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Profs de nouvelles générations (Libération)

8 novembre 2004

Extrait de « Libération » du 05.11.04 : profs de nouvelles générations

C’est presque devenu un jeu entre eux. Chaque fois qu’Aziz entre dans la salle de classe, il salue cette enseignante d’un : « Salamalekoum ! » Et Fatima (1), professeure d’économie au lycée de La Courneuve (Seine-Saint-Denis), regarde le lycéen droit dans les yeux et lui répond : « Bonjour, Aziz ! » en souriant.

Fatima, 37 ans, est française, d’origine marocaine. « Les élèves spéculent sur mes origines, raconte-t-elle. Je leur réponds que je suis française. Comme eux. » Les salles des profs comptent de plus en plus d’enseignants « issus de l’immigration ». C’est normal, commentent ceux-ci, « l’école reflète la société française d’aujourd’hui ». A titre d’exemple, 20 % des stagiaires de l’IUFM de Créteil (l’un des trois instituts de formation des maîtres d’Ile-de-France) viennent de lycées classés en ZEP (zone d’éducation prioritaire) ; 73 % d’entre eux sont des « enfants de l’immigration », a constaté son directeur adjoint. En 2003, Jean-Louis Auduc a mené une étude auprès d’eux, afin de retracer leur parcours scolaire et leurs motivations. Conclusion : « L’ascenseur social fonctionne bien en banlieue pour ces futurs profs » (2).

« On n’est pas les kapos du ghetto »

Ces nouveaux enseignants font figure de militants de la réussite scolaire. Et partagent souvent une histoire commune : des parents analphabètes, de grandes fratries, peu d’espace pour travailler chez eux et quasiment pas de livres sur les étagères familiales... Ceux que Libération a rencontrés sont encore en formation à l’IUFM ou enseignent depuis plusieurs années. Tous ont fait le choix de travailler en ZEP. « Nous ne sommes pas les kapos du ghetto, tranche Amar, 36 ans, professeur de physique-chimie dans les Hauts-de-Seine. Les jeunes enseignants croient en un modèle républicain qu’ils ont intégré. C’est un peu le même parcours que celui des gosses de paysans qui, autrefois, partaient alphabétiser les campagnes. »

A 15 ans, Amar manifestait pour la première fois, à l’occasion de la Marche des beurs, pour l’égalité des droits. Dix ans plus tard, il choisit de passer le Capes, parce que « ce concours, républicain, est égalitaire. L’anonymat permet d’échapper à la discrimination ». Amar est né dans une famille de neuf enfants, tous ont fait des études supérieures. La plupart ont rejoint la sphère publique, réputée plus accueillante : trois sont devenus enseignants ; une sœur, psychiatre, travaille dans un institut national de recherche ; un frère est ingénieur dans une grande entreprise publique. « Mon inquiétude, commente Amar, c’est la menace qui plane aujourd’hui sur les services publics. Nous y avons trouvé notre place. Est-ce que la porte n’est pas en train de se refermer ? » Son père, arrivé d’Algérie en 1956, a été ouvrier toute sa vie. Son employeur délivrait des cours du soir : c’est là qu’il a appris à lire et à écrire le français. « L’idée de mon père, c’était qu’il fallait s’extraire de sa condition, raconte Amar. Il avait confiance dans le système scolaire comme voie de la réussite. »

Ces nouveaux hussards de la République estiment pourtant que c’était plus facile hier qu’aujourd’hui. « Ma génération était partie de zéro et ce n’était pas simple, commente Fatima. Mais je crois que ça l’est encore moins pour les jeunes d’aujourd’hui. Ils sont beaucoup plus fragiles que nous l’avons été. » Ceux de leurs élèves qui ont vu l’échec de leurs parents, le chômage, doutent des vertus de l’institution.

« Arrête de faire ta racaille ! »

Stagiaire à l’IUFM, Sonia (1), 27 ans, a déjà endossé deux fois son rôle d’institutrice devant des classes d’école primaire, à Gennevilliers (Hauts-de-Seine). Elle est persuadée qu’avoir en face de soi un enseignant qui partage un peu de son histoire peut conforter les élèves. « C’est bien pour eux d’avoir des enseignants colorés. Nous sommes des référents. » Dans la cité où elle a grandi, ses années de fac, conclues par une maîtrise, ont longtemps fait la fierté de ses parents. Mais aujourd’hui, ils ne comprennent plus son choix : « Ils trouvent dommage que je n’aille pas plus haut. Mais pour moi, être instit, c’est un beau projet. Je veux aider ceux qui vivent encore dans une cité. » Dans sa famille, d’origine algérienne, il y avait dix enfants. Une mère qui ne travaillait pas, un père qui « travaillait trop ». Sa sœur cadette est entrée à HEC : « C’est moi qui lui ai appris à lire. » Alors, quand ses élèves parlent mal, Sonia, qui comprend « leur argot », en joue : « Arrête de faire ta racaille ! Oublie ta cité ! » Elle ne s’imagine pas « travailler à Neuilly ». « J’aurais peur des préjugés, du racisme, des parents. »

Pour être globalement tolérant, le monde de l’Education nationale se révèle parfois ingrat. Chacun garde en mémoire un souvenir ou une anecdote désagréable. C’est Amar qui, à l’occasion de son premier poste, s’est heurté à une secrétaire cherchant obstinément sa fiche administrative parmi celles des maîtres auxiliaires : « Comme si arabe et titulaire, ça ne pouvait pas aller ensemble. » Ou Asma qui, exprimant son désir de travailler en ZEP, s’entend répondre par des parents d’élèves : « Les profs nuls vont forcément dans des classes de nuls. » Ce sont parfois aussi ses collègues qui ont du mal à admettre qu’elle enseigne le français : « Ils m’imaginent systématiquement prof de langue étrangère. » Les enseignants qui travaillent avec Samira sont persuadés qu’elle a grandi en banlieue, alors qu’elle a vécu dans le centre-ville du Mans. Sonia ne supporte pas « la façon dont on nous désigne : les beurs, c’est pire que tout ». Elle préfère « Français issus de l’immigration : ça raconte une partie de l’Histoire. C’est plus juste ». Mais elle espère qu’un jour on se passera d’interroger ses origines. Comme d’autres, elle ne se sent pas appartenir à une communauté. « On s’est fondu dans la masse. Je ne m’entends pas mieux avec Untel au prétexte qu’il est arabe. » Et se hérisse dès que les médias parlent des « jeunes des banlieues ».

