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La remise en cause du collège unique, avec François Dubet (Rencontre OZP, avril 2003)

2004

-----LES RENCONTRES DE L’OZP-----

Observatoire des zones prioritaires - www.ozp.fr

n° 39 - avril 2003

Les ZEP et la remise en cause du collège unique

Compte rendu de la réunion publique du 3 avril 2003

François Dubet, professeur de sociologie à l’université de Bordeaux 2, bien connu pour ses nombreux travaux sur l’exclusion scolaire ou urbaine, a animé cette Rencontre de l’OZP. Après avoir rappelé l’origine du collège unique - un enfant mal né -, il décrit les changements du système éducatif que ce collège ne peut surmonter et qui conduisent à sa remise en cause. Avec la massification, combinée avec la fin de l’école comme sanctuaire (« à l’école, tu es un élève, tu n’es plus un enfant »), c’est l’intrusion des élèves en difficulté, des problèmes sociaux et des "désordres" adolescents. Les élèves sont d’autant plus difficiles à motiver que le sentiment d’utilité des études est différé et qu’ils savent que ce n’est plus seulement à l’école qu’ils vont apprendre à comprendre ce qui se passe dans le monde. La tradition de l’école primaire a pu prendre en compte ces changements, mais la tradition lycéenne, sur laquelle le collège unique s’est aligné, a ajouté l’humiliation à l’échec scolaire et développé la violence en réaction à la violence du « jeu » scolaire.
François Dubet pose ensuite quelques principes pour un débat politique, car le choix du collège unique - ce dernier restant le principal facteur de réduction des inégalités - est un choix politique. C’est à la nation de décider que tous les enfants vont dans la même école jusqu’à seize ans pour acquérir la culture commune qu’elle attend d’eux. Cette culture commune suppose que les programmes du collège soient décrochés des programmes du lycée, ce qui demandera un sacrifice symbolique énorme aux professeurs de collège qui devront se valoriser par leur métier et leur compétence professionnelle comme l’ont fait les enseignants des écoles.

(NDLR : Nous avons gardé en partie à ce compte rendu son style parlé qui rend mieux compte de la tonalité directe et vivante de l’intervention. Les nombreuses questions posées par les participants ont été intégrées au contenu du texte).

Le collège unique a-t-il vraiment existé ?

Le collège unique a été instauré en 1975. Dans un discours fondateur, le ministre de l’époque, René Haby, a annoncé, à la fois, que tous les enfants seraient bien dans le même collège jusqu’en 3e, sans les filières qui existaient dans les CES (collèges d’enseignement secondaire), et que la grande culture des lycées serait bien la culture des collèges.
Dans l’optimisme des « trente glorieuses », cette seconde proposition n’est pas apparue contradictoire avec la première. On croyait alors que la croissance et l’évolution culturelle allaient absorber les problèmes. Politiquement, la question pour le Ministère était de savoir si on allait « donner » le collège au SNES (second degré) ou au SNI (Syndicat National des Instituteurs) ? » On l’a donné au SNES, qui était alors peu enthousiaste vis-à-vis du collège unique. Comme l’a montré en effet Antoine Prost, les professeurs de lycée ont longtemps résisté à toute démocratisation du système par crainte que « le niveau baisse ».
Le collège unique est donc un enfant mal né, parce qu’issu d’une illusion lyrique. On n’a pas vu arriver les problèmes tout de suite. Jusqu’aux années 1990, on a pu tricher avec le collège unique. La pression ne s’était pas encore manifestée en faveur de la création des classes hétérogènes, et on disposait encore de possibilités de soupapes comme l’orientation en fin de 5e vers l’enseignement professionnel, les classes de 4e et 3e technologiques, les CPPN (Classes pré-professionnelles de niveau), etc. Le bilan pédagogique de ces dispositifs de relégation n’a jamais été fait ; par contre, leur bilan sociologique était clair : ils comprenaient 90% d’enfants d’ouvriers non qualifiés et de chômeurs et 1% d’enfants de cadres et d’enseignants.

