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Additif du 23.03.22
Etre professeur des écoles issu de l’immigration : entre anciens et nouveaux stigmates professionnels
Comment être d’origine immigrée affecte le métier de professeur des écoles ? Aksel Kilic, chercheure associée au CERLIS et au LIRTES, publie dans les Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, les résultats de 17 entretiens avec des professeurs des écoles issus de l’immigration. "Notre texte pose l’hypothèse qu’être issu de l’immigration peut, dans certains cas, constituer un stigmate en produisant un écart par rapport au stéréotype professionnel qui rassemble les caractéristiques les plus répandues parmi les membres du groupe professionnel en termes de sexe, d’origine sociale et d’appartenance à la population majoritaire". A travers ces exemples, c’est l’évolution des stéréotypes sur les enseignants qui est donnée à voir, une évolution qui n’est pas sans générer des frottements.
Le PE entre figure historique et réalités du terrain
Le stéréotype pour un professeur des écoles c’est d’être "Une femme, la trentaine, qui a de jeunes enfants, qui essaie de concilier sa vie professionnelle et sa vie familiale. Par ses parents, issue de la classe moyenne. Blanche", comme témoigne Riad, un professeur des écoles interrogé par Aksel Kilic. Que se passe t-il quand le professeur des écoles ne correspond pas au stéréotype ? Que disent parents et collègues ? En quoi cela affecte-il l’entrée et l’exercice du métier ?
"L’objet traité est peu étudié, sans doute parce que l’enseignement est une profession fondée sur les principes de l’universalisme républicain et de l’égalité, neutre et « indifférente aux différences » comme l’école dans son ensemble.... Les enseignants sont donc censés être libérés de leurs particularismes, indifférents aux différences de leurs élèves, et acteurs dans ce projet de formation des futurs citoyens. Théoriquement, cela est d’autant plus renforcé pour les professeurs des écoles qu’ils sont héritiers de l’instituteur républicain, figure historique de ce projet national", rappelle A Kilic. Elle rappelle aussi que d’autres pays ont abordé cetTe question, comme la Grande Bretagne.
Des enseignants stigmatisés par le racisme ambiant
Partant de ses 17 entretiens, A Kilic donne à voir les "stigmates" que peuvent porter ces professeurs des écoles qui ne sont pas comme ils devraient être. Sur les 17 d’ailleurs, 6 ne s’estiment ni stigmatisés, ni ethnicisés. Par contre Juliette, franco camerounaise et PE en maternelle raconte que quand elle est avec son Atsem "blanche", des parents croient qu’elle est l’Atsem. Mais ce n’est pas tout : "une maman est allée se renseigner pour savoir si Juliette parlait français".
Pour Hasna, d’origine maghrébine, le stigmate c’est que des collègues mettent en doute ses compétences. "Cette remise en cause de leurs capacités à exercer le métier peut prendre la forme d’une surveillance accrue du travail réalisé ou du sentiment d’être déclassé, moins légitime qu’un autre collègue. Dans les deux cas, l’enseignant remet en cause ses compétences, et alors il vit une espèce de choc professionnel".
Chargés du "sale boulot"...
Au-delà de ces relents racistes, ces professeurs des écoles issus de l’immigration se voient souvent confier du "sale boulot" au motif de leurs origines. Ainsi c’est eux qu’on vient chercher pour installer l’ordre scolaire auprès d’enfants d’origine immigrée. Ou encore pour régler des problèmes de cantine quand ils sont supposés être de religion musulmane. "Nos matériaux dépeignent des enseignants issus de l’immigration reconnus compétents auprès des publics d’élèves également issus de l’immigration comme s’ils détenaient une autorité “naturelle”", écrit A Kilic.
Une réflexion sur les stéréotypes professionnels
"Notre article ouvre ainsi une réflexion sur un processus de segmentation professionnelle, c’est-à-dire sur l’existence de segments ou groupements au sein d’une même profession autour d’identités, de valeurs et d’intérêts multiples", écrit A Kilic. "Cette segmentation, parfois subie, d’autres fois assumée par les enseignants issus de l’immigration, les place comme des experts de l’ethnicité aux yeux de leurs collègues. Nous pouvons lire dans ces processus à l’œuvre une ethnicisation des rapports professionnels et une division « morale » du travail, des dirty works pouvant alors leur être confiés dans certaines situations, par exemple des rôles de médiation avec les familles ou la prise en charge d’élèves difficiles. La focale sur l’expérience des enseignants issus de l’immigration met en lumière la difficulté professionnelle potentielle que peut représenter la relation avec les familles issues de l’immigration. Mais il s’agit aussi de montrer comment, parallèlement à l’évolution des publics scolaires, la figure du professeur des écoles déborde ses anciens stéréotypes pour se renouveler, non sans dilemmes et tensions".
