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Conférence d’Yves Michaud : Réflexions sur l’interdisciplinarité, ses intérêts et ses difficultés
Conférence destinée aux réseaux ECLAIR de Nice (St-Augustin, Ariane-Jaubert et Nucéra)
Discipline – Interdisciplinarité – Collaboration Pédagogique
Cadrage conceptuel : La notion de discipline a deux sens, elle renvoie :
– à l’organisation et à l’encadrement « disciplinaire » du comportement des individus. C’est une mise en commun du comportement des individus, mettre les gens en rythme ; cela fait partie de la pédagogie.
C’est fondamental dans le fonctionnement humain.
– à l’organisation des connaissances en « matières ». Croissance du monde de la connaissance. Nécessité d’enseigner à tout le monde.
Il y avait autrefois des bataillons disciplinaires pour les fortes têtes et il y a toujours des programmes disciplinaires d’enseignement. Pas au même sens évidemment.
Les deux sens sont bien différents et pourtant ils sont solidaires. Au départ une discipline au sens d’une matière d’enseignement s’apprend en effet sous la discipline d’un maître.
Sommaire
1 - La discipline du maître et la connaissance imposée
La discipline du maître impose la connaissance par divers moyens : son autorité de maître, sa manière de capter l’attention, sa pédagogie mais aussi des moyens de contrainte incluant la contrainte physique. L’histoire de l’enseignement abonde en récits de brutalités pédagogiques aujourd’hui choquantes, mais qui paraissaient normales : punitions, humiliations, châtiments corporels de toutes sortes. Quand John Locke, à la fin du XVIIème siècle, inverse la pratique et demande qu’on compte avant tout sur l’intelligence de l’enfant, il ne cesse de dénoncer ces professeurs qui brutalisent leurs élèves et les battent comme plâtre. Montaigne l’avait fait avant lui.
La transmission d’un enseignement au moyen de la discipline et de la contrainte
n’est pas sans explications.
D’une part compte tenu de l’espérance de vie réduite des individus jusqu’au XXème siècle, l’éducation scolaire commençait très tôt, autour de 3 ans. Elle s’adressait donc souvent à de très jeunes enfants qui n’étaient pas en état de comprendre ce qu’on leur enseignait ni surtout pourquoi on leur demandait de rester tranquilles. L’enseignement commençait donc comme un pur et simple dressage.
D’autre part, avant le XVIIème siècle et les premiers développements des sciences exactes, le nombre de matières qui pouvaient s’apparenter à des connaissances scientifiques était très réduit.
Hormis les mathématiques (et encore, elles furent longtemps réservées sous leur forme avancée aux milieux savants), les « disciplines » étaient affaire d’apprentissage par cœur et de répétition : apprentissage de la langue, des langues anciennes, du calcul mental, de la versification, du droit, etc., sans oublier la religion.
Le développement de connaissances scientifiques au sens où nous l’entendons, au sens où il est fait appel à l’intelligence, au raisonnement et à la compréhension commence au XVIIIème siècle et même plus tard au XIXème siècle quand les mathématiques et la physique reçoivent une codification pédagogique qui en fait des « disciplines ».
Il faut aussi avoir l’honnêteté de reconnaître qu’en dépit des illusions platoniciennes comme quoi le savoir serait par lui-même désirable, l’apprentissage est toujours vécu, au moins au départ, comme une contrainte peu agréable ou franchement désagréable : l’école est, d’abord, une obligation, même si elle peut ensuite intéresser.
Le lien entre matières disciplinaires et enseignement discipliné est encore justifié (et continue à l’être) dans le cadre d’une organisation de l’enseignement s’adressant non pas directement à un individu mais à des groupes d’individus formant des « classes ». Certaines peintures et gravures des XVIème et XVIIème siècles montrent des maîtres d’école débordés au milieu de marmots qui se livrent tous à des activités différentes, dont certaines fort peu scolaires. Il faut une organisation et des matières et des enfants pour qu’un enseignement de groupe devienne possible au lieu du préceptorat individualisé réservé aux riches et aux grands.
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2 - La discipline comme champ du savoir
L’idée de discipline comme savoir ordonné portant sur un domaine défini d’objets (l’histoire, la physique, le français, les maths) remonte en fait au XIXème siècle quand justement le développement de la connaissance permet d’envisager une organisation du savoir, y compris dans le domaine des humanités et de ce qui va devenir les sciences morales, les sciences de l’esprit ou les sciences humaines. Cette raison d’ordre épistémologique n’est pas la seule : corrélativement se met en place un enseignement de masse qui demande à être organisé et normalisé.
