> Enseignement supérieur et Ouverture sociale > Ouverture sociale > Ouverture sociale. Les actions des Grandes écoles autres que Sciences Po > Le Collège de France associé au lycée ZEP d’Aubervilliers (93)

Voir à gauche les mots-clés liés à cet article

Le Collège de France associé au lycée ZEP d’Aubervilliers (93)

24 octobre 2006

Extrait de « L’Humanité » du 23.10.06 : L’odyssée d’une classe de banlieue au Collège de France

Les élèves de terminale ES du lycée Le Corbusier d’Aubervilliers sont associés à un cycle de conférence sur les classiques de la mémoire humaine proposé par l’institution prestigieuse.

Reportage.

Un grand hall, des murs aux couleurs vives et un brouhaha du tonnerre. Au milieu des allers et venues, de larges escaliers mènent au troisième étage. Il est 16 h 30, pour certains, c’est la fin des cours. Pour d’autres, c’est une expérience qui reprend comme chaque mardi, salle 318. Dans le prolongement du cours de philosophie, les 24 élèves de terminale ES2 du lycée Le Corbusier font le point avec leur professeur, Catherine Robert, du projet engagé avec le Collège de France dans le cadre d’un partenariat avec la municipalité d’Aubervilliers et France Culture. Ce mardi, ils ont présenté une série de six affiches faites par groupes de quatre sur « L’Odyssée et le monde grec ».

Une façon de préparer la conférence que donnera l’anthropologue Jean-Pierre Vernant lundi prochain sur l’Odyssée. Les élèves n’en sont pas à leurs premiers travaux. Fin septembre, ils ont réalisé des affiches sur les six auteurs au programme du cycle de conférences. Ils ont également visité le Collège de France et assisté à une conférence sur la Gaulle romaine.

D’abord, le projet a été accueilli avec curiosité et méfiance. Aujourd’hui, les élèves ont un regard positif. « Au début, ça nous disait rien. C’est vrai qu’on n’a pas grandi dans ce milieu-là. Moi, je ne connaissais pas le Collège de France. Mais quand on y est allé, ils ont été très gentils. Carlo Ossola nous a dit qu’on pourrait créer une grande amitié entre nous et qu’il espérait qu’on aurait envie de fréquenter plus tard le Collège », explique Wafa, enthousiaste. Les rires fusent dans la classe. Hatouma acquiesce et prend la parole : « Moi je voudrais dire que, s’ils nous ont emmenés là-bas, c’est pour que les jeunes de banlieue sachent qu’ils peuvent aller au Collège de France plus tard. » Un avis que ne partage guère Nejma : « J’ai l’impression d’être perçue comme une bête curieuse. On est un peu les jeunes de banlieue de service. Mais en fait, on est comme eux. »

La question des préjugés pointe très vite dans la discussion. Catherine Robert interpelle ses élèves : « Ce projet a justement pour but d’appréhender un savoir et une culture commune. Est-ce que ce n’est pas l’occasion de faire tomber les préjugés ? » Les mains se lèvent. « S’ils avaient des préjugés sur nous, ils ne nous auraient jamais invités... », s’exclame Nassim. Et Hatouma d’ajouter : « C’est vrai que les gens qui écoutaient la conférence avaient l’air étonnés de nous voir. Mais si on représente les jeunes de banlieue, on peut leur donner une autre image. » « On nous associe souvent à des délinquants. Pour une fois qu’on a la possibilité de voir autre chose, je trouve ça bien. C’est aussi une façon de montrer que ça peut bien se passer », insiste Dado. Si certains se demandent à demi-mot à quoi peut bien leur servir cette initiative pour l’obtention du bac, la plupart ont perçu l’occasion d’enrichir « leur culture personnelle ». Les affiches ne sont pas notées. Les élèves le savent. Et pourtant, tous s’appliquent. « Le travail accompli a d’abord permis de souder les profs et la classe.

Ensuite, ces exposés sont affichés dans le hall, ce qui permet aux autres élèves de les voir. Sur le plan pédagogique, c’est une façon d’apprendre à faire des synthèses et de manier l’outil informatique », analyse Catherine Robert.