Aujourd’hui, la rhétorique de la plainte des enseignants contre le collège unique, appuyée sur les difficultés de leur expérience quotidienne, monte, acquiert une légitimité et devient le discours orthodoxe. Les livres qui paraissent aujourd’hui n’étaient pas pensables il y a dix ans. Beaucoup d’enseignants, y compris les jeunes, disent à propos du collège unique qu’il faut « arrêter la plaisanterie ». C’est inquiétant. Des professeurs, en majorité de gauche, ne seraient parfois pas hostiles à ce qu’une majorité de droite fasse ce dont ils rêvent, quitte à organiser pour cela une manifestation vigoureuse. Pourtant, d’après les sondages, les parents sont pour le collège unique et les élèves aussi, eux à qui on ne pense guère à demander leur avis

Comment en est-on arrivé à remettre en cause le collège unique ?

La massification a eu un rôle fondamental. Elle a signifié l’entrée massive d’élèves non adéquats au système scolaire. Jusqu’en 1965 - ce n’est pas si loin -, les enfants qui continuaient après la scolarité obligatoire étaient encore un peu moins nombreux que ceux qui s’arrêtaient. Avant la création des CES (Collèges d’Enseignement Secondaire), les possibilités d’entrée en 6e étaient plus corrélées à l’origine sociale qu’aux résultats scolaires. L’enseignement primaire supérieur envoyait ses meilleurs élèves au lycée où ils rejoignaient les moins bons, qui, eux, se protégeaient grâce au latin. Et le système fonctionnait, l’image de l’ascenseur social était assez bonne. Les professeurs de lycée étaient très élogieux au sujet de ces élèves-là.
Mais, avec le collège unique, on a fait entrer aussi les « cancres », les 30% d’élèves faibles que partout on dit trouver, même dans les collèges des quartiers favorisés. Il y a donc au collège des élèves pour qui, de toute évidence, les programmes sont trop difficiles. Je m’étais fait nommer, il y a quelques années, enseignant dans un collège et j’ai pu prendre une conscience aiguë de l’écart entre le niveau des élèves et les programmes.
Par ailleurs, le collège unique entraîne la fin d’une fiction républicaine, l’école comme sanctuaire. Longtemps, dans l’école républicaine, l’enfant restait hors de l’école, comme restaient en dehors de l’école les problèmes sociaux et la sexualité. C’est vrai que les jeunes « adorent » leur collège ; pour eux, il est l’espace de la vie juvénile, la place du village, la surboum, ces lieux de rencontre qu’ils ont maintenant à l’intérieur de l’établissement. Quel désordre pour cette tradition scolaire qui tenait ces problèmes hors de l’école !
Quand on fait entrer les enfants de tous les milieux sociaux, quand on instaure la mixité, il ne faut pas s’étonner que tous les problèmes qui vont avec entrent au collège. Les instituteurs ont fait leur affaire de cette intrusion ; les enseignants du secondaire, jusque là très protégés, ont éprouvé, eux, le sentiment d’un envahissement par des élèves plus faibles, par des problèmes sociaux et par des problèmes d’adolescence.

Instituteurs et professeurs, deux traditions professionnelles
Ces problèmes ont certes pris de l’ampleur avec la crise économique, mais ils sont liés aussi à une différence de tradition et d’identité professionnelles entre le primaire et le secondaire. Les instituteurs ne sont pas choqués par la présence nombreuse d’enfants de chômeurs. Mais les professeurs n’ont pas cette tradition de proximité avec le milieu social, sauf dans les petits collèges de campagne, et les parents sont plus souvent perçus comme des gêneurs.

Autre aspect de cette différence dans les traditions professionnelles chez les enseignants : les instituteurs ont le sentiment d’exercer un métier, avec eux on parle de technique et de cuisine pédagogiques : « Comment tu fais dans ta classe ? » . Les professeurs, eux, ont le sentiment d’exercer une fonction, avec eux on parle immédiatement de statut, de vocation de l’école. L’école primaire a changé, elle n’est plus l’école du « Grand Meaulnes », et les instituteurs ont le sentiment d’y avoir gagné.
Une mutation essentielle serait que les enseignants du secondaire en viennent eux aussi à acquérir une conscience de métier, celui d’éduquer les enfants, de transmettre des connaissances, mais pas seulement de transmettre une discipline avec un grand D. Aujourd’hui, les professeurs développent une image dangereuse de leur métier et on va finir par les croire. C’est insultant pour eux de voir un périodique titrer « Enseignant, un métier à risque ! ». Or, ils ne pourront être respectés, par une population de plus en plus diplômée, que pour leur compétence professionnelle (comme les instituteurs sont respectés parce qu’ils savent apprendre à lire à des enfants) et non pas parce qu’ils ont le niveau à Bac+4. Ils retrouveront leur légitimité par leur métier et non pas par leur niveau d’étude.