L’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot définit encore la discipline dans les années 1760 en son sens propre comme instruction et gouvernement. Par comparaison, le dictionnaire de Littré, disciple d’Auguste Comte, donne en1863 « doctrine, science », même si c’est seulement comme 6ème signification.
C’est Auguste Comte qui dans son Cours de philosophie positive en 1830 présente les premiers éléments d’une théorie des disciplines au sens où en parle Littré en définissant un système complet des sciences organisé selon leur méthode et leurs objets, allant de l’astronomie et des mathématiques à la sociologie.
Dès cette systématisation, Comte souligne, dans sa deuxième leçon, les avantages et les dangers de la spécialisation qui accompagnent ce progrès disciplinaire.
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3 - Avantages et inconvénients du découpage disciplinaire
– Avantages :
▪ division du travail et de l’élargissement de la communauté savante qui devient plus productive grâce précisément à cette division des activités de recherche
▪ permettre la réalisation de programmes d’enseignement et la définition des étapes d’enseignement par années de scolarité, classes d’âge, objectifs de spécialisation,à des connaissances dérivées et plus concrètes
▪ élaboration de manuels
▪ évaluation des élèves et sélection des élèves sur la base d’examens testant l’acquisition des éléments au programme
▪ recrutements des professeurs spécialisés en fonction de leur maîtrise des programmes qu’ils auront à enseigner. Ils permettent enfin la constitution de corps d’experts de la discipline (inspecteurs, professeurs, jurys, etc.).
▪ sécurise l’élève, les professeurs, les parents ;ils savent où ils vont, ce qui est attendu en telle classe à tel moment de l’année, ce qui a été fait ou ce qui manque. La hantise du programme pas fini est bien connue.
Une discipline au sens où nous l’entendons maintenant de manière courante, c’est une théorie et une méthode s’appliquant à un certain type d’objets ou à des objets pris sous un angle particulier, celui précisément de la discipline. On peut ainsi aborder l’objet « Terre » du point de vue de la géographie, de celui de la géologie ou de la théorie magnétique, du point de vue de l’astronomie du système solaire.
Une discipline met donc de l’ordre dans le savoir qui n’est pas poursuivi dans toutes les directions à la fois. Auguste Comte soulignait d’ailleurs que les Anciens menaient de front toutes sortes d’études mais n’étaient pour cela pas très avancés dans la science. L’époque moderne est celle du progrès grâce à la spécialisation.
– La progression disciplinaire
Une discipline comporte une progression allant des éléments et premiers principes aux connaissances dérivées plus concrètes. Tout ceci rend possible l’élaboration de programmes et de manuels partant des rudiments pour aboutir aux degrés supérieurs : elle permet une progression des études.
Une discipline, comme l’avait bien vu Comte aussi, suppose qu’un groupe de savants se mettent d’accord pour en définir les frontières, la méthode et les objets. Elle a donc une base communautaire qui prend en général la forme d’institutions disciplinaires. La division des facultés universitaires (droit, médecine, lettres, sciences) a constitué la première forme de découpage disciplinaire, qui fut ensuite complété par la définition des sous disciplines et des sous spécialités : astronomie, physique, chimie, biologie, etc.
On comprend mieux ainsi le lien qu’il y a entre organisation disciplinaire et enseignement de masse démocratique. Si l’on veut que tous les élèves, quelles que soient leurs origines, suivent le même enseignement avec profit, si l’on veut rendre efficace cet enseignement en s’adressant à des groupes assez nombreux, il faut mettre en place des programmes confiés à des enseignants spécialisés.
– Inconvénients :
▪ perte du sens de la généralité et de l’absence de synthèse, ce à quoi Comte pense pouvoir remédier grâce à l’activité du philosophe positiviste promu au rôle de « spécialiste de la généralité », on dirait aujourd’hui de la transversalité
▪ ennuyeuse, côté abstrait qui rebute les élèves. Ils ne voient pas le sens. A quoi ça sert ?
▪ souvent éloignée du processus de recherche et de découverte
▪ elle ne stimule pas la curiosité, souvent la décourage
▪ elle isole les disciplines les unes des autres ; on étudie la littérature d’une époque mais sans faire la relation avec la culture ou l’histoire de cette époque ; on étudie certains outils mathématiques (par exemple les vecteurs) mais sans voir leur application physique (au calcul des forces). Du coup l’aridité de l’approche disciplinaire est encore plus frappante.