Il n’en reste pas moins qu’à plusieurs reprises le sentiment d’infériorité a été exprimé. « On n’a pas le même niveau intellectuel... », a-t-on entendu. Et la professeure de philosophie de préciser : « Vous êtes jeunes. Vous n’avez pas toutes les clés, et c’est normal. Vous avez encore beaucoup à apprendre pour parfaire votre culture générale. Cette expérience vous en donne l’occasion. » Dado commente : « Maintenant, on sait qu’on peut avoir accès au Collège de France, qu’on peut écouter les conférences gratuitement. On ne se rend pas encore compte de ce que ça nous apporte mais on s’en rendra compte plus tard... » D’autres élèves réagissent, à l’instar de Sofia et Nassim : « Ils nous ont pris au sérieux. Ils se sont investis et nous ont vraiment bien accueillis. Ils n’étaient pas obligés... »
Ixchel Delaporte

----------

Extrait de « L’Humanité » du 23.10.06 : « Le besoin d’un avenir plus digne »

Professeur au Collège de France, Carlo Ossola s’est investi dans le projet mené avec la mairie et le lycée Le Corbusier d’Aubervilliers.

Carlo Ossola est professeur de littératures modernes de l’Europe néolatine. Comment est née cette initiative ? Carlo Ossola. Elle remonte à un discours de Jack Ralite prononcé en 2004 à Stresa en Italie, lors d’un forum consacré aux nouvelles pauvretés du XXIe siècle. À cette occasion, l’ancien secrétaire général de l’ONU, M. Boutros Boutros-Ghali, avait attiré l’attention des participants sur le fait qu’autour de 2040 plus de 60 % de la population mondiale vivra dans « des cosmopolis » entourées d’immenses banlieues, dont la qualité de vie sera - extrêmement précaire. C’est d’ailleurs déjà le cas dans plusieurs mégapoles.

À sa suite, le sénateur Jack Ralite exposa des statistiques impressionnantes sur les communes des banlieues nord et est de Paris. Notre mission consiste à approfondir et à faire partager la recherche en train de se faire. L’espace des banlieues concentre des temps et des traditions qui ne sont pas synchrones et qui requièrent donc d’être harmonisés par des « réceptacles de mémoire commune » et par des « projets de futur partagé ».
Pourquoi cette référence aux grands « classiques » de la mémoire humaine ? Carlo Ossola. Ces classiques ont été les premiers à franchir les frontières des langues et des cultures en se faisant le réceptacle de l’expérience et des espoirs des peuples. Chaque migrant quel que soit le siècle ou le pays a connu son « odyssée ». Chacun voudrait faire un « nostos », un voyage de retour, à ses origines. Toutes les civilisations possèdent des valeurs au nom desquelles les crimes sont punis et la miséricorde bénie, comme Dante l’évoque dans son Enfer et dans son Paradis.
Chacun des thèmes et des textes présentés à Aubervilliers sera parcouru non pas seulement par un spécialiste, mais par un témoin. L’Odyssée proposée par Jean-Pierre Vernant est aussi la parole d’un homme de la Résistance, d’un citoyen, d’un chercheur qui a fait un long voyage pour assurer à sa génération, à nous tous, la liberté et la paix.

Quel est le but de cette initiative ? Carlo Ossola. Dans nos sociétés nous avons tous besoin d’un avenir plus digne. Personne n’a plus le droit d’ignorer. Aucun laboratoire de recherche n’est séparé de la rue. Aucune rue n’a le droit de se perdre dans le vague. La globalisation signifie aussi que tout est commun : le malheur, l’espoir de bonheur, la responsabilité du futur. Le Collège de France s’interroge à chaque instant sur sa mission. Un savoir libre et gratuit doit pouvoir montrer et donner les bénéfices de cette gratuité qui nourrit les arts et les sciences.

Le fait même que les premières adhésions au projet ont été manifestées par les plus illustres des professeurs honoraires du Collège (MM. Miquel, Vernant, Bonnefoy) montre bien que la recherche est, avant tout, un exercice de responsabilité, une fidélité engagée.

Le Collège de France va-t-il réitérer ce type de partenariats ? Carlo Ossola. Nous ne travaillons pas pour l’éphémère. Tout projet sérieux demande de la préparation, de la patience, de la constance. Nous avons déjà ébauché un programme 2006-2010, qui sera soumis à l’assemblée des professeurs du Collège de France en accord avec les institutions d’Aubervilliers. Les sciences auront leur place, le travail, les arts, tout ce qui est digne d’être transmis par le savoir d’une communauté.