L’école avait arraché à l’Eglise le monopole de la grande culture. L’école était un endroit où l’on grandissait parce qu’on entrait dans une culture plus grande, plus large, plus universelle que celle de la famille, de la classe sociale. Les gens voyaient bien que parler et lire en français, c’était rentrer dans un monde plus large. Pour savoir ce qui se passait au-delà de ma rue, j’avais le choix entre l’école et... l’école.
Aujourd’hui, l’école n’a plus le monopole de la grande culture : sur l’ensemble de l’année, les élèves, mais aussi les enseignants, passent plus de temps devant la télévision qu’à l’école. La capacité de fascination de la culture scolaire sur les enfants a disparu. On peut le déplorer, mais nos propres enfants savent bien que ce n’est pas seulement à l’école qu’ils vont apprendre à comprendre ce qui passe dans le monde.

La perception de l’utilité des études est différée
Le problème de la perception de l’utilité des études a aussi fait basculer le système. L’histoire banale des petits Français n’est pas le conte de fées de certains grands intellectuels se découvrant à l’école une passion pour la philosophie, passion qui les mène à l’École Normale Supérieure et finit, sans qu’ils aient eu d’autre motivation que l’amour des idées, par leur donner un salaire. Dans l’idéal, les élèves devraient étudier par intérêt intellectuel pour ce qu’ils étudient. Mais, dès qu’ils sortent de l’enfance, dès qu’ils cessent d’étudier pour seulement faire plaisir à leur maîtresse ou à leur maman, il faut bien qu’ils se trouvent, pour eux-mêmes, des raisons d’étudier.
Or, avec la massification, le moment où l’utilité des études peut constituer une raison de travailler à l’école est différé. Il y a quarante ans, un enfant de 5e pouvait se dire : « Je vais passer le brevet et ensuite un concours d’entrée à l’école normale ou pour travailler dans les Postes ou devenir gendarme, etc. ».
Quand maintenant un élève de 5e demande : « Pourquoi je travaillerais ? », on ne peut le motiver en répondant : « Si tu ne travailles pas, à vingt-cinq ans, tu auras des problèmes ». La rhétorique du projet, qui d’ailleurs ne s’applique qu’aux élèves en difficulté, ne peut pas compenser ce manque de motivation. Vue pas les élèves, elle s’apparente à une rhétorique de deuil.
Ce problème de la motivation touche la plupart des élèves, toutes les enquêtes le montrent : difficulté pour les élèves de se motiver, difficulté pour les enseignants de les motiver. Au collège, contrairement à ce qu’on lit partout, les problèmes de motivation sont plus graves que les problèmes de violence.

La relation pédagogique et le déclin de l’institution
« Pour motiver les élèves, il faut que je me motive, moi. » La relation pédagogique devient de plus en plus épuisante pour les enseignants. Les enseignants ne sont plus des prêtres qui s’adressent à des croyants mais des prédicateurs qui essaient de convertir des gens qui leur disent : « Donnez nous des raisons de vous croire » et ceci, même dans les établissements chics et protégés, où les élèves disent : « J’assure la moyenne, ne me demandez pas en plus de m’intéresser. »

Il y a donc eu un changement fondamental de la nature de la relation pédagogique. Autrefois, cette relation était institutionnelle. Le maître jouait son rôle et incarnait les principes supérieurs, les élèves jouaient le leur, et ça marchait. Nous avons tous été élevés comme ça, au prix d’ailleurs souvent d’un ennui considérable. Le maître disait : « Sortez vos cahiers », les élèves sortaient leur cahiers. Aujourd’hui, ils demandent : « Pourquoi ? ». Une grande partie du temps scolaire ne consiste pas à faire la classe, mais à réunir les conditions qui feront que la classe puisse éventuellement se faire. C’est exactement ce que j’appelle le déclin de l’institution [NDLR : cf François Dubet.- Le déclin de l’institution, Fayard, 2002]. C’est un problème général.