▪ décourage les initiatives pédagogiques : la priorité va au parcours du programme et chaque professeur effectue son parcours de son côté. Les objets et questions qui tombent en dehors des parcours sont ignorés ou bien laissés aux autres disciplines qui sont supposées pouvoir s’en occuper.
▪ entretient les routines : A beaucoup d’égards, les routines ne sont pas condamnables : elles sécurisent et permettent aux élèves comme aux professeurs de s’y retrouver sans difficulté ; elles permettent aussi aux professeurs de n’avoir pas à modifier constamment des cours qui sont bien au point. Evidemment la routine décourage les initiatives et les innovations et conduit à l’ennui.
A une époque où l’attention des élèves est difficile à fixer, où la concentration fait facilement défaut, où il faut savoir accrocher leur intérêt, l’approche disciplinaire, bien qu’elle soit indispensable pour assurer les bases, est souvent peu productive. Il est parfois plus facile de capter leur attention à travers des travaux menés en commun avec d’autres enseignants enseignant d’autres disciplines.
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4 - Les actions interdisciplinaires ou multidisciplinaires
Question des diverses manières de mener des actions interdisciplinaires. Le problème est que la nécessité d’actions pluridisciplinaires ou interdisciplinaires, voir transdisciplinaires est aussi fortement reconnue que les notions restent confuses.
– Quelle base doivent avoir les élèves pour qu’une telle action soit efficace ?
Pour les raisons qui ont été exposées plus haut, l’organisation du savoir dans nos sociétés est inévitablement liée à des découpages disciplinaires qui permettent une division du travail cognitif poussée et efficace, la normalisation des enseignements, des formations, des recrutements et des évaluations mais qui sont aussi peu adaptés à l’innovation qui est aussi requise du monde scientifique et technique. Il y a là une sorte de double contrainte (double bind ) qu’on essaie de résoudre en critiquant le formatage des esprits par les disciplines et en recommandant des approches interdisciplinaires ou pluridisciplinaires.
– Que peut-on mettre sous ces termes ? Le terme plus simple et le plus utilisé est celui d’interdisciplinarité.
L’approche interdisciplinaire est celle qui franchit les limites des disciplines pour étudier un objet, une question, un problème, un événement. Les sciences de la vie et de la terre sont un domaine d’élection pour cette sorte d’approche quand on étudie l’histoire du climat, la biodiversité, la préhistoire. De même la connaissance du SIDA implique non seulement celle de la biologie des virus mais aussi l’épidémiologie, l’étude des pratiques sexuelles et des idées sur la sexualité, etc. La pollution des sols mobilise la chimie mais aussi l’histoire des pratiques agricoles et industrielles et l’écologie.
En un sens simple et reconnu, une approche interdisciplinaire ou multidisciplinaire traite donc un sujet sous divers angles en faisant appel à des disciplines différentes.
Le plus souvent, surtout dans un cadre pédagogique, le croisement des approches disciplinaires permet une vision plus complète du sujet.
Il se peut cependant que les approches mises en œuvre entrent en conflit, comme lorsqu’on approche la maladie mentale du point de vue de la psychanalyse ou de celui de la génétique. On pourrait à partir de là faire des distinctions supplémentaires.
– L’approche multidisciplinaire :
▪ consiste à faire participer plusieurs spécialistes à la présentation d’un sujet sans qu’il y ait de confusion entre les disciplines et c’est à l’élève, au spectateur, au politicien qui a demandé une expertise qualifiée, qu’est laissé le soin de faire la synthèse. A eux d’y trouver leur intérêt, de se faire une idée générale ou de prendre une décision avec tous les éléments en main
▪ est plutôt celle qui est requise pour la recherche sur un type d’objet complexe qui demande à être approché de plusieurs points de vue par des spécialistes venus d’horizons différents. Exemple : un projet de véhicule spatial nécessite des experts en balistique, en chimie des combustibles et des plasmas, des spécialistes des rayonnements, des médecins, des ingénieurs-systèmes, etc.
– La transdisciplinarité ?
