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Un entretien avec Eric Maurin : politiques territoriales, ségrégation, pauvreté et pression sociale

7 décembre 2005

Extrait de « Fenêtres sur cours » du 01.12.05 : « L’échec scolaire n’est pas la conséquence de discriminations mais de la pauvreté »

"Fenêtres sur cours" est le périodique du SNUipp

Éric Maurin, économiste et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Quels éléments mis en lumière par votre enquête sur « le séparatisme social » (1) peuvent expliquer la crise actuelle dans les banlieues ?

Les efforts de la politique de la ville n’ont pas fait et ne font pas reculer la ségrégation territoriale. L’action publique n’agit que sur l’aspect le plus visible des problèmes, en rénovant les habitations délabrées. C’est nécessaire, mais totalement insuffisant. Le principe de la ségrégation, c’est la recherche par chacun du meilleur environnement social pour soi et ses proches. Les plus aisés ont les moyens de s’installer dans les quartiers où se concentrent les familles les plus riches, les enfants les plus protégés, etc. les plus pauvres n’ayant d’autre choix que de vivre dans les quartiers que tout le monde a fui.

Pour désamorcer la ségrégation, il faut diminuer l’enjeu, aujourd’hui démesuré, revêtu parle contexte scolaire et donc distendre les liens entre lieux d’habitation et lieux de scolarisation, inventer une nouvelle carte scolaire par exemple, moins prévisible et contournable par les familles. Plus généralement c’est toute la philosophie de notre système éducatif et d’insertion professionnelle qu’il faut revoir. La sélection est aujourd’hui absurdement précoce et définitive, c’est une source de compétition complètement inefficace pour les meilleurs lieux de résidence.

Quels enseignements tirer des politiques territoriales menées jusqu’ici ?

Les politiques territoriales atteignent mal les publics réellement en difficulté. Contrairement à une idée reçue, les ZEP, surtout les premières vagues, représentent assez mal les élèves réellement défavorisés. Le choix des « territoires » susceptibles d’être aidés est en effet lié à des considérations d’ordre politique, ce qui brouille considérablement leur mise en oeuvre. Par ailleurs, une fois qu’on a commencé à aider un territoire il est difficile de mettre un terme aux transferts de moyens, quelle que soit l’évolution des choses, les aides étant très vite perçues comme des droits acquis. Les dispositifs d’aides territoriales sont ainsi condamnés à n’évoluer que par inflations successives. On aboutit à la situation actuelle où l’effort des ZEP est saupoudré sur 15 % des élèves, ce qui aboutit à un surcroît de ressources par élève dérisoire. Sans compter qu’aider un territoire contribue à sa stigmatisation. On a constaté que classer une zone en ZEP contribuait à la fuite les classes moyennes et à la détérioration de l’environnement social.

Comment faire pour sortir de ces logiques ?

Il est possible de faire mieux, en conditionnant l’aide non pas au territoire proprement dit, mais à la composition sociale effective des écoles ou à la situation locale effective des familles. Un pays comme la Hollande cible bien mieux ses politiques prioritaires : chaque école est tenue de faire remonter chaque année le profil sociologique effectif des élèves qui la fréquentent et se voit allouer ses ressources en fonction de ce seul profil, et non pas de son lieu d’implantation. L’effort du système éducatif pour les enfants d’immigrés est là-bas deux fois plus important qu’en France.

Et l’école, quel rôle peut-elle jouer ? A quelles conditions ?

S’agissant des causes profondes de la révolte, beaucoup mettent en avant le problème des discriminations. Cela tend à faire oublier qu’il s’agit d’abord d’échec scolaire et que l’échec scolaire n’est pas la conséquence de discriminations, mais de la pauvreté extraordinaire dans laquelle grandissent encore aujourd’hui 20 % des enfants en France. A un moment crucial de leur vie, une majorité des adolescents des quartiers pauvres vivent dans des appartements surpeuplés, avec plus d’une personne par pièce. Or les statistiques sont implacables : il est quasi impossible pour un adolescent de se construire et de ne pas échouer à l’école s’il ne peut jamais disposer d’une pièce à lui.

La ségrégation territoriale est aujourd’hui aussi forte en France qu’aux Etats-Unis. Etre né dans une famille pauvre condamne ainsi à grandir dans un quartier où la pauvreté et l’échec scolaire sont quatre fois plus fréquents qu’ailleurs. A l’adolescence, il est très difficile d’échapper aux normes sociales locales : travailler dur, c’est s’exposer à se faire taxer de « bouffon ». Un phénomène très largement ressenti par les enseignants, souvent confrontés à des élèves à bons potentiels mais qui n’ont aucune chance de résister à la pression sociale de leurs pairs.

Propos recueillis par Gilles Sarrotte

(1) Ouvrage : « Le ghetto français - Enquête sur séparatisme social » (Seuil 2004)

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