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Extrait de « Libération » du 12.10.04 : 3 collèges où ça tourne.
Au collège, un tableau pas si noir
Malgré les difficultés, les établissements difficiles ne sont pas les zones de non-droit décrites par les tenants d’un retour aux « bonnes vieilles » méthodes ;
à Bellegarde (Loiret), Marseille (Bouches-du-Rhône) et Meaux (Seine-et-Marne) : envoyé spécial.
Y retourner voir. Depuis la rentrée, François Fillon laboure le sillon creusé par Luc Ferry. L’autorité serait en capilotade, les exercices traditionnels tels que dictée ou récitation rangés au rayon des accessoires. Le ministre surfe d’autant plus aisément sur la vague que l’opinion lui sert un terrain de rêve : le Pensionnat de Chavagnes a cartonné sur M6, les sondages plébiscitent le retour aux « bonnes vieilles méthodes ». Quant au livre de chevet de Fillon, il présente l’enfant en « jeune chimpanzé » ou en « lionceau pataud » prêt à basculer dans « la délinquance dite des "sauvageons" » (lire entretien page 6).
Y retourner voir, donc, car il n’y a pas de fumée sans feu et que la lame de fond tradi est portée par trop d’honnêtes enseignants pour ne révéler qu’un désarroi passager.
A quoi ressemble un cours en 2004 ? L’école est-elle livrée aux débordements juvéniles et à une pédagogie post-soixante-huitarde jargonneuse et laxiste ? Nous avons choisi trois collèges, dont deux jugés difficiles. Ce niveau d’enseignement est censé concentrer tous les dangers carrefour des parcours scolaires, avec bifurcations à sens unique, et théâtre de l’adolescence.
Le premier, à Bellegarde (Loiret), 3 500 habitants, son château et sa fête de la Rose, à 70 kilomètres d’Orléans : 400 élèves dont 56 % d’élèves issus de familles défavorisées, 77 % de réussite au brevet.
Le deuxième, collège Versailles à Marseille ; 770 élèves dont 81 % de défavorisés : 64 % de réussite au brevet.
Le troisième, collège Henri-Dunant à Meaux (Seine-et-Marne) ; 460 élèves dont 90 % de défavorisés : 61 % de réussite au brevet. Trois enseignants aussi, jeunes (de 28 à 35 ans), issus de cette génération IUFM qui aurait soi-disant biberonné un fatras psychopédagogique oiseux et inutile : Rémy à Bellegarde et Véronique à Marseille enseignent l’histoire-géographie ; Delphine à Meaux le français et le latin. Le but : les suivre, pendant une journée de cours comme les autres. Et observer ces élèves qui font l’objet de toutes les attentions : dans de tels collèges, si les statistiques nationales sont exactes, on devrait voir au moins 15 % d’élèves au bord de l’illettrisme en 6e.
Repères.
A quelques variantes près, nous avons répété les mêmes scènes chaque heure. Se mettre en rang devant la salle en attendant que l’enseignant juge qu’un calme relatif règne entre une et trois minutes en fonction de l’heure. Rester debout devant sa place avant que l’enseignant salue d’un « Bonjour » qui signifie aussi « Asseyez-vous. » Sortir ses affaires, sans que cela n’occasionne de chahut. Subir une interrogation orale d’une dizaine de minutes sur le cours précédent.
En 4e à Bellegarde, prendre une carte de l’Europe en 1730 et colorier les différents empires avant d’attaquer les colonies, le commerce triangulaire et l’esclavage. En 6e à Marseille, reprendre les grands repères géographiques : situer les pôles, les continents, les mers et les tropiques sur un planisphère. Attention, comme à Bellegarde, les réponses lancées sans avoir préalablement levé la main sont ignorées. Idem à Meaux, en français, en 6e, où l’on décortique la structure d’un conte à partir du Dracula de Bram Stoker : les différences imparfait-passé simple, le complément circonstanciel de temps annonçant l’élément perturbateur qui va lancer l’histoire. Partout les fautes d’orthographe commises au tableau sont reprises, souvent par les élèves. Les mots nouveaux valsent. Le « schisme » de 1054, les « pertuis » dans un crible... Les élèves savent déchiffrer, le plus souvent sans buter, parfois en mettant le ton. Le bât ne blesse pas dans le b.a.ba le déchiffrage mais parfois dans l’accès au sens et la mémorisation. Sur ce point les enseignants ne semblent pas avoir renoncé. Ni les élèves, fût-ce en ZEP : à Meaux, une classe de 3ème option latin a révisé ses déclinaisons une heure durant sans ciller « rosa, rosa, rosam » (ça, ils connaissent) et « civis, civis, civem » (qui se gâte parfois vers « civium », prononcer « kiouioum »). Au fil des heures, la chaleur envahit les salles. On ouvre les portes. A Marseille, des effluves du Peer Gynt de Grieg montent de la salle de musique.
