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ZEP et socialisation (Bulletin OZP n° 8, septembre 1995)

23 septembre 1995

Bulletin de l’association OZP n° 8, septembre 1995

ZEP ET SOCIALISATION

Et si l’on reparlait de socialisation

L’école des « banlieues », on nous le dit, se doit d’être un lieu d’excellence pédagogique, elle se doit de faire réussir ses enfants, ses jeunes, de leur faire obtenir des diplômes, seules armures contre les dangers qui sont là - chômage, travail dévalorisé, ressources illicites...
On ne peut que souscrire à la réaffirmation de ce qui est, mutatis mutandis, l’esprit de « l’école du peuple », et on ne peut que se réjouir d’une indéniable réussite, même si certains sont laissés au bord de la route.

Au rappel de cette fonction première de l’école, la réussite scolaire, on a dénoncé des dérives de certains acteurs qui auraient confondu école et centre socio-éducatif, subordonné l’apprentissage à la « convivialité » au risque d’enfoncer aussi, bien malgré elles, les ZEP dans la marginalisation scolaire.
Mais là n’est point le débat ; peut-on s’inscrire dans une logique de l’efficacité et du rendement scolaire sans penser en même temps que l’école est un lieu de rapports sociaux, un espace où s’exprime et se forge la socialisation, et que l’école des ZEP doit également lancer dans ce domaine un défi à tout l’appareil scolaire ?

Le terme de socialisation - nous l’utilisons volontairement - est un peu tombé en désuétude dans le vocabulaire pédagogique. Depuis quelques années, on préfère dire que l’école doit créer ou restaurer du lien social, éduquer à la citoyenneté, qu’elle est un « opérateur social »... ; et pourtant, lorsque l’on parlait de socialisation, ne désignait-on pas non seulement une fonction dirons-nous naturelle de l’école, mais aussi sa finalité, l’éducation ? et ainsi, ne disait-on pas que l’école doit aider le jeune et les adultes qui s’en occupent à acquérir ou à conserver le respect d’eux-mêmes, à construire des rapports à autrui à la fois confiants, sécurisants et critiques, à accepter des règles justes, à intégrer les valeurs fondamentales ? Et l’espoir n’était-il pas de former des individus intégrés à la société, mais aussi capables de s’unir dans une lutte collective pour transformer celle-ci vers plus de justice ? Doutons-nous tellement de nous-mêmes pour réduire l’école à un lieu de délivrance de diplômes ?

Mais revenons au quotidien. Tous ceux qui travaillent dans des milieux où les gens ont une vie difficile savent que l’école est traversée par des rapports sociaux d’une extrême intensité, que la socialité doit y être travaillée, que la socialisation est une condition de la réussite scolaire..., et parfois un but.
On se rend compte que l’école est pour les jeunes moins favorisés l’objet d’un surinvestissement affectif (cf. le rapport d’A. Jazouli : Les raisins de la galère, (1)) ; leur demande est immense : elle doit assurer leur avenir (sans diplôme « on n’a rien, on n’est rien », disent-ils), leur offrir un présent agréable et protecteur ; bref, ce qu’ils nous disent, c’est un besoin d’école.

En effet, comme toutes les institutions, l’école est un territoire, à la fois réel et symbolique. Elle est un contenant psychique, une défense contre l’angoisse et l’on sait bien que tout ce qui peut apparaître comme menace, danger, non-inclusion, fait sourdre des réactions émotionnelles intenses, chez les jeunes comme chez les adultes. Si cela est vrai pour l’institution scolaire dans sa totalité, on sait que, dans les ZEP, ces réactions sont exacerbées, et tiennent souvent le devant de la scène.
Mais le besoin d’être intégré à l’institution est bien là, et s’exprime de façons diverses : dans l’adhésion (pensons au succès des écoles ouvertes pendant les vacances), de façon plus brouillée (ces élèves qui s’y nichent pour obtenir un improbable diplôme), ou dans l’hostilité provocatrice et revendicatrice, ou dans le repli chargé de déception. Il n’est pas besoin d’insister sur le rôle des instants sociaux dans l’étayage narcissique et la fabrication de ce qu’on appelle souvent l’identité individuelle.