Entretien réalisé par ID

------------

Extrait du « Monde » du 25.10.06 : Le Collège de France à Aubervilliers

Un vieux monsieur arrive en chaise roulante, dans le hall du lycée Le Corbusier, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Il semble surpris et ravi de voir autant de monde l’applaudir : lundi 23 octobre, Jean-Pierre Vernant, philosophe et professeur honoraire au Collège de France, donnait une conférence sur L’Odyssée d’Homère, dans le cadre des Lundis d’Aubervilliers. "Mes médecins m’ont déconseillé de venir. Mais je ne voulais pas me défiler au dernier moment", avoue le spécialiste de la Grèce antique derrière une tribune envahie de plantes.

Tout au long de l’année 2006-2007, des professeurs du Collège de France ou invités feront un exposé sur un chef-d’oeuvre littéraire, dans cette commune de la banlieue parisienne : le 27 novembre, Carlo Ossola parlera de La Divine Comédie de Dante ; le 5 février 2007, Francisco Jarauta, professeur à l’université de Murcie (Espagne) abordera Don Quichotte...

Cette initiative, qui vise à projeter en banlieue la vénérable institution du Collège de France, est née de la rencontre, en 2004, entre le sénateur et ancien maire d’Aubervilliers, Jack Ralite, et Carlo Ossola. "A l’occasion d’un colloque sur les nouvelles pauvretés du XXIe siècle, Jack Ralite a dépeint les ombres et lumières de la banlieue parisienne. Je me suis dit : nous avons tout près de nous des situations difficiles et fertiles en même temps. Pourquoi le Collège de France, dont la mission est de faire avancer la recherche et en diffuser la conscience, ne se déplacerait-il pas à Aubervilliers ?", raconte M. Ossola.

Les professeurs du Collège de France ont approuvé le projet à l’unanimité, en novembre 2005. C’était au lendemain des émeutes. "Je ne dirai pas que cet événement a joué dans notre décision, mûrie au printemps 2005, mais ces conférences sont l’une des réponses. Parmi les caractères classiques du prophétisme, il y avait le "don des langues". Nous avons - dans nos banlieues - le don des langues et des traditions, il faut le transformer en prophétisme", souligne M. Ossola.

Ce lundi 23 octobre, c’est la fête musulmane de l’Aïd. "Les élèves sont moins nombreux que prévu", note la proviseure, Monique Parquier. Mais la salle s’emplit peu à peu et M. Vernant prend la parole devant quelque 360 personnes.

Plus conteur que professeur, il décrit un Ulysse "malin comme un singe". C’est le modèle d’une "patience inaltérable", dit-il : "Il a passé dix, vingt ans à Troyes, mais il n’oublie pas sa terre, sa femme, ses enfants et reste fidèle à lui-même." Revenant sur quelques épisodes de L’Odyssée, l’ancien résistant pose la question de l’identité, de la vie et de la mort, avec humour et simplicité. "J’arrange un peu l’histoire...", s’excuse-t-il à plusieurs reprises.

Exemple : pendant son voyage, Ulysse vit "sept ans en tête-à-tête amoureux" avec la déesse Calypso. Doit-il rester avec celle qui lui promet l’immortalité et une jeunesse inaltérable ? Et qui le prévient : "Si tu pars, je sais que des épreuves terribles t’attendent." Ulysse choisit de la quitter : "Car s’il reste avec elle, il cesse d’exister. Il n’y a plus de retour, et plus d’Odyssée", démontre M. Vernant. De retour à Ithaque, Ulysse n’est pas reconnu des siens : la déesse Athena l’a transformé en un "vieux mendiant puant", car il doit tomber dans l’anonymat pour reconquérir sa terre. "Ulysse personne" va redevenir "Ulysse en personne".

"Comment ça finit, tout ça ?", fait mine de s’interroger le professeur, au bout d’une heure. Pénélope reconnaît enfin Ulysse, le couple se retrouve dans le lit nuptial, "le temps du début rejoint celui de la fin" et "Athena arrête le char de l’aurore pour que la nuit d’amour se prolonge". M. Vernant réajuste sa montre et salue l’assistance, qui lui fait une ovation : "Je rentre, il faut que les vieux aillent au dodo."

Des élèves de terminale ES du lycée Le Corbusier se disent ravis. Avec plusieurs de leurs professeurs, ils ont préparé la conférence en se documentant et en lisant des extraits d’Ulysse. "On a tout compris !", s’enthousiasme Derya. "C’est important de dire que le savoir n’appartient pas qu’aux bourgeois... euh, qu’à une classe", enchaîne sa copine Wafa. Pendant les vacances de la Toussaint, elles liront La Divine Comédie, en vue de la prochaine conférence.

Clarisse Fabre

Répondre à cet article