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Le sociologue Marc Oberti explique ce que cache le débat sur la carte scolaire

14 mars 2007

Extraits des débats du « Monde », le 13.02.07 : Marco Oberti : "l’assouplissement de la carte scolaire" va à l’encontre de "plus de mixité à l’école"

Marco Oberti, sociologue, auteur d’un rapport sur la "Ségrégation urbaine et scolaire dans l’Ouest parisien"

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Bouglou : En quoi consiste exactement la carte scolaire ?

Marco Oberti : Il y a deux volets : un premier volet qui renvoie à l’attribution des ressources humaines et financières aux différents établissements ; et un autre volet qui concerne l’affectation des élèves en fonction de leur lieu de résidence. C’est surtout le deuxième volet qui fait l’objet de vifs débats, puisqu’il renvoie à la question de la mixité sociale et ethnique.

Toto : Bonjour, quels sont les grands principes de fonctionnement de la carte scolaire ?

Marco Oberti : Chaque établissement a un bassin de recrutement défini à partir des adresses des parents qui définit un lieu de scolarisation pour l’établissement public. Le seul moyen d’éviter cet établissement est soit d’avoir une adresse hors secteur, soit de choisir une option absente dans cet établissement, soit enfin d’avoir recours au privé.

Aldo : La carte scolaire est-elle un frein à la mixité sociale ?

Marco Oberti : C’est une question délicate. Il suffit de voir la timidité avec laquelle cette question est abordée par les différents candidats à l’élection présidentielle. Ce que montrent les enquêtes, c’est qu’en l’état actuel, les enfants les plus captifs sont ceux des milieux populaires et des quartiers les plus stigmatisés, alors que ceux des classes supérieures s’en affranchissent beaucoup plus facilement, généralement pour accéder à des établissements encore plus attractifs et souvent très homogènes socialement.

Arthur : En tant que sociologue, expert sur la question, accepteriez-vous de coordonner une équipe ministérielle chargée de retracer la carte scolaire ? Quelles seraient les premières améliorations à entreprendre ?

Marco Oberti : J’avoue que cette proposition m’attire beaucoup. J’ai toujours considéré que la sociologie ne pouvait pas se contenter de proposer des analyses, mais qu’elle pouvait aussi s’impliquer davantage dans l’organisation de la société. Parmi les mesures qui me semblent importantes, les premières consisteraient à lutter contre les bonnes raisons que les parents peuvent avoir d’éviter un collège.

Cela amène logiquement à garantir une offre scolaire homogène au niveau du collège, à redéfinir les secteurs scolaires en s’affranchissant des limites municipales, en organisant la mobilité de manière à la rendre souple et accessible à l’ensemble des groupes sociaux. Enfin, il serait indispensable d’engager une négociation avec l’enseignement privé conventionné pour l’impliquer dans la production de la mixité.

Skolem : Y a-t-il des statistiques sur le respect ou non de la carte scolaire suivant les régions et les catégories sociales ?

Marco Oberti : Je ne connais pas d’étude concernant les différences entre régions. On dispose en revanche de données concernant les différences par catégories sociales. Je répète que l’on voit une nette différence entre les classes supérieures et les milieux ouvriers et employés.

Dans certaines communes moyennes populaires ou populaires, ce sont près de la moitié des enfants en âge d’être scolarisés au collège qui le sont en dehors de leur secteur. Ceci est bien évidemment vrai surtout dans les métropoles et leur banlieue.

Matthieu : Peut-on conserver de bons niveaux scolaires dans les établissements tout en respectant le principe moral de mixité sociale ?

Marco Oberti : Ce que montrent plusieurs enquêtes, c’est que les enfants d’origine populaire tirent profit d’une plus grande mixité dans leur établissement, alors que cet effet semble moins important pour les enfants de classes moyennes et supérieures. Autrement dit, nous sommes dans cette situation paradoxale où les enfants pour lesquels la mixité serait la plus souhaitable sont ceux que l’on retrouve le plus souvent dans les établissements les moins mixtes, et inversement, les enfants des classes sociales pour lesquels la diversité sociale joue moins sur leurs résultats scolaires sont ceux qui sont plus souvent dans des établisssements mixtes, voire très favorisés.

Jésus75 : Ayant travaillé sur la question, quel sentiment pensez-vous que les professeurs ont sur cette question ?

Marco Oberti : La plupart valorisent la mixité comme principe et se rendent compte qu’il s’agit d’une réalité difficile à organiser sur le plan pédagogique, d’où ce débat récurrent sur des classes mixtes ou des classes de niveau. Encore une fois, ce sont les élèves les plus en difficulté qui sont davantage pénalisés par l’homogénéité scolaire des classes. Cela dit, il ne s’agit pas d’idéaliser la mixité, qui représente un véritable défi pédagogique. La question est bien de savoir comment faire de la mixité une ressource et pas un obstacle ou une difficulté. Il existe des exemples intéressants d’innovations pédagogiques aux Etats-Unis sur cet aspect.

Ours : Quel autre moyen pourrait-on mettre en place pour avoir une politique d’égalité ? La carte scolaire est-elle le seul moyen ?