On fait comme si l’école était toujours un sanctuaire qui n’aurait pas de problèmes s’il n’y avait pas autour d’elle de grands désordres sociaux. Je récuse cette analyse : il y a toujours eu de grands désordres sociaux. Être instituteur dans le Cantal en 1910, c’était être dans une situation bien plus coloniale que d’enseigner aujourd’hui en Seine-Saint-Denis. Le grand changement, c’est que l’institution tenait et qu’aujourd’hui elle ne tient plus. Au collège, parce qu’il n’y a pas de sélection, on est arrivé à une figure très aiguë de la crise de la relation pédagogique. Même si, demain, il n’y a plus de chômage, s’il y a des portiques à l’entrée des collèges, si les IUFM forment des profs géniaux, la relation pédagogique ne sera plus cette relation que tout le monde a en tête : des élèves curieux de savoir et se soumettant à la parole chaleureuse du professeur.
Les enseignants sont dans une situation difficile. On leur dit : « Fondez votre autorité sur vous-mêmes », ce qui signifie : « Ayez du charme ». Les enseignants en sont réduits à menacer ou à séduire, ce qui en épuise beaucoup et n’est pas toujours efficace quand l’institution n’étaye plus l’autorité.

Échec scolaire, humiliation et violence du « jeu » scolaire

L’idéal scolaire des professeurs de collège, qui repose sur des disciplines dont la légitimité est fondée par les programmes du lycée et par les concours du CAPES, rencontre un public d’élèves dont on sait que la majorité n’entreront pas au lycée général. L’échec scolaire est ainsi défini par ce que l’on ne sait pas. Là, on a affaire à une "violence" bien particulière. Le scandale du collège unique n’est pas que les enfants d’ouvriers ou d’immigrés s’en tirent moins bien que les autres (j’ai fait trop de sociologie pour imaginer l’inverse), mais c’est qu’avant de transformer les enfants d’ouvriers en futurs ouvriers on les humilie. On les invalide, et on ne comprend pas pourquoi ces gosses ne font pas le choix rationnel de désirer ce que nous leur proposons. On dit à un enfant d’ouvrier : « Si tu continues comme ça, tu finiras en LP, tu seras ouvrier », on se retient d’ajouter « comme ton père ». Et après on s’étonne que les élèves résistent et, parfois, soient violents.

Dans une école de masse, la violence de l’école n’est pas celle d’une culture bourgeoise qui s’imposerait à une culture de banlieue. La violence scolaire consiste à dire aux élèves : « Vous entrez dans un jeu et, si vous échouez dans ce jeu, vous ne pourrez plus vous en prendre qu’à vous-mêmes. Vous êtes responsables de votre propre échec ».

Les élèves aiment leur collège, c’est un lieu de copains, d’amitié et de profs plutôt sympathiques. Mais c’est aussi un endroit extrêmement dur, non parce qu’on y est confronté au sentiment de sa propre valeur, ce qui est une bonne chose, mais parce qu’on y est confronté à la dévalorisation de soi. Les enquêtes montrent que bien des élèves de LP pensent qu’ils sont là parce qu’ils sont idiots. C’est pour cette raison que j’aime beaucoup les enseignants de LP, parce qu’ils font un travail quasi thérapeutique : « Mais non, tu n’es pas bête, ce n’est pas parce qu’on fait des fautes d’orthographe qu’on est nul ». Ce que d’autres trouvent évidemment démagogique.

Les réactions des élèves à cette violence
Face à cette transformation de l’école et de la société, on constate trois types de réactions des élèves :
1 - Le ritualisme : ils font semblant de jouer le jeu et font ce qu’il faut pour avoir la moyenne, mais sans s’intéresser aux programmes. Par une sorte de convention, l’enseignant « tient le décor » et fait semblant lui aussi.
2 - L’intériorisation de la perte de l’estime de soi : « Je suis nul ».
3 - La violence : c’est comme dans les cours de récréation, le jeu de « c’est celui qui le dit qui l’est ». Si le professeur dérape et dit un jour à un élève : « Tu es trop nul », l’élève pense qu’il n’a plus d’autre choix que de lui « casser la gueule », sinon, il serait effectivement « nul ».

