> V- ACTEURS (la plupart en EP) > Enseignants : Identité > Enseignants : Identité (Témoignages d’) > Prof en ZEP à la Grande-Borne à Grigny, un témoignage : au contact de la (...)

Voir à gauche les mots-clés liés à cet article

Prof en ZEP à la Grande-Borne à Grigny, un témoignage : au contact de la cité, j’ai gagné en humanité et en humilité

19 octobre 2005

Extrait de «  Libération » du 18.10.05 : « Ici, on ne peut pas se cantonner à sa classe, il faut aller au contact des gens »

Sébastien Ledoux, 34 ans, est professeur certifié d’histoire-géographie. Il enseigne depuis sept ans au collège Jean-Vilar de Grigny, où il développe avec les élèves des projets sur leurs origines familiales.
« J’ai pensé que je n’avais pas beaucoup de bol quand j’ai été nommé à Jean Vilar, à Grigny. A l’IUFM, quand on donnait un exemple d’un collège difficile, c’était toujours Jean Vilar qui revenait. Mon histoire avec la Grande-Borne a commencé comme ça, avec beaucoup d’inquiétude.

« Les premiers temps, ce fut assez difficile. Comme à peu près partout quand on est nouveau, on est testé par les élèves. En même temps, dès la première année, toutes ces inquiétudes-là ont fondu. J’ai vu très vite qu’on pouvait travailler, se parler avec les élèves. A la fin de la première année, on a fait un spectacle, j’avais proposé Ulysse puisque en sixième on fait l’Antiquité. Dans la cour ici, au milieu des groupes de rap, il y avait une adaptation de l’histoire d’Ulysse, les gamins s’étaient investis là-dedans.

« Mon métier se mêle complètement à la Grande-Borne. J’ai eu besoin d’entrer en contact avec la cité. Je n’arrivais pas à rester à ma place, c’est-à-dire dans une salle de classe. Je trouvais qu’il était indispensable de nouer des liens avec les adultes. La Grande-Borne, c’est un lieu avec beaucoup d’enfants. Il y a une réelle difficulté commune à toutes les ZEP. On se dit : "Les parents ne sont pas là, qu’est-ce qui se passe ?" Je me suis dit : "On ne va pas tourner le dos à la cité, il faut ouvrir tout cela."
Quand on est dans un lieu comme ici, on ne peut pas se cantonner à sa classe, il faut aller ailleurs, au contact des gens. Du coup, mon regard sur la Grande-Borne est paradoxal et compliqué. C’est un lieu qui m’a beaucoup enrichi. J’y ai gagné en humanité. J’ai rencontré beaucoup de souffrances. Il y a une école de l’humilité qui se fait.
On se doit de ne pas être simplement des professionnels de la pédagogie. Au début, je débarquais par rapport à cela. La prise en compte des souffrances, elle est évidente. Ce n’est pas par démagogie. Ce n’est pas pour dire à l’élève : "Tu as le droit de faire tout et n’importe quoi." C’est bien au contraire pour exiger beaucoup de choses d’eux-mêmes. Les élèves ici demandent à ce que soient posées des limites qui les sécurisent. Ils ont aussi énormément besoin qu’on croie en eux, car ils sont fragiles. Ce n’est pas les mépriser que de dire cela. Un élève qui fait une énorme bêtise, un acte de violence, on va essayer de continuer de croire en lui.

« J’aurais pu partir d’ici au bout de trois ans. Je pourrais être dans un lycée ou un collège de centre-ville, à Paris. Je partirai un jour, mais je trouve qu’il y a encore des choses à faire. Ici, il y a des confrontations entre des logiques de vie et de destruction. Ça peut être à l’intérieur d’un élève, et d’une façon plus générale aussi. C’est très fatigant et en même temps très passionnant.
« Chaque année, il y a les résultats du brevet. On est renvoyé tout le temps à une réalité qu’est l’échec scolaire. Malgré tout, on est là pour qu’ils réussissent. Il y a des élèves qui sont perdus, qui ne savent plus pourquoi ils viennent. Ce qu’on appelle le "décrochage scolaire" dans notre jargon. On se doit de leur renvoyer l’idée que l’on croit en eux. Parfois, ça peut suffire à les remettre debout.
Parfois. J’aurais pu me dire au bout de trois ans : « Ce sont des élèves qui sont nuls, qui pensent que Racine est un chanteur de rap », et puis je pars. J’aurais pu écrire un livre, comme certains l’ont fait, avec mon journal de ZEP. Moi, je trouve que c’est presque scandaleux de faire ça. On est là, on reste, on essaie de former des individualités. On croit en eux parce qu’il y a des déclics et ça, on le voit. J’ai plein de témoignages, de souvenirs, d’élèves qui m’ont fait comprendre à leur manière, un regard, un mot, qu’il y a des choses très importantes qui se sont passées au collège et qu’ils n’oublieront pas. Ça me fait vivre pendant des années en tant qu’enseignant.

« Je ne suis pas du tout pour qu’on mette la tête dans le sable. Il y a des problèmes réels, graves, ici. En même temps, il faut trouver une solution. Ce sont des lieux où l’on peut vivre. Ici, ce n’est pas une périphérie, une marche de la République française. On est en plein coeur de la République et c’est pour cela que je reste aussi ici. »

Jacky Durand

Répondre à cet article

1 Message