Le terme de transdisciplinarité (transdisciplinaire) est parfois utilisé, mais il a un sens très particulier quoique encore mal fixé : il désigne plutôt la production d’un nouveau type de savoir en dehors des disciplines traditionnelles, la transposition de démarches et de modèles d’un domaine à un autre. Il s’agit d’aboutir à une forme nouvelle d’intelligence collective à partir des intelligences spécialisées dans d’autres disciplines. Les projets transdisciplinaires sont donc des projets innovants, mais ils sont aussi exposés à de forts risques d’échec. Exemple : On peut appliquer la physique statistique à l’étude des fluctuations boursières ou des déplacements des automobilistes, ou bien l’étude spectrométrique des radiations pour réaliser des caméras pour de nouvelles formes de détection et de création d’images.
Dans la situation d’enseignement, la transdisciplinarité n’a pas grande raison d’être et elle risquerait d’engendrer plus de confusion que de progrès cognitifs. Elle a sa place aux échelons supérieurs de la recherche, là où il est besoin de franchir les limites du formatage disciplinaire.
En revanche multidisciplinarité et interdisciplinarité ont leur place au sein de projets menés par plusieurs enseignants.
– Il faut cependant faire preuve de prudence et distinguer plusieurs cas de figure : Les diverses sortes de « projet » collectif
On ne peut en effet pas ranger tout projet de collaboration entre élèves d’une même classe ou de classes différentes sous le même mot d’interdisciplinarité ou de multidisciplinarité. L’ennui engendré par les disciplines et le peu de succès à les enseigner a engendré une vogue assez naturelle des « projets » de toutes sortes mais tous ne sont pas de la même nature.
▪ les projets (sorties sur certains sites ou échanges avec des établissements étrangers) qui n’ont pas vraiment de sens multidisciplinaire. Ils sont destinés à créer du lien entre élèves, à susciter la formation d’un esprit collectif ou des dynamismes de groupe, à ouvrir la curiosité et à faire des découvertes. Ils sont bienvenus dans la limite de leur finalité pédagogique mais ne peuvent être considérés comme interdisciplinaires
▪ les projets qui rendent manifeste la nécessité d’un savoir interdisciplinaire ou multidisciplinaire. Exemple : Un projet sur le SIDA, sur la biodiversité, sur la police scientifique aura l’intérêt de renvoyer les élèves au besoin de mener des études précises dans des domaines différents : biologie, épidémiologie et géographie du sous-développement, histoire des migrations humaines. Ces sortes de projet ont l’intérêt de montrer l’utilité des disciplines particulières et de leur donner l’intérêt qu’elles n’ont en général pas au premier coup d’œil. Ils renvoient les élèves vers ces disciplines avec une motivation nouvelle.
▪ les projets qui mobilisent effectivement des connaissances et des habiletés dont disposent les élèves découvrant ainsi la valeur du travail collectif, les difficultés de collaboration et d’entente, les nécessités de collaboration. Exemple : Ce peut être la construction d’un prototype dans un lycée professionnel, la préparation d’une pièce de théâtre faisant appel à la compréhension du texte, à la mise en scène, à la création des décors, à la communication du projet dans et hors de l’établissement d’enseignement. Cette troisième sorte de projet est véritablement interdisciplinaire et crée non seulement des synergies mais donne un nouvel intérêt aux disciplines en montrant ce que l’on peut en faire.
5- Invention et choix des projets
Il est évidemment beaucoup plus facile de monter des projets à caractère social tournés vers la socialisation et la création de dynamiques de groupe mais on risque d’y perdre une partie du temps à consacrer aux apprentissages.
– Les projets de sensibilisation à la collaboration des disciplines et qui renvoient vers les disciplines sont relativement faciles à trouver car ce sont plus des projets de sensibilisation que des projets destinés à être menés jusqu’au bout. C’est au contraire leur caractère inabouti qui est important et motivant.
– Les projets mobilisant effectivement des savoirs différents sont les plus difficiles à inventer.
Une bonne recommandation pour maîtriser leur difficulté serait que d’abord les différents enseignants sachent à peu près quels programmes leurs collègues des autres disciplines doivent parcourir avec une classe donnée. L’affichage ou la communication des grandes lignes des programmes de chacun est une première étape indispensable sur le chemin des collaborations pédagogiques.
Quelques questions des participants
Vidéo 4 : 20 min (bientôt en ligne)
Extrait du site de l’Education prioritaire de l’académie de Nice du 11.12.2012 : Conférence de M. Yves Michaud Interdisciplinarité