Il faudrait que les enseignants perçoivent cette violence de l’institution. C’est difficile car sa cruauté n’est pas de leur fait, elle tient au jeu de ce collège tel qu’il est perçu par les élèves mais jamais par les adultes.

Quand j’ai pris un poste de prof, j’ai rencontré une élève dont la logique m’a fasciné : « Moi, monsieur, je ne travaillerai pas. » J’ai tout fait : les punitions, la séduction, elle n’a jamais travaillé. Elle m’a finalement expliqué : « Moi, quand je travaille, j’ai 3, quand je ne travaille pas, j’ai zéro. Chaque fois que j’ai des notes aussi mauvaises en ayant travaillé, je me décompose. Et je découvre que, quand je ne rends pas le devoir et que j’ai zéro, je garde totalement à mes propres yeux ma propre estime. »

Il faut cesser d’interpréter la violence à l’école uniquement comme l’invasion de la violence sociale à l’école. Certes, deux bandes qui règlent leur compte devant un collège, ce n’est pas une affaire scolaire, et les insultes à un professeur ne sont jamais légitimes, mais on ne peut pas faire comme si elles ne répondaient pas à une situation vécue comme violente. Une des catastrophes du collège unique, c’est qu’il engendre la violence. D’ailleurs, 70% des violences recensées dans les établissements le sont au collège. Et on peut remarquer qu’il n’y en a pas beaucoup plus en LP qu’en lycée général.

Massification et diversification
La dernière conséquence de la massification, c’est la diversification, la perte de l’unité. Plus un système se massifie, plus il se diversifie, plus les contextes locaux vont peser. C’est une hypocrisie de faire croire qu’on offre la même école à tous les élèves.
Certains collèges ressemblent à des petits lycées, d’autres à d’anciens CEG, d’autres évoquent « Graines de violence » aux Etats-Unis en 1955. Il n’y a plus d’unité du système scolaire.

Le collège unique n’est pas parvenu à surmonter trois changements :
1 - une relation pédagogique qui se dérégule et devient épuisante pour les professeurs ;
2 - la sélection par l’échec vécue par les élèves comme une violence ;
3 - la perte de l’unité républicaine dans les pratiques pédagogiques et la réalité des programmes enseignés.

Beaucoup d’enseignants disent alors : « Ca n’a pas marché, arrêtons le collège unique et renonçons à cette illusion ».

Faut-il sauver le collège unique ?

La réduction des inégalités
Il ne s’agit pas de sauver le collège tel qu’il est, même si l’on doit reconnaître ce qu’il a réussi : le collège unique a été le principal facteur de réduction des inégalités. Les enquêtes PISA de l’OCDE sur les acquis des élèves montrent que là où il y a scolarité unique il y a réduction des inégalités, quel que soit le mode de fonctionnement.

Quand on fait courir le peloton ensemble et qu’on évite qu’il s’étire trop, la moyenne est supérieure et l’écart plus faible que si on organise trois courses séparées. Les champions s’échapperont quand même dans le dernier kilomètre. Il y a un gain collectif à maintenir tout le monde ensemble.
Les travaux de l’IREDU montrent également que le niveau des bons n’en pâtit pas tellement, le niveau des moyens monte, le niveau des mauvais s’améliore.

Que va-t-il se passer si on casse le collège unique ?
Séparer les élèves en fin de 5e produira un effet d’anticipation en amont. On ne pourra pas résister à la tentation de créer des CM2 forts et des CM2 faibles, voire même de grandes sections de maternelle fortes et faibles.
Sélectionner, c’est un choix politique. On peut prévoir les conséquences de ce choix, qui seront difficiles à gérer. D’abord, il n’est pas difficile d’imaginer dès aujourd’hui la composition sociale et ethnique des deux populations qui seront séparées après la disparition du collège unique.