Canaliser.
Un long fleuve tranquille ? Evidemment non. A chaque instant, les enseignants demeurent sur le qui-vive. Une dose d’énergie disproportionnée passe dans la surveillance de deux ou trois élèves par classe. Pas forcément des chahuteurs au sens habituel. A Bellegarde, c’est M. qui développe une activité intense pour passer l’heure sans écouter (je sors mon cahier de texte, le feuillette, le referme, emprunte celui du voisin, ôte l’élastique qui retient mes cheveux en chignon, me recoiffe, remet l’élastique, etc. et ça dure une heure comme ça). A la fin de l’heure, Rémy prendra M. à part pour la sermonner.
Avant d’apprendre, à la pause déjeuner, que la gamine traverse une période explosive dans une vie déjà copieusement fracassée. A Meaux, en 4e, c’est L. qui est là sans y être. Stratégie inverse : un peu affalée mais pas trop, la tête nichée dans la main gauche, qui n’en bougera pas, le classeur ouvert devant elle. Elle ne lâche pas le stylo. Côté droit, pendant qu’on récite la leçon ou qu’on répond aux questions, elle dessine. Côté gauche, dès que Delphine écrit au tableau, elle recopie soigneusement le cours. Interrogée deux ou trois fois, elle refuse, posément, de sortir de son mutisme.
A Marseille, en 5e, c’est R., attendrissante boule d’énergie qui fait le spectacle. Intervenant à tout propos, généralement avec justesse, surjouant ses joies et ses dépits. Quand l’attention retombe, il tente les percussions avec ou sans règle, sur la table ou l’avant-bras. Véronique alterne gros yeux et empathie pour le canaliser. En permanence, il y a aussi les trousses oubliées, les consignes à répéter, le bruit de fond à juguler... Ça n’arrête simplement jamais. Avec parfois des recadrages plus radicaux. Il est 10 h 50 quand le conseiller principal d’éducation du collège entre dans la classe de 5e de Delphine. Les élèves se lèvent comme un seul homme. Ne pas se laisser prendre par le look sympa du trentenaire détendu : le ton est ferme. « Des élèves de la classe ont une attitude inadmissible. » Il cite trois noms. « Je ne vais pas être aussi patient que l’an dernier, quand vous étiez encore en 6e. Si ça continue, je vais convoquer vos parents. Très vite, vous allez être exclus du collège. Si vous ne voulez pas rester au collège Henri-Dunant, vous allez y arriver. » Silence total. Il sort.
Alors quoi ? Des élèves remuants, partout, mais de la discipline, partout. Un niveau qui, selon les enseignants, laisse à désirer, mais des enseignants qui n’ont pas baissé les bras et recourent aux méthodes qu’ils jugent pertinentes, y compris quand elles sont traditionnelles. S’il est vrai, comme Fillon le pense, que « l’école paie aujourd’hui la facture de vingt-cinq années d’irrésolution de notre société face à la dissolution des repères moraux et civiques », cela fait plusieurs années que les enseignants et les équipes éducatives ont commencé à « rembourser » ladite facture. Laisser entendre, fût-ce implicitement, qu’ils auraient renoncé ne relève pas du débat, légitime, sur la pertinence de telle ou telle méthode. Il s’agit d’une torsion de la réalité que vivent chaque jour des millions d’élèves et d’enseignants, et qui n’aide pas à poser la question qui fâche : pourquoi, quelles que soient les méthodes, l’école a tant de mal à répondre aux défis que pose la modernité.
Réhabiliter.
Reste à savoir si Fillon continuera à légitimer la manip’. A moins qu’il ne se rêve un parcours à la Chevènement. Entré au ministère de l’Education en 1984 pour réhabiliter le « lire, écrire, compter » et la Marseillaise, il avait ensuite créé les bacs professionnels et fixé l’objectif ambitieux des « 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac ». Deux réformes tournées vers l’avenir et qui ont durablement structuré le paysage éducatif.
Emmanuel Davidenkoff.