C’est cette image des dilemmes et tensions des stéréotypes que l’on retiendra. Il est des départements où de nombreux maitres et maitresses sont issus de l’immigration. Où il est banal d’être professeur des écoles et issu d’une minorité. Et où la République parle par leur voix. Les stéréotypes suivront.
François Jarraud
L’article
Extrait de cafepedagogique.net du 23.03.22
Additif du 18.01.22
L’école primaire vue de ses coulisses
Les coulisses sont-elles le meilleur endroit pour apprécier la pièce ? C’est pourtant le choix fait par Aksel Kilic qui livre dans un ouvrage (L’école primaire vue des coulisses, PUF) le récit d’une ethnologue infiltrée dans deux écoles. En sa qualité de professeure des écoles elle échange avec ses collègues, en salle des maitres ou lors d’entretiens personnels, et en tire les grands traits de ce que serait une culture professionnelle cachée. De ces discussions de coin de table elle tire des conclusions qui ne vont pas toutes faire plaisir à ses collègues. Elle montre que l’adoption de la loi Rilhac n’est que le premier round d’un rejet bien ancré de la hiérarchie. Le second round aura lieu dans les écoles où les directeurs à autorité fonctionnelle auront toujours besoin de la bonne volonté des enseignants. Elle montre aussi la perméabilité des enseignants aux stéréotypes sociaux. A coté du militantisme social de quelques uns, de nombreux professeurs des écoles (PE) partagent les stéréotypes défavorables aux familles populaires. L’affirmation la plus controversée sera peut-être celle d’une catégorisation ethnique des élèves comme outil d’explication des difficultés scolaires. C’est dire que la laïcité, valeur originelle de l’école, est regardée aujourd’hui par les enseignants avec méfiance tellement son utilisation politicienne la rend suspecte. Selon A Kilic, ce "vide" pourrait être comblé par un projet de lutte contre les discriminations. On mesure les ambiguïtés du monde enseignant mais aussi de l’auteure, à la fois collègue et traitre...
Histoire de coulisses
"Les coulisses est la face secrète, hors de la vue du public" de l’école élémentaire. Professeure des écoles et ethnologue, Aksel Kilic travaille sur ces coulisses à travers sa propre expérience dans deux écoles (une Rep et une école plus privilégiée) et des entretiens avec une quarantaine d’enseignants. Pour elle, "les coulisses sont le off de l’école primaire, sa face moins légitime.. et sa voix qui s’entend en marge des discours institutionnels". L’ouvrage veut donner à entendre que les professeurs ne tiennent pas en public et qui, pour l’auteure, sont constitutifs d’une culture professionnelle. Elle en tire trois champs constitutifs de cette culture professionnelle : le rapport aux parents, celui à la hiérarchie et le regard porté sur les "minorités visibles", comme on dit à l’éducation nationale. Pour ces trois domaines , une culture professionnelle cachée serait à l’oeuvre.
La loi Rilhac est-elle applicable ?
Commençons par le rapport à la hiérarchie. "La culture professionnelle informelle possède deux normes qui fondent la communauté des ses membres", écrit A Kilic. "Il s’agit de l’idée que la meilleure manière de se former est celle sur le tas, au contact du terrain et avec ses collègues"... La seconde norme... est la résistance à la hiérarchie". Cette hiérarchie s’incarne dans la personne de l’inspecteur (IEN) et du directeur. A Kilic raconte en détail ces réunions avec l’IEN où les enseignants font la démonstration de leur rejet en montrant ostensiblement à quel point ses propos sont sans intérêt. Même l’IEN dit trouver cette attitude normale ! Ce rapport à la hiérarchie éclaire d’une certaine lueur l’avenir de la loi Rilhac. A Kilic montre comment des directeurs jouent de la fonction dans des styles bien différents qui vont de l’autoritarisme au refus d’assumer son role hiérarchique. Elle montre comment des directeurs s’y prennent pour faire passer leurs décisions. Mais elle montre aussi comment les "adjoints" (les professeurs des écoles) s’y prennent pour renvoyer le directeur dans les cordes.