Mais l’école ne détient pas seulement cette fonction symbolique ; elle est en même temps un espace social où les jeunes constituent leur capital social. C’est en son sein que les jeunes créent entre eux des liens privilégiés, chargés d’expériences et d’émotions communes. On décrit parfois ces rapports de « communauté juvénile » (F. Dubet) comme marqués d’un ludisme éphémère. Cependant une petite étude que nous avons menée en ZEP auprès de lycéens - jeunes adultes - en difficulté a clairement montré l’importance de ces relations entre pairs : face à un avenir incertain, c’est auprès de leurs camarades (de leur fratrie aussi) qu’ils cherchaient des informations, des modèles pour se raccrocher à la réalité et construire leur vie. Ceux qui n’avaient pu nouer ces liens pour des raisons psychologiques ou liées à leur itinéraire de vie (notamment des scolarités ballottées) étaient renvoyés à une solitude douloureuse et dépressive.
Mais nous avons aussi constaté que si ce capital social était une aide affective essentielle, il restait culturellement limité - et ceci constitue bien une des inégalités majeures - et totalement dénué de présences et de figures adultes qui auraient pu être références ou ressources ; et pourtant n’en côtoyaient-ils pas quotidiennement ou n’en avaient-ils pas côtoyé à l’école !

Bref, les élèves, par leurs actes, leurs paroles, nous signifient en permanence qu’instruire, qu’apprendre est une affaire de rapports humains, une affaire où l’on est toujours relié à l’autre, en attente de l’autre, ce que nous savons bien mais qui est à repenser en permanence.

Nous sommes riches de savoirs, de savoir-faire, d’une tradition où l’apprentissage se construit dans le lien à autrui, où le savoir fait lien, où il devient ouvrage collectif ; où l’école est, selon la belle expression de l’école des Bourseaux, « une coopérative des savoirs » ; une école où chacun est reconnu, quelles que soient ses performances, comme appartenant de fait et de droit à une communauté, où chacun peut se sentir présent et utile. Nous n’avons rien contre l’ingénierie pédagogique, les procédures de remédiation cognitive, l’abondance des soutiens scolaires, des évaluations..., soutenues par la volonté d’intégrer les plus exilés de l’apprendre. Mais celles-ci ne doivent-elles pas rester des moyens plutôt que de devenir, au nom d’une logique de l’efficacité, une fin ?

Peut-on oublier tout ce que nous ont enseigné Wallon, Freinet, l’Ecole Nouvelle, les méthodes actives, la pédagogie institutionnelle, les chercheurs, que l’école est un microcosme social qui doit être travaillé comme tel, où la parole doit circuler, où la présence de chacun et de l’autre doit prendre sens, où les personnes peuvent s’exercer à être responsables et agissantes, où les conflits peuvent être socialisés ? et qu’un rapport actif au savoir ne peut se développer qu’au travers de l’installation constante de médiations ?

Cette vision des choses est-elle idéaliste ? Ces sources sont-elles dépassées ? Ceux qui œuvrent dans ce sens ne le pensent pas, même si l’équilibre est toujours précaire, les résultats immédiats parfois décevants. C’est que pour eux, le sens de leur action ne consiste pas seulement à s’insérer dans la logique dominante, à aligner des taux de réussite, mais aussi à éduquer, à donner des armes aux jeunes, qui sont bien entendu des savoirs scolaires, mais également le sens de sa valeur personnelle, une sécurité psychique, en un mot la capacité à désirer. Mais ceci ne peut guère s’afficher sur un palmarès, et le soutien institutionnel n’est pas toujours au rendez-vous.

Nous n’avons pas évoqué une des préoccupations majeures de l’école des « banlieues » et la tâche qu’on lui assigne, celle d’être un pôle social et plus précisément de relier les parents à l’institution scolaire. Ceci est à la fois une histoire autre et cependant semblable. Autre, car « l’école du peuple » de jadis se sentait capable - à tort ou à raison - d’assumer à elle seule sa mission, et la tradition dans ce domaine est moins établie ; semblable, car tout ce qui se fait dans ce sens d’utile et novateur participe du même esprit.

Hélène Salmona

(1) Adil Jazouli (sous la dir. de), Les raisons de la colère. Etude exploratoire sur les préadolescents dans les quartiers populaires, Banlieuescopies, 1994, 78 pages.
Cette étude porte sur les préadolescents entre 10 et 16 ans dans les quartiers populaires : elle rend compte des représentations qu’ont ces jeunes de leur avenir, de la famille, de l’école, ainsi que ce qu’ils posent comme problèmes aux acteurs sociaux et éducatifs.

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