Samira, elle, a quitté la salle quand le directeur de son IUFM de province a salué sa promotion par ces mots : « Vous risquez de vous retrouver en banlieue, face à des élèves d’origine maghrébine qui auront 18 ans en troisième... » La jeune enseignante a voulu réagir, mais n’a pas trouvé les mots. « C’étaient des stéréotypes choquants. Une manière de présenter les gens forcément dans l’échec. » D’origine marocaine, longtemps seule Maghrébine de sa classe du Mans, fille d’un infirmier converti en peintre en bâtiment à son arrivée en France, Samira a toujours compté parmi les bons élèves. Autour d’elle, il y avait des enfants de médecins, de cadres, de notaires. « Le vrai problème de mes élèves, c’est qu’ils n’ont pas cette variété sociale autour d’eux », souligne-t-elle. Elle enseigne l’anglais dans un lycée de Seine-Saint-Denis. Et refuse « les discours misérabilistes, la victimisation » : « En face de moi, il y a des élèves lambda. Je suis certaine que beaucoup d’entre eux souhaitent qu’on ne les regarde pas comme des cas sociaux. Mais comme des élèves qui ont les mêmes chances que les autres. » Amar, qui ne croit à la réussite sociale « qu’à travers la réussite scolaire, à l’accession aux grands corps de l’Etat », s’acharne, lui, à leur parler des filières d’excellence et des classes préparatoires. « Ils doivent savoir que cela existe et qu’il ne s’agit pas d’une chasse gardée. » Il se félicite que son établissement ait signé une convention avec Sciences-Po Paris, qui a déjà permis à sept élèves d’intégrer la rue Saint-Guillaume.

Généreux en conseils pour le futur de leurs élèves, ces profs se gardent d’intervenir dans leur sphère privée. Parler de religion les met mal à l’aise : « C’est du domaine de l’intime. » Beaucoup préfèrent s’abriter derrière le devoir de réserve que leur impose leur fonction. Il y a la peur des amalgames, celle d’être jugé pour autre chose que ce qu’ils sont. Les enseignants qui observent le ramadan ne le font jamais savoir en classe. Quand Amar a vu les images des manifestantes voilées qui s’enveloppaient dans le drapeau français, ça a été un choc. « Pour elles, l’islam n’est plus exogène à la société française. » Sa génération n’a jamais pensé revendiquer sur ce terrain-là. Si les filles voilées osent le faire aujourd’hui, « c’est peut-être qu’elles se sentent finalement plus françaises que nous », avance-t-il. Avant le vote de la loi sur la laïcité, les discussions étaient parfois musclées en salle des profs. Amar a préféré s’abstenir de toute prise de position. « Est-ce qu’on pourra un jour parler d’un Français arabe musulman sans que ça pose plus de problèmes que d’évoquer un Français breton catholique ? » Attentifs, néanmoins, ces enseignants ne prévoient jamais de devoirs sur table le jour de l’Aïd : trop d’élèves absents. Et, quand les événements internationaux mettent les musulmans dans le collimateur de l’opinion, Fatima, qui dénonce la médiatisation d’un islam déformé, celui « des caves et des intégristes », se sent obligée d’intervenir en classe : « Pour contrebalancer le discours dominant. »

Les réponses toutes faites la désolent

La Palestine, l’Irak et la Tchétchénie occupent un peu trop l’esprit des élèves au goût d’Asma, professeure de français dans un lycée de Colombes (Hauts-de-Seine) : « C’est pesant. » Les jeunes qui vont chercher des réponses toutes faites dans les prescriptions de la religion la désolent. Elle aime leur faire étudier Dante et Camus. Quand elle aborde les querelles religieuses des XVIème et XVIIème siècles, elle enfonce le clou. « Certains courants avaient des interprétations différentes des textes de la Bible, leur explique-t-elle. C’est pareil avec le Coran. » Il est arrivé que des élèves « fassent les gros yeux » ­ ils se sont mis la classe à dos. Elle est le numéro 2 d’une famille de huit enfants. Après hypokhâgne et khâgne, à Lille, Asma a hésité entre devenir prof d’espagnol ou de français. Sa famille venait de Tanger, l’Espagne n’était pas très loin. « En choisissant l’espagnol, j’ai eu peur de m’enfermer dans quelque chose de trop proche de ma culture d’origine. J’avais envie d’approfondir la culture française. C’est la mienne et elle est différente de ma culture maternelle. » Asma voudrait que ses élèves acceptent ce contrat. Elle y croit : « C’est le résumé de ma vie. »

(1) Certains prénoms ont été modifiés.
(2) A la suite des travaux de Jean-Louis Auduc, deux chercheurs de l’institut Maghreb-Europe de l’université Paris-VII viennent de publier une étude, « Les enseignants issus des immigrations », en interrogeant 1 022 stagiaires de ce même IUFM.

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