L’intérêt de ce chapitre est qu’il est publié au moment où la loi Rilhac est adoptée et où la majorité et la droite se félicitent d’avoir mis de l’autorité dans l’école grâce à "l’autorité fonctionnelle" du directeur. Ce que montre l’ouvrage c’est que la contestation de cette autorité est bien ancrée dans la culture professionnelle, c’est à dire l’identité des enseignants. Et qu’ils savent très bien comment annuler facilement cette autorité fonctionnelle. Autrement dit, après le 1er tour gagné laborieusement au Parlement, les tenants de l’autoritarisme dans les écoles ont des soucis à se faire. Le 2d tour va se gagner sur le terrain et pas avec du papier...
Discrimination sociale
Le second champ d’investigation concerne le rapport aux parents. La culture professionnelle consiste à les tenir à l’écart de l’école, d’autant que certains savent très bien peser sur les équipes. Mais A Kilic montre que tous les parents ne sont pas traités de façon identique. "Le bon professionnel doit connaitre certaines lois sociales, dont celle qi dit qu’un élèves issu des classes populaires et d’une famille vue comme dysfonctionnelle a de grandes chances de connaitre un décrochage progressif, voire un échec dans sa scolarité... Des signes comme les prénoms ou la profession des parents intéressent les enseignants dans le jugement qu’ils vont avoir sur les élèves". En fait le livre montre surtout comment une directrice assez despotique joue des stéréotypes, même si ceux ci n’épargnent pas plus les enseignants que le reste de la société. A noter quand même l’engagement social d’une bonne partie des enseignants, notamment en Rep.
Ethnicisation des rapports scolaires
Dans ces familles, il y a celles des minorités. A Kilic étudie longuement le rapport des professeurs des écoles avec ces familles et leurs enfants. "Notre travail nous amène à affirmer l’existence de processus de catégorisation ethnique qui servent d’indices professionnels dans le jugement porté sur les élèves. Cette catégorisation existe indépendamment de la variable sociale", dit-elle. "L’utilisation d’explications ethniques pour analyser l’échec scolaire d’un élève reste cachée et n’a lieu qu’entre membres de la profession... Notre enquête de terrain montre qu’une norme très ancrée professionnellement - l’indifférence aux différences - est déstabilisée. Tout en restant très vivace dans les représentations des professeurs des écoles, elle se transforme dans le quotidien avec une attention accrue aux appartenances ethnoculturelles des élèves. Lorsque ces appartenances ou particularisme sont analysés comme sources de défaut d’intégration à l’école et à la nation, et sont à l’origine de jugements scolaires négatifs, nous sommes bien en présence d’une ethnicisation des rapports scolaires. Cette ethnicisation conduit à des situations de discrimination et de racisme envers une partie des usagers de l’école". Et l’auteure continue en expliquant que la laïcité "n’est plus un rempart pour faire de l’école un espace neutre".
Une vision partielle de la réalité
La critique est violente. Non seulement les professeurs des écoles auraient des préférences sociales mais ils auraient des comportements racistes et discriminatoires. Et en plus ils les cacheraient bien.
Des travaux sur les stéréotypes ont déjà montré que les enseignants y sont sensibles comme les autres catégories de la population. Mais ce n’est pas à ce niveau que se situe A Kilic. Elle élève ces stéréotypes , qui s’expriment dans des discussions informelles, au rang de culture professionnelle. S’il faut prendre au sérieux bien des enseignements de ces travaux, ils ont aussi leurs limites. D’abord celle de l’échantillon qui est bien réduit et qui a dépendu des affectations d’A Kilic. Peut-on réellement tirer des généralisations pour un métier qui compte plus de 300 000 agents d’un échantillon d’une quarantaine de personnes et de deux écoles sur 50 000 ? L’approche ethnographique prive aussi l’auteure de toute la dimension systémique des discriminations qu’elle dénonce. Regarder par le trou de la serrure ne donne qu’une vision partielle de la réalité.
François Jarraud
Extrait de cafepedagogique.net du 18.01.22
Additif du 13.01.22
Les non-dits de la culture professionnelle des enseignants du 1er degré (ouvrage)
"Au-delà des désaccords entre enseignants, l’unité de la culture professionnelle réside dans le fait d’être membre, c’est à dire de maîtriser le langage commun", estime Aksel Kilic qui propose de plonger dans "les coulisses" des écoles primaires. Docteure en sciences de l’éducation, c’est vraisemblablement sa thèse qui est ainsi reprise sous forme de livre pour présenter, au terme d’une démarche ethnographique favorisée par le fait d’enseigner elle-même dans deux écoles (avant de rejoindre l’Université de Créteil comme ATER), "la culture professionnelle informelle des professeurs des écoles".
