapent dans la balle. « Mieux vaut commencer la journée par une activité qu’on aime, affirme Paul ; on est plus motivé pour enchaîner sur ce que l’on n’aime pas. » L’après-midi, ils font du français et du calcul en lisant le journal L’Équipe et l’hebdomadaire France Football, dont - leurs profs en sont sûrs - ils ne bouderont pas la lecture. Les matchs de championnat et les classements des équipes servent de prétexte pour effectuer des additions, des multiplications ou des divisions.

Dans ses bureaux d’Ajaccio, où il a installé son Institut français de formation (ISF, comme l’impôt du même sigle, involontaire pied de nez aux plus fortunés), Paul lit un intitulé d’exercice : « Sachant qu’une victoire rapporte 2 points, qu’un match nul rapporte 1 point et qu’une défaite rapporte 0 point, les jeunes doivent établir le classement de la journée. » Marqueur en main, il griffonne un schéma sur un tableau blanc, puis explique, avec la gestuelle de l’entraîneur : « Ça, c’est un terrain de foot. Et qu’est-ce qu’un terrain de foot ? Un rectangle, de 100 mètres de longueur sur 70 mètres de largeur. Combien de kilomètres va parcourir un joueur s’il fait trois fois le tour de l’aire de jeu ? Mes jeunes savent répondre, parce qu’ils se voient en train de courir sur la pelouse ! »

La mine triste qui s’éclaire lorsqu’il côtoie « ses » jeunes, Paul parle vite. Digresse. Revient en arrière. A Quenza, les Orsatti portent le surnom de « bouligone » (les bordéliques) et l’on comprend pourquoi. Soudain un bruit terrible résonne dans la pièce. Paul vient de jouer l’un de ses tours favoris : le coup de la boule de pétanque. Il a laissé choir l’objet au beau milieu d’une phrase à l’insu de ses interlocuteurs. Et de s’exclamer, ravi de sa petite farce : « Dans la vie, la meilleure façon de ne pas se laisser déstabiliser, c’est de se souvenir qu’on peut toujours avoir des surprises. » Chapeau pour la leçon.
Mais le terrain de foot, là, sur le tableau ? « L’aire de jeu sert à réviser les notions géométriques de base - la surface, le diamètre, reprend-il. Pour le français, c’est la même logique. Après chaque entraînement, les élèves rédigent une synthèse, ce qui les oblige à s’exprimer par écrit. » Les articles de presse permettent de réviser la grammaire et le vocabulaire. Des fiches documentaires sur les 400 équipes de foot mondiales et les pays auxquels elles appartiennent nourrissent la leçon de quelques repères géographiques et historiques. Voilà pour la théorie.

L’élite, je l’ai côtoyée pendant 40 ans dans le sport, elle ne m’intéresse pas.

Passons à la pratique. Dans la salle de classe, couverte d’affiches et de banderoles sportives, le cours du jour porte sur la ponctuation. Un lascar blond d’une vingtaine d’années se frotte le bras tout en agitant nerveusement ses pieds sous la table. Les élèves ont ôté leur casquette. « Remettez la ponctuation dans l’article que je vais vous donner, demande Paul.
 C’est pas mon truc, lâche un jeune.
 J’ai tout oublié, renchérit un autre.
 Comment tu fais quand tu abordes une belle fille ? intervient Paul. Tu lâches tous tes compliments d’un coup ou tu parles en faisant des virgules ? »
On ne parle bien que de ce que l’on connaît. Avant d’en faire une méthode, le « chat de Quenza » a d’abord testé ses ruses pédagogiques sur lui-même. A 27 ans, le goal corse décide de passer son brevet d’entraîneur, afin de préparer sa reconversion. Seul hic : l’épreuve comporte une coriace dissertation théorique sur la physiologie du sport et Paul a « le niveau d’un écolier de CM 2 », dit-il aujourd’hui. L’impétrant autodidacte a toutefois un atout sérieux : il vient de l’Alta Rocca. Et sur cette « terre des seigneurs », on ne baisse pas les bras, prétend la légende. Paul se met donc à recopier quotidiennement des articles de la presse sportive, dont il gomme ensuite certains mots. Il laisse reposer le texte quelques jours, puis reprend sa feuille et s’entraîne à combler les trous.

« C’est un vrai pédagogue, s’enthousiasme Jean-Luc Muracciole, lui aussi connu dans le monde éducatif pour avoir tiré de l’ornière de nombreux élèves fâchés avec l’Education nationale. Paul a inventé un système d’apprentissage sans rien connaître des théories sur le sujet, parce qu’il sait réfléchir en se mettant à la place de l’élève. » Le procédé de l’ancien gardien de but a d’ailleurs si bien porté ses fruits qu’il a fini par décrocher son brevet d’entraîneur du troisième degré, sorte d’agrégation multisport que très peu de professionnels du football peuvent se targuer de posséder.