Ensuite, tout enseignant qui réclame la fin du collège unique et qui dit : « Il y a un tiers d’élèves dont je ne peux pas m’occuper » n’envisage jamais qu’il devra, lui, s’occuper de ce tiers. Enfin, si on dit que 15% d’élèves n’ont pas leur place au collège, et si on laisse jouer la norme scolaire, ces 15%, on les trouvera partout y compris dans les bons collèges.
À cela s’ajouteront les problèmes pratiques de séparation dans les établissements : si on fait cohabiter dans un établissement un collège fort et un collège faible, on n’a plus qu’à construire un mur entre les deux publics puisque nous savons que les faibles seront d’abord des garçons âgés d’origine étrangère ! Le maximum de violence se trouve en effet dans les établissements les plus sélectifs.

Il y a deux ans, un des arguments du ministre de l’enseignement professionnel pour faire entrer certains élèves en LP dès la fin de 5e ou de 4e était le suivant : ces élèves devant de toute manière finir en LP, autant les prendre plus tôt et renforcer ainsi le LP. Mais on ne renforcera pas l’enseignement professionnel en disant d’emblée qu’il a vocation à recevoir des élèves définis par leur échec.
Ne partons pas de l’idée que les programmes - ou la définition de l’échec scolaire - seront pour l’éternité ce qu’ils sont actuellement ou qu’on n’ira jamais en LP par un choix positif.
Ce projet ministériel reposait sur un imaginaire issu d’une époque où le système fonctionnait très bien avec des écoles de classe, c’est-à-dire une école pour les ouvriers, une école pour les classes moyennes, une école pour les bourgeois.
Cette idée de partition du collège, qu’il faut absolument refuser, ne répondrait pas à la question de l’amélioration de l’offre et aurait des conséquences catastrophiques.

Quelques principes pour un débat politique

Je n’ai pas de plan « bien ficelé » à proposer pour l’instauration d’un autre collège unique mais je voudrais affirmer quatre principes pour un nécessaire débat politique sur la question.

Pas de sélection au collège, mais après
Le collège est le prolongement du principe de l’école commune obligatoire jusqu’à seize ans et on ne doit pas sélectionner plus au collège qu’on ne sélectionne à l’école primaire. Les pays qui évitent aujourd’hui cette sélection prématurée s’en tirent plutôt mieux, en particulier les Scandinaves. Il y a quelque chose qui me scandalise dans l’affirmation : « L’école est obligatoire, mais on n’est pas obligé de donner la même école à tous. »

Une culture commune
Il faut faire le choix résolu d’une culture commune. La réflexion sur les programmes du collège doit être détachée de la réflexion sur les programmes des lycées. Si le collège est l’école pour tous, la culture qu’il doit donner est celle que l’on attend que chaque citoyen possède, y compris les plus faibles d’entre eux. C’était l’objectif de l’école primaire.
Une école de masse éduque ensemble des élèves qui n’ont ni la même histoire, ni le même destin. Il faut une culture civique commune, il faut les faire vivre et les éduquer ensemble. Il n’y a pas de raison de continuer à répartir les élèves dans les classes selon leur niveau - ni de s’obséder sur l’âge comme on le fait en France.

Fixons-nous pour objectif de garantir un minimum à tous. Arrêtons de raisonner sur un élève type de 6e qui a théoriquement le droit de passer dix ans plus tard le concours d’entrée à Polytechnique. Ce que l’on doit demander à l’école, c’est le SMIG. On ne peut pas gagner moins, mais on peut gagner plusieurs fois le SMIG, ça ne limite pas le niveau des salaires vers le haut. Demandons à l’école de garantir un minimum à tous, au lieu de vouloir changer d’élèves parce qu’on a fixé des idéaux qu’on ne peut pas atteindre avec eux. Cessons de prétendre que tout le monde a droit à l’excellence et que « malheur aux vaincus ! ». Les vaincus, en l’occurrence, représentent la majorité des élèves. Il est insupportable d’entendre dire : « Cet élève ne comprend rien en maths en quatre heures par semaine, donc il va en faire cinq ». Une fois la culture commune acquise, le rôle de l’école est de donner plus à ceux qui le souhaitent. L’élève qui aime une matière et qui en demande plus, pourquoi ne pas lui en donner ?