Et pour l’auteure, il ne faudrait pas sous-estimer l’importance de "l’affiliation à la profession" qui permet à chacun "d’être reconnu par ses collègues", "de bénéficier de la protection du collectif et de s’inscrire dans des routines sécurisantes dans un métier difficile et complexe".
Cette culture se constitue "à la marge des prescriptions institutionnelles", elle en constitue "une interprétation". Elle est faite de rituels et de croyances. C’est ainsi que la différenciation sociale "est source de débats, voire de dilemmes parmi les enseignants", "actée comme (...) une sorte de vulgate sociologique (...) souvent utilisée comme un savoir prédictif de la réussite scolaire". Les "catégorisations ethniques" peuvent intervenir, notamment s’agissant des "gens du voyage". Autre élément de cette culture, une certaine méfiance à l’égard de la laïcité, un terme qui "renvoie à des acceptions très différentes" et dont l’auteure espère que la lutte contre les discriminations pourrait combler "une sorte de vide" laissé par cette valeur.
Et surtout l’auteure se demande si cette culture informelle qui fonde "la communauté professionnelle", si la constitution d’une "ligne de démarcation entre professionnels et profanes" n’empêche pas "l’épanouissement d’une communauté éducative qu engloberait aussi les familles".
"L’Ecole primaire vue des coulisses, la culture professionnelle informelle des professeurs des écoles", Aksel Kilic, éditions PUF, collection "Education et société", 240 p., 23 €
Extrait de touteduc.fr du 13.01.22
L’école primaire, vue des coulisses.
La culture professionnelle informelle des professeurs des écoles
Aksel Kilic
Collection : Education et société
Discipline : Sociologie et Sciences de l’éducation
Date de parution : 05/01/2022
Nombre de pages : 240
Code ISBN : 978-2-13-082636-1
Résumé
Cet ouvrage aborde l’école primaire et ses enseignants sous un angle original : à partir d’une enquête ethnographique dans les coulisses scolaires. Il dévoile le off de l’école primaire : sa face moins légitime, les marges de la scène officielle qu’est la classe et sa voix, dégagée des discours institutionnels, qui s’entend en salle des maîtres. L’ethnographie des coulisses mène à la découverte d’une culture professionnelle créée par le collectif enseignant, dont découlent des normes informelles qui contrôlent et régulent puissamment le quotidien professionnel. Ce point de vue éclaire également l’idée du partenariat avec les familles et révèle ainsi les jugements et les catégorisations que produisent l’école primaire et ses enseignants sur les usagers en fonction de leurs appartenances sociales et ethniques.
Sommaire
Introduction générale
Chapitre 1 : Présentation du corpus
1. À Louise-Michel
2. À Beauvoir
3. Sur le terrain, les collectifs enseignants dans les écoles
4. Présentation du corpus d’entretiens
Chapitre 2 : Le professeur des écoles aujourd’hui : la normativité du membership professionnel en lien avec la baisse de reconnaissance de la profession
1. « Des fainéants d’enseignants » : la blessure des professeurs des écoles
2. Une vocation contre le manque de reconnaissance
3. Cadeaux et reconnaissance symbolique
Chapitre 3 : Des collectifs enseignants qui forgent le « Nous » professionnel
1. Se former sur le tas dans les interactions avec les collègues comme norme professionnelle
2. Norme de résistance à la hiérarchie et formation du collectif professionnel
Chapitre 4 : Des rapports aux usagers catégorisés par des « savoirs sociaux coupables »
1. L’ingérence et le mépris des classes dominantes
2. L’indifférence par rapport à l’école et les lacunes éducatives des classes sociales dominées
3. Responsabiliser les familles populaires et leur donner les codes scolaires à travers des conseils éducatifs
4. Ethnographie des relations avec les usagers et du jugement enseignant au prisme des classes sociales à l’école Beauvoir
Chapitre 5 : Laïcité et ethnicité à l’école primaire : la difficulté professionnelle au prisme d’une tension entre universalisme et ethnicisation
1. L’indifférence aux différences : un principe ancré dans la profession ?
2. Dans les entretiens : une catégorisation ethnique interdite et dénoncée
3. L’ethnographie pour saisir l’ethnicisation des rapports scolaires : les catégories ethniques à Louise-Michel et Beauvoir
4. Culture professionnelle et laïcité scolaire aujourd’hui : le halal et le voile des parents
Conclusion Générale