Marco Oberti : Non, il y a d’autres pistes possibles. L’une consiste à travailler sur le taux d’encadrement de manière à donner un cadre pédagogique adapté aux établissements les plus en difficulté. Et l’on sait bien que le taux d’encadrement est un élément déterminant de la réussite scolaire d’enfants en difficulté.

Cela dit, on voit bien apparaître une tension entre une logique de proximité qui conduirait à maintenir un recrutement localisé dans les établissements des quartiers en difficulté, et à augmenter considérablement le taux d’encadrement, ou bien à s’affranchir de la logique de proximité pour rechercher plus de mixité, sachant qu’il sera plus difficile d’agir sur le taux d’encadrement.

Rouda : Comment les ressources financières sont-elles attribuées à chaque établissement ?

Marco Oberti : Les moyens sont affectés en fonction du nombre d’élèves, des projets d’établissement et bien évidemment du fait d’être en zone d’éducation prioritaire ou non.

Johann : Comment se fait-il que les enfants dont les parents ont un statut social élevé obtiennent plus facilement une dérogation pour étudier dans une autre école ? Quelles sont les conditions d’obtention de cette dérogation, et qui l’attribue ?

Marco Oberti : Les classes supérieures ont une connaissance très précise du système éducatif qui les conduit à maîtriser parfaitement l’offre scolaire, non seulement de leur secteur, mais plus largement, de leur bassin scolaire. C’est pourquoi le choix de certaines options (langues, classes à horaires aménagés, etc.) permet d’éviter le collège de secteur. Ils ont également une vision de la scolarité de leur enfant sur le moyen ou long terme qui leur permet d’articuler des choix d’options en fonction de l’orientation qui auront lieu dans l’enseignement supérieur.

Skolem : Les admissions en classes prépas sont-elles faites dans l’équité, on considère comme égaux tous les lycées, ou sont-elles influencées par l’origine scolaire des élèves ?

Marco Oberti : Un nombre limité de classes préparatoires fournissent la majorité des grandes écoles. On peut donc dire que toutes les classes préparatoires ne se valent pas dans leur capacité à assurer l’accès aux grandes écoles. Par ailleurs, leur localisation révèle de profondes inégalités entre certains arrondissements ou certaines communes, généralement les plus favorisés, qui concentrent toute la gamme de ces classes préparatoires.

Un changement semble être amorcé, qui consiste à relocaliser des classes préparatoires dans des communes populaires. Mais ce mouvement est encore timide.
On peut d’ailleurs noter des différences importantes dans la réputation entre lycées, qui conduisent à accorder un intérêt tout particulier à la proposition de Patrick Weil, qui consiste à garantir un pourcentage donné d’accès aux classes préparatoires dans tous les lycées, quelles que soient leurs caractéristiques sociales et géographiques.

Arthur : Que pensez-vous de cette proposition de P. Weil ?

Marco Oberti : Cette mesure aurait aussi pour avantage de favoriser la mixité dans certains lycées de la banlieue populaire, puisqu’un bon résultat au baccalauréat leur garantirait l’accès aux filières les plus sélectives. C’est donc une mesure plutôt en faveur de la mixité, et pas seulement de diversification de l’élite.

Jésus75 : Depuis 20 ans les ministres de l’éducation ont tous assoupli la carte scolaire, sauf peut-être François Bayrou en 1993. Est-ce qu’on se dirige inéluctablement vers une désectorisation totale ?

Marco Oberti : Les candidats ont des positions différentes sur la sectorisation. Nicolas Sarkozy penche plutôt pour un assouplissement, voire sa suppression, associée à l’idée que la compétition entre établissements fera disparaître les moins bons et laissera ainsi le libre choix aux parents. Ségolène Royal a une conception plus restrictive de la carte scolaire : elle souhaite reconfigurer les secteurs de manière à les rendre plus hétérogènes et laisser le choix entre deux ou trois établissements au sein de ces nouveaux secteurs rendus plus diversifiés. Quant à François Bayrou, il dit simplement qu’il faut repenser la carte scolaire et en défendre le principe, mais ne précise rien de concret quant à une possible réforme.

On peut ajouter que le point commun à ces trois candidats est d’utiliser des propos très généraux sur la carte scolaire, alors qu’une discussion sérieuse nécessiterait d’en indiquer les aspects pratiques (quelle échelle ? quel type de mobilité ? quel type de mixité ?).

Il y a eu des expériences d’assouplissement de la carte scolaire dont le rapport Hébrard de mars 2002 fait état et qui montre que cet assouplissement a peu d’effets sur le profil des établissements et profite plutôt aux classes moyennes et supérieures. Cela montre d’une certaine façon que la voie à suivre n’est pas celle de l’assouplissement de la carte scolaire si l’on souhaite plus de mixité à l’école, mais bien celle d’une redéfinition des échelles des secteurs et des types de profils souhaités dans les établissements.

Belette : Quelle différence y a-t-il entre ceux qui veulent "réformer" la carte scolaire, et ceux qui veulent qu’elle disparaisse, n’est-ce pas la même chose ?