Un petit vent souffle de derrière les montagnes, là-bas, sur la ligne d’horizon où frémit la mer. Comme tous les mercredis, les jeunes de l’ISF entraînent des petits sur le terrain de sport de Sainte-Lucie, à 12 kilomètres de Porto-Vecchio. Paul les suit des yeux, attentif. Ses protégés sont surtout des garçons. Les quelques filles de la promotion font de la danse ou de la gym à la place du foot. Au total, une cinquantaine de jeunes suivent une formation dite « d’insertion » sur les trois plates-formes de l’institut situées en Corse-du-Sud à Ajaccio et Porto-Vecchio, et à Ponte-Leccia, en Haute-Corse. « L’élite, je l’ai côtoyée pendant quarante ans dans le sport ; elle ne m’intéresse pas, explique Paul Orsatti. Ce que je veux, c’est que les gamins qui ne peuvent pas jouer dans un club parce qu’ils ne sont pas assez bons, ou pas assez riches, puissent vivre leur passion. »

Beaucoup de ces jeunes sont envoyés par les missions locales d’insertion. D’autres, par les clubs de sport. D’autres encore - une quinzaine - par la Protection judiciaire de la jeunesse. Ils ont forcé des voitures, commis toutes sortes de petits larcins... Paul sort la fiche d’un ado traficoteur de haschisch. « Celui-là ne disait pas un mot quand il est arrivé. Ce fut un énorme effort pour lui faire écrire quelque chose, mais on a réussi, dit-il dans un sourire, en lisant à haute voix une phrase à l’orthographe chahutée : « Pelouse en très bonne [sic] état. »

Certains gamins ont perdu pied au lycée, d’autres, dès le collège. Faute de savoir qu’en faire, l’Éducation nationale oriente de plus en plus souvent vers l’ISF des adolescents de moins de 16 ans, alors qu’elle est censée les garder jusqu’à cet âge. Récemment, une principale de collège a demandé à Paul s’il voulait bien s’occuper de l’un de ces gosses partis en roue libre. « Pour se rassurer, elle voulait que je fasse une évaluation de ma méthode, s’emporte-t-il. Quelle évaluation ? Si ce gamin en est là, c’est bien la preuve que le système classique ne marche pas ! »

Paul - « Popaul » pour les intimes - supervise les entraînements et donne lui-même les cours avec l’aide de ses adjoints, Marc Leandri et Philippe Botti. Un peu psy, un peu père de substitution, il pose sur « ses gamins » un regard tendre et respectueux. Dès qu’il entend monter les bavardages, il arrête le cours et décrète une pause de dix minutes. L’ISF n’est pas le lycée Henri-IV. De sa carrière d’entraîneur, Paul a tiré une certitude pédagogique : « Il faut savoir s’arrêter pour mieux repartir. » Les jeunes passent dix mois à l’ISF, parfois le double, selon les cas et les possibilités pécuniaires de l’institut, subventionné par le département de Corse-du-Sud et la région Corse. Au terme de leur cursus - rémunéré entre 300 et 600 euros par mois - les élèves passent le brevet d’Etat. Grâce aux aides des collectivités locales, l’ISF finance tout : les frais d’examen (près de 2 300 euros), la licence sportive, l’équipement. Et quel équipement ! Un survêtement, des chaussures, un polo, un tee-shirt pour chaque jour de la semaine, une parka, un sac, un imperméable, un ballon, des protège-tibias, un bandana... L’ensemble coûterait plus de 1 000 euros si les jeunes devaient le payer de leur poche. « En voyant leurs affaires, ils se disent qu’on les prend au sérieux, sourit leur mécène. Ils deviennent quelqu’un. A partir de là, on peut leur réclamer des efforts. » Bien sûr, certains ont flairé la planque. Mais ceux-là ne restent pas longtemps. « Ici, il faut s’entraîner et bosser dur, on nous demande de savoir plein de trucs techniques en foot et en biologie », soupire Cédric, 23 ans, jeune père de famille en délicatesse avec l’institution judiciaire. Et « quand bien même » des petits malins profiteraient de l’aubaine, dirait Paul...

Le vieux footballeur tient trop à son trousseau trois étoiles. Pour le symbole. Le signe extérieur de richesse. « Quand un gamin de RMIste se déshabille dans les vestiaires, avec son petit sac en plastique et ses chaussettes un peu douteuses - parce qu’il faut les voir, ces mômes ! - et qu’il se retrouve face à Pierre Dupont, fils de médecin, avec des chaussures dernier cri aux pieds, il se sent battu d’avance ! » s’indigne-t-il. Faire plaisir. Penser à son prochain. Rendre service. Élevé dans les vapeurs d’encens et le culte des saints, comme tout Corse qui se respecte, Paul est pétri de morale chrétienne. Mais avec ou sans éducation religieuse, sa sensibilité affleurerait tout autant. Bonne pâte comme les douceurs aux marrons dont il raffole, rond comme la brioche qui pointe sous son polo, Paul a le souci des autres à une époque où triomphe le souci de soi. « Je l’ai toujours vu en train de s’occuper de quelqu’un dans le besoin », commente le journaliste Nicolas Hulot, qui possède depuis des années une maison dans le village de Quenza. Un peu trop, même, au goût de ses collaborateurs. « Il fait systématiquement confiance aux gens, regrette Marc Léandri. » Naïf ? « Anachronique, rectifie l’ex-gardien de but de l’Équipe de France Bernard Lama, dont l’entraîneur corse a lancé la carrière dans les années 1980. Paul est un homme attaché à des valeurs qui sont un peu passées au second plan, comme la convivialité, le professionnalisme, le respect », ajoute le joueur, qui vient d’ouvrir un centre à la Martinique, fondé sur la méthode de son ex-entraîneur.