Cette nouvelle conception des programmes suppose des sacrifices considérables par rapport aux principes mais pas par rapport à la réalité actuelle de l’enseignement. Comparons ce que l’on enseigne vraiment ou ce que savent vraiment les élèves avec ce que l’on dit devoir enseigner ! Les enseignants sont attachés à des programmes - qu’ils ne peuvent pas appliquer - parce que ces programmes sont pour eux le signe de la valeur de la culture et de la discipline auxquelles ils s’identifient. D’autres pays sont plus pragmatiques que nous. Chez nous, dès que l’on veut modifier les programmes de physique de 4e, on est accusé d’assassiner la physique française, alors qu’il n’y a pas de lien entre le nombre de prix Nobel et ces programmes.

Affirmer la fonction éducative de l’école
On ne peut pas affirmer à la fois qu’il y a crise du modèle éducatif, qu’il y a une sorte d’anomie de la vie juvénile et dire que « ce n’est pas le problème de l’école ».
Les enseignants doivent passer 25 ou 30 heures dans leur collège pour que l’établissement scolaire soit un lieu où une communauté d’adultes éduque une communauté d’élèves.
Le refus de prendre en charge la fonction éducative est manifeste dans les établissements où des médiateurs ont été recrutés, comme dans les Hauts-de-Seine où le Conseil général finance des médiateurs. Dans ces cas, les enseignants ont abandonné toute prise en charge de la discipline.
Les recherches montrent que, parmi des établissements sociologiquement comparables, certains d’entre eux sont violents et d’autres pas. Là où des adultes sont présents, il y a beaucoup moins de violences, ce qui engage bien une responsabilité de l’école.

La pédagogie n’est pas l’affaire de l’État
Une fois admise et définie l’exigence de culture commune, la manière de l’atteindre est une affaire de professionnels, de l’INRP, du CNDP, des IUFM... La pédagogie n’est pas l’affaire de l’État et cela d’autant moins que les professeurs font strictement ce qu’ils veulent.
Des enquêtes sur le profil du bon professeur n’ont trouvé, sur le plan de l’efficacité et de l’équité, aucune corrélation entre la méthode pédagogique appliquée et les résultats.

D’autres propositions

À propos de l’apprentissage : sortir de la bulle
L’Éducation nationale est une bulle dans laquelle on n’imagine pas qu’au dehors il y a des gens qui travaillent et qui ont mal aux reins. On peut critiquer l’apprentissage et l’enseignement en alternance en disant que les élèves se font exploiter. La collectivité doit en effet s’assurer que les conditions légales sont respectées. Mais, une fois cela dit, il faut sortir de la bulle et rentrer dans le monde réel.
L’enquête auprès des lycéens-travailleurs (30% des lycéens) a montré que, même s’ils avaient suffisamment d’argent, beaucoup d’entre eux continueraient à travailler. Ils disent : « Dans le travail, je sais enfin ce que je vaux, je rentre dans un monde réel, alors que le monde scolaire est un monde faux, on m’y traite comme un gamin et on m’y méprise ».

Contre l’acharnement scolaire
Pour les cas d’élèves en grande difficulté, je suis hostile à l’acharnement scolaire, il y a trop d’élèves qui attendent la fin de l’école comme une délivrance. Mais le reconnaître, ce n’est pas la même chose que de dire : « Il y a 15%desélèvesquin’yont pas leur place, nous allons recentrer la vocation du collège sur la discipline et les pédagogies les plus traditionnelles, et nous serons enfin heureux entre nous ». D’autant plus qu’on sait bien que ces 15% seront les plus pauvres et les plus faibles.
En sélectionnant ainsi, on transforme une difficulté pédagogique en problème politique.

Reconnaître les diverses formes d’intelligence
Aujourd’hui, on choisit un peu tout dans la vie : la religion, la sexualité... mais, à l’école, on n’a plus de possibilité de choix.Il faut pourtant finir par admettre que les élèves ne sont pasidentiques et leur permettre de réussir quelque part. Il y a des gamins qui sortent du collège et qui n’ont jamais réussi en rien.
Il faut qu’à l’école les élèves « fassent » quelque chose. De leur point de vue, l’écoleest un endroit où l’on ne « fait » rien. Le travail scolaire reste pour l’essentiel une leçon qu’on écoute, qu’on apprend, qu’on récite et qu’on oublie. Les bons élèves disent que « le plus désespérant, c’est qu’on n’apprend jamais de choses difficiles ». Il faudrait apprendre moins de choses et en « faire » plus.
On ne valorise qu’un seul type de culture, celle qui produit l’élite. Le système scolaire ne connaît (mais sans les « reconnaître » toutes les deux) que deux formes d’intelligence : les manuels et les intellectuels, et il se trouve étrangement qu’aucun enfant de professeur n’est manuel.
Pourquoi une grande partie de la culture technique et professionnelle n’entrerait-elle pas au collège ?