Marco Oberti : Il y a d’un côté une conception très libérale et compétitive de l’éducation, où grosso modo seuls les établissements en mesure de garantir des taux de réussite importants seraient maintenus, et où les moins performants, qui risquent de concerner surtout les établissements des quartiers populaires, auront vocation à disparaître. Cette conception libérale est souvent associée à une politique stricte d’évaluation des établissements et de redéfinition des contrats d’embauche des enseignants.

D’un autre côté, ceux qui militent pour un assouplissement de la carte scolaire restent davantage attachés à la mission "républicaine" de l’école et à l’idéal de la mixité.

Jarjar : La carte scolaire constitue-t-elle une ligne de clivage traditonel entre la gauche et la droite ?

Marco Oberti : Cette différence ne saute pas aux yeux, même si Nicolas Sarkozy apparaît aujourd’hui clairement comme beaucoup plus libéral que Ségolène Royal et François Bayrou. Cette différence me semble aussi atténuée par le fait qu’aucun de ces candidats ne paraît disposé à poser clairement la question de l’école privée, dont la totale liberté de recrutement fausse complètement la capacité de la sectorisation à produire de la mixité.

Rimet : Pourquoi, dans la campagne électorale, le débat sur l’éducation se limite-t-il à la carte scolaire ?

Marco Oberti : C’est une question intéressante. En fait, le débat sur la carte scolaire révèle des tensions sociales liées à l’évolution de la ségrégation urbaine. Un grand nombre de catégories sociales, moyennes et supérieures, conçoivent l’homogénéité sociale comme la garantie d’un environnement scolaire sécurisé et performant.

Ainsi, les enjeux liés au recrutement des établissements renvoient à des enjeux d’identité de classe et de perception tronquée de la ségrégation urbaine. Puisque les études concernant l’évolution de la ségrégation urbaine montrent que ce sont surtout les catégories supérieures qui se sont le plus ségrégées au cours des dix dernières années, plus que les catégories populaires.

Belette : A votre avis, la mixité sociale est-elle possible dans les quartiers riches ?

Marco Oberti : Des travaux montrent clairement que les classes supérieures sont les plus réticentes à l’idée de cohabiter avec les milieux populaires, immigrés ou issus de l’immigration dans l’espace scolaire. Et il n’est pas certain non plus que des enfants d’origine populaire vivent sereinement leur expérience scolaire dans des établissements très bourgeois.

C’est d’ailleurs une limite à un certain nombre d’expériences qui consistent à sortir "les meilleurs élèves" ou les élèves prometteurs des quartiers en difficulté, puisque non seulement cela contribue à fragiliser des équilibres sociaux et scolaires instables dans ces quartiers, mais cela n’agit en rien sur la situation la plus commune, celle des collèges ordinaires caractérisés par la mixité.

Romi : Si on envoie les meilleurs élèves de chaque lycée en classes prépas, les universités seront vidées de leurs meilleurs éléments. Est-ce une bonne idée ?

Marco Oberti : Il existe de toutes façons une hiérarchie bien établie entre les filières de l’enseignement supérieur en France : d’un côté, l’université de masse avec des taux d’échec importants en première année, et de l’autre, des filières sélectives qui continuent très largement de recruter dans les milieux sociaux les plus favorisés.

Il semble donc important de pouvoir garantir à des lycéens qui de toute manière sont moins mobiles que ceux d’origine sociale favorisée de pouvoir aussi prétendre accéder aux filières les plus valorisées. Cela n’empêche pas par ailleurs de continuer à réfléchir sur un rapprochement entre les filières universitaires et les grandes écoles.

Jésus75 : Quel candidat a le meilleur projet autour du thème de la carte scolaire, selon vous ?

Marco Oberti : Etant donné les propos très généraux tenus par les principaux candidats, il est difficile de dire clairement celui qui apparaît comme le plus à même de réformer la carte scolaire. J’ai déjà indiqué la vraie différence entre Nicolas Sarkozy, clairement plus libéral et développement une conception concurrentielle de l’enseignement, et Ségolène Royal et François Bayrou, qui n’ont jamais envisagé la suppression de la carte scolaire, mais son aménagement en vue de garantir une plus grande diversité sociale et un cadre de socialisation de qualité.

Je précise également que Ségolène Royal a clairement indiqué son intention d’accorder plus de moyens aux établissements situés en ZEP.

Albert : Le problème de la carte scolaire existe-t-il seulement en France ?

Marco Oberti : La situation en Europe est caractérisée par une grande diversité entre des pays sans carte scolaire, des pays avec une carte scolaire souple, et enfin des pays avec une carte scolaire stricte.

La France est clairement dans le deuxième groupe, puisque la carte scolaire peine à être respectée par l’ensemble des parents, ce qui profite - je l’ai déjà dit à plusieurs reprises - aux classes supérieures.

La Belgique est en train de réfléchir à une réforme de son système, actuellement sans carte scolaire, et regarde l’expérience française avec beaucoup d’intérêt pour construire les secteurs pertinents pour assurer la mixité sociale.

Chat modéré par Anne-Gaëlle Rico

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