Paul Orsatti, de fait, a toujours détonné dans la faune footballistique. En 1967, au beau milieu d’un match Angers-Bastia très mal engagé pour l’équipe corse, il quitte ses buts et sauve du lynchage un arbitre bastonné par des supporters - corses - enragés. Paul ceinture de ses bras et de son corps l’arbitre évanoui, le temps qu’arrivent les secours. Bilan : deux dents cassées, une joue balafrée et une entorse au poignet. Deux ans plus tard, le même Orsatti est à l’origine, avec une poignée de collègues, d’un mouvement de grève historique qui aboutit à la modification du statut des joueurs professionnels. A partir de 1969, les footballeurs ne sont plus engagés par un club à vie, mais pour une durée déterminée. Ironie du sort, c’est donc un peu la faute de « Popaul » si le foot est devenu le marché que l’on sait, avec des joueurs vendus au plus offrant. « Aujourd’hui, un môme de 20 ans gagne trois fois plus d’argent que tout ce que j’ai pu gagner en dix-sept ans de carrière, c’est désolant ! » grince l’intéressé, qui critique la façon dont le football est enseigné en France. Oubliées les parties de foot sauvages sur la place du village ou dans les prés. Aujourd’hui, les gamins sont très tôt, trop tôt, intégrés dans un club. « On sape le naturel et la liberté du jeu, regrette Paul. Ceux qui ne sont pas assez bons pour jouer restent sur le banc de touche. »

« Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés », philosophait le duc de La Rochefoucauld dans ses Maximes. Paul Orsatti n’échappe pas à la règle. Chez lui, la générosité va de pair avec l’orgueil. Lorsqu’il se trompe, il dit ressentir une telle « humiliation » qu’il peut rester cloîtré pendant dix jours loin de sa femme et de ses enfants.

Il y a de la rage chez ce saint-bernard invétéré, comme s’il fallait réparer tous les malheurs du monde. Sur le balcon de sa maison, bâtie par ses grands-parents au milieu des pins et des arbousiers, Paul raconte comment son père, inspecteur des chemins de fer, est parti en Afrique avec sa mère lorsqu’il avait 8 ans. C’est sa grand-mère qui l’a élevé, ainsi que son frère et sa sœur. Sa mère venait les voir deux ou trois fois par an. Un jour, Paul a fugué. Pendant quatre mois, il a gagné sa vie en dessinant le portrait de passants dans la rue. A la fin de la classe de seconde, l’adolescent footeux décide de jeter son cartable aux orties. « Je ne supportais pas l’autorité des profs, la contrainte scolaire, dit-il. Ma nourriture était musculaire. » Son père rentré d’Afrique, la famille s’exile à Paris, où Paul est recruté par un club. Mais le gamin, « comme un lion en cage » sur le bitume parisien, se met à frayer avec les voyous. Jusqu’à sa rencontre avec une femme de dix ans son aînée qui se charge de lui remettre la tête à l’endroit. Il l’épouse l’année de ses 20 ans, « pour faire plaisir à [sa] mère », et sans doute trouver une présence maternelle. Son premier fils, lui aussi, a eu « des problèmes ». Paul change de sujet, meurtri. Il s’emballe en évoquant son île. Fustige les nationalistes mafieux, ainsi que l’isolationnisme « stérile » de ses compatriotes. « Les politiques n’ont rien fait pour la Corse de l’intérieur », s’insurge cet enfant du pays, qui se définit comme un « Français avec des origines corses ». L’an prochain, Paul compte installer ses bureaux dans sa propre maison, nichée dans la montagne. L’endroit se trouve à une heure et demie de route d’Ajaccio, mais les kilomètres importent peu. Paul ne sent vraiment bien que chez lui, au village. Dans les effluves de thym.

Post-scriptum

Environ 100 000 jeunes sortent chaque année de l’école sans aucun diplôme. Parmi ces « décrocheurs », 40 000 vont jusqu’à la dernière année de CAP ou de BEP ou la terminale bac professionnel, mais ratent l’examen final. Les autres lâchent dès la fin du collège ou en première année de CAP ou de BEP.

Claire Chartier

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