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Articles de presse sur la discrimination positive (janvier 2004)

24 janvier 2004

Extrait du « Monde » 24.01.04 : discrimination positive : passer à l’acte.

Discrimination positive : passer à l’acte

Poids des slogans, choc des images, carambolage des idées. Samedi 17 et dimanche 18 janvier, le débat sur l’intégration des populations issues de l’immigration a pris des allures de cacophonie où l’opinion doit avoir bien du mal à se retrouver. Les éclats de voix menaçants de l’organisateur de la manifestation provoile à peine estompés, les images de la Saab du préfet Dennouche en charpie ont pris le relais comme pour signifier, pour le plus grand bonheur de l’extrême droite, que la France n’en avait pas fini avec ses « musulmans ».
En un raccourci dont elle a le secret, l’actualité rapprochait deux thèmes que la République devrait impérativement dissocier : le statut de la religion musulmane et la discrimination positive. Les propos à connotation électoraliste de Nicolas Sarkozy sur la nécessité de promouvoir un « préfet musulman » et la riposte indignée de Jacques Chirac avaient déjà semé la confusion. Il reste à faire en sorte que le bébé - la nécessité d’ouvrir l’emploi aux membres des minorités visibles - ne soit pas jeté avec l’eau du bain, une vulgaire querelle préélectorale entre le chef de l’État et son challenger.
Car il y a urgence. Une loi pour interdire les signes religieux à l’école ne résoudra pas la question de l’intégration, dont les ratés supposent une politique hardie. Au-delà du discours sur la nécessaire refondation du pacte républicain ou d’un indispensable plan de lutte contre les ghettos urbains, il s’agit d’inventer concrètement des mécanismes permettant aux enfants d’immigrés d’accéder aux formations et aux emplois qu’autorisent leurs compétences. On en est loin dans un pays où les collégiens d’origine maghrébine cherchent en vain un simple stage en entreprise. Où, à nationalité égale - tous deux sont français de naissance -, un enfant d’Algérien est quatre fois plus souvent au chômage qu’un fils de Français.
Aussi longtemps que ces réalités ne seront pas abordées de front, il sera vain de prétendre dissuader les jeunes nés dans une famille de tradition musulmane de chercher dans l’affirmation religieuse, l’identité professionnelle, politique et sociale que la République terrestre leur dénie trop souvent. Or qui peut prétendre que la nomination d’un préfet et d’un recteur, après celle de deux secrétaires d’État, qu’ils soient musulmans version Sarkozy ou issus de l’immigration côté Chirac, constitue la réponse à la question posée à la société française ?

Que des gestes symboliques soient utiles, que la pâleur uniforme de nos ministres, députés et présentateurs de journal télévisé ait de quoi attrister ceux qui croient en l’égalité des chances républicaine, certes. Mais que l’on fasse passer la nomination de quelques hauts fonctionnaires issus d’une culture non dominante pour une audacieuse manifestation de l’action positive à la française est une supercherie non seulement sémantique, mais aussi politique.
Car de quoi parle-t-on en prétendant franciser une affirmative action qui a permis l’émergence d’une classe moyenne noire aux États-Unis ? Certainement pas de la promotion, par le fait du prince, de quelques brillants éléments des minorités délaissées. Ni de la création, indispensable et en cours, d’une autorité de lutte contre les discriminations apte à trancher des contentieux individuels. Mais d’un système global et cohérent assurant la promotion sociale de citoyens discriminés en raison de leur apparence physique, de la couleur de leur peau et des clichés véhiculés par l’histoire coloniale et l’actualité internationale.

Or la France pratique depuis longtemps, à sa manière et surtout sans se l’avouer, des formes de « discrimination positive ». Elle accorde une aide spécifique à des personnes repérées en fonction non seulement de critères géographiques ou sociaux - progressivité de l’impôt, ZEP, zones franches -, mais aussi en référence à leur mobilité - quota de 6 % de handicapés imposé aux employeurs -, leur sexe - loi sur la parité -, et même leur origine : la Sonacotra a été fondée pour loger les Algériens et le Fonds d’action sociale (devenu Fasild) soutient les associations issues de l’immigration.

Hypocrisie des périphrases
La calamiteuse controverse sur le « préfet musulman » a au moins le mérite de pointer l’essentiel : en matière de lutte contre les discriminations raciales, la France ne peut plus se contenter de périphrases. L’hypocrisie de normes ciblant des populations que l’on se refuse à désigner explicitement a montré ses limites. Ceux à qui, Français ou non, il s’agit de donner un coup de pouce sont surtout des Noirs, des Maghrébins, des personnes d’origine turque ou chinoise. Le pays doit tenir compte d’une évidence : à la différence des Italiens, Polonais ou Espagnols qui les ont précédés, les Français issus des dernières vagues d’immigration sont physiquement repérables et discriminés - aussi pour cette raison.
Est-il encore possible de fermer les yeux sur cette réalité ? La période récente en témoigne : la politique de l’autruche du gouvernement Jospin n’a fait qu’accroître les frustrations des enfants d’immigrés, les poussant vers ce communautarisme à juste titre tant redouté.
Reconnaître la réalité, ne plus seulement discourir mais agir ne signifie ni naturaliser les comportements, ni enfermer les intéressés dans des catégories, ni imposer des quotas dans les grandes écoles ou les entreprises. Le modèle américain, qui sert commodément de repoussoir, interdit formellement les quotas depuis une décision, de la Cour suprême de 1978. Ses dernières décisions, rendues contre l’avis de l’administration Bush, ont confirmé l’ affirmative action en la réorientant dans un sens plus proche de la tradition française : si l’appartenance à une minorité ethnique ne peut conférer automatiquement un bonus pour l’entrée à l’université, sa prise en compte éventuelle lors d’un examen individuel a été validée.
Ce type de mécanisme, coup de pouce et non passe-droit, plus égalitaire que le système des conventions ZEP expérimentées par Sciences-Po Paris, est-il inimaginable en France ? II ne s’agit pas, comme aux États-Unis, de réparer les brûlures de l’Histoire - l’esclavage -, mais de faire vivre le principe républicain d’égalité, qui, lit-on jusque dans le rapport que le Conseil d’État lui a consacré en 1997, peut « passer par une différenciation des droits » et une « discrimination justifiée ». L’idée est-elle si étrangère à celle que proclame la Cour suprême américaine : « la participation effective des membres de tous les groupes raciaux ou ethniques à la vie civique de notre nation est essentielle pour réaliser le rêve d’une nation une et indivisible » ?

Philippe Bernard.

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