Une pleine autonomie et un pouvoir central fort
En France, les établissements ont un peu d’autonomie et le pouvoir central a peu de capacités de contrôle. Le système n’est pas véritablement régulé. Les chefs d’établissements ne sont pas vraiment des chefs, les enseignants ne choisissent pas l’établissement et ne sont pas choisis par lui. Comment s’y prennent les Américains là où ils réussissent ?
À Chicago, les écoles ont des objectifs négociés avec la tutelle, les écoles choisissent leur pédagogie, il n’y a plus d’inspection disciplinaire mais on a mis en place des comités d’audit composés d’usagers, d’enseignants de l’école, d’agents de la tutelle et d’experts qui évaluent les résultats scolaires, le civisme, le niveau de violence. On a à la fois une pleine autonomie des établissements et un pouvoir central fort et capable de contrôler le système, et la qualité a sensiblement augmenté.
Je ne défends pas ce système, je dis seulement que l’on peut faire autrement que chez nous.

La nécessité fonctionnelle du projet d’établissement
Souvent, les enseignants ne connaissent pas le projet de leur établissement. Cela signifie que l’élaboration d’un projet a répondu à une injonction et non à une nécessité fonctionnelle.
Si chacun était évalué, noté et payé en fonction de l’efficacité de l’établissement, le projet ne serait pas laissé au hasard des affectations et de la personnalité du chef d’établissement mais deviendrait une contrainte du jeu.
L’université le fait déjà depuis 1990 : tous les quatre ans, tout est contractualisé, c’est décisif pour le dynamisme des équipes enseignantes. On fait le bilan des publications et des recherches, des résultats aux examens. Le degré d’implication des enseignants en est sensiblement modifié.

Les ZEP : subordonner les moyens aux fins
Il faut se battre pour garder le principe d’une discrimination positive, mais il y une contradiction entre ce principe de discrimination positive et un mode d’attribution des moyens qui est moins lié à l’activité et au dynamisme des établissements qu’à l’existence de problèmes.
La question des moyens doit toujours être subordonnée à la question des fins. Enlever un élève par classe fait exploser le budget au niveau national sans créer aucune valeur ajoutée.

Conclusion. Le collège unique, un problème et un débat politiques

1 - Le collège tel qu’il est ne peut pas être défendu, ce n’est pas une raison pour faire un retour de trente ans en arrière.
2 - La sélection aura lieu après le collège, elle sera explicite, l’examen de fin de collège servira à orienter les élèves, car les examens sont toujours plus démocratiques que les conseils de classe. Si l’on veut que des élèves aillent en LP, il faut augmenter la qualité de l’offre.
3 - Une culture commune doit être garantie à tous. Une fois la culture commune atteinte, le rôle de l’école est de donner plus à ceux qui le souhaitent.
4 - Le choix de maintenir, réformer ou supprimer le collège unique n’est pas un problème pédagogique mais un problème politique. On ne décide pas d’une politique scolaire pour répondre à un problème pédagogique. La nation peut décider que tous les enfants vont dans la même école jusqu’à seize ans pour acquérir la culture qu’elle attend d’eux. Posons le principe et ensuite, pour les élèves en grande difficulté, cherchons des solutions.
La grande réussite de l’école primaire est que les instituteurs ont appris à conserver dans la même classe des enfants très différents. On y respire un air de citoyenneté. On doit parvenir au même résultat au collège. Le problème est d’en avoir la capacité politique.
La réforme ou la remise en cause du collège unique ne doit pas s’opérer dans le silence, à coup de micro-mesures. Ce doit être l’objet d’un véritable débat politique.

Compte rendu rédigé par François-Régis Guillaume

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