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Simon Wuhl parle des ZEP : la discrimination positive à base socio-économique et les zones d’éducation prioritaire

16 septembre 2005

Extrait de « Libération » du 16.09.05 : Discriminer oui, mais mieux

L’égalité suppose que l’on s’intéresse au sort des défavorisés et non à ceux qui s’en sortent.

Les propos récurrents de l’actuel ministre de l’Intérieur en faveur de l’instillation d’une certaine dose de discrimination positive, orientation supposée innovante, ne font qu’entretenir une certaine confusion sur le sens qu’il convient de donner à cette notion. S’agit-il de l’assimiler à la fameuse politique d’affirmative action américaine, qui favorise les minorités ethniques particulièrement désavantagées, notamment pour leur accès à l’université et aux emplois publics ou pour l’obtention de marchés d’Etat ?
On sait que pour l’instant, si des initiatives ponctuelles dans ce sens peuvent être tolérées, toute politique publique systématique fondée sur une discrimination d’ordre ethnique est proscrite en France par la Constitution. En revanche, il existe bien une orientation de discrimination positive (ou de politique préférentielle) inscrite dans certaines politiques publiques à vocation sociale, telles que la politique des zones d’éducation prioritaire, la politique de la ville, les politiques d’insertion ou le revenu minimum d’insertion. Ces politiques toutefois, fondées sur la situation socio-économique et non sur l’appartenance ethnoculturelle, font l’objet d’un autre type de critique : elles se mouleraient dans l’ordre économique néolibéral, n’agissant en rien sur les mécanismes mêmes de l’inégalité et de l’exclusion. Les deux types de critique ¬ encouragement au « communautarisme » et acquiescement au « néolibéralisme » ¬ correspondent donc à deux types de discrimination positive qu’il faut distinguer.
Voyons d’abord la discrimination positive sur critère socio-économique. Elle part d’une idée tout à fait pertinente selon laquelle toute politique égalitaire appliquée à des situations inégalitaires au départ ne fait que conforter, voire renforcer cet état de fait. Il faut donc inverser la tendance, donner plus à ceux qui ont moins, afin de compenser les inégalités d’origine. Mais la discrimination positive à la française souffre de deux limites qui l’empêchent de se présenter comme une ressource de justice face à une logique économique néolibérale. Cette discrimination positive n’agit qu’à titre de compensation, de réparation après coup face à des processus inégalitaires qui sont de nature structurelle ; elle n’impose aucune exigence de transformations en profondeur visant à établir des processus plus égalitaires. Par exemple, la politique des zones d’éducation prioritaire se traduit par un renforcement de moyens (enseignants, locaux, programmes, etc.), ce qui ne modifie aucunement les logiques de sélection sociale par l’école, celles-ci s’effectuant au niveau du contenu même du savoir transmis (priorité du savoir abstrait sur le savoir pratique, de l’enseignement général sur l’enseignement technique, etc.).
La discrimination positive, ensuite, n’établit aucune relation explicite entre les exigences de justice et celles d’efficacité économique. Les deux questions, de justice sociale et de logique économique, sont d’ailleurs traitées séparément. Ce qui conduit à subordonner le juste par rapport à l’économiquement efficace, à mettre en avant les impératifs économiques pour freiner les réponses à des exigences de justice. Par exemple, les motifs économiques sont couramment avancés pour limiter les minima sociaux, sans qu’il y ait de références explicites à des principes partagés de justice, permettant de confronter les critères de justice et ceux d’efficacité dans ce domaine.
On pourrait déduire de cette analyse que la discrimination positive française n’agit certes pas sur les mécanismes fondamentaux de l’injustice, mais qu’au moins elle en limite les effets négatifs. Mais au contraire ¬ et c’est certainement la critique la plus forte que l’on peut faire à son égard ¬ dans bien des cas elle conduit à entériner et même à renforcer des mécanismes d’exclusion : dans le domaine de l’insertion des chômeurs par exemple, la pratique consistant à favoriser l’intégration des chômeurs les plus proches de l’emploi se traduit par la relégation des autres, les plus en difficulté. La discrimination positive se transforme en discrimination négative !
Faut-il dès lors abandonner la discrimination positive ? S’en tenir à des principes abstraits d’égalité, impuissants face aux inégalités réelles ? Ou, au contraire, chercher à surmonter les limites de la discrimination positive actuellement pratiquée en France pour en faire un instrument réel d’une plus grande justice socio-économique ?

Si l’on choisit cette dernière option, les principes de justice de John Rawls peuvent servir de point d’appui pour conforter l’exigence de justice, à condition d’abandonner une lecture purement idéologique de sa démarche. Le philosophe américain, en effet, a produit la théorisation la plus complète d’une problématique de discrimination positive à vocation générale pour les sociétés démocratiques développées ; et l’on peut d’ailleurs y voir une critique tant de l’affirmative action américaine (qui mélange la « classe » et la « race »), que de la discrimination positive française à caractère plus formel que réel. Prenons deux exemples où l’on pourrait utilement s’adosser aux principes de Rawls pour promouvoir l’exigence de justice.

¬ Face à la sélection sociale par l’école, le second principe de Rawls, sur la juste égalité des chances pour l’accès aux positions sociales, est très clair dans ses attendus : il ne s’agit pas de compenser après coup des situations inégalitaires, mais bien d’agir sur les paramètres de base qui les produisent. Ainsi, toute réforme de l’enseignement ne peut être plus juste que si, au-delà de l’aménagement du système scolaire, elle interroge les fondements mêmes du processus éducatif : la division sociale entre théorie et pratique, le primat de l’abstrait sur le concret.

¬ Face à une mesure plus précise d’insertion professionnelle comme le revenu minimum d’activité (RMA), destinée aux allocataires du RMI les plus éloignés de l’emploi, le principe de différence de Rawls stipule que les mesures d’insertion les plus avantageuses doivent bénéficier aux chômeurs les plus en difficulté, (en tenant compte néanmoins de certaines conditions liées aux contraintes économiques). Or, les caractéristiques du RMA, en l’état actuel, sur les plans de la qualification des chômeurs et de la stabilisation professionnelle notamment, paraissent fort éloignées de celles des contrats d’insertion les plus avantageux.

Notons enfin de façon plus générale que, contrairement à la vision française qui regarde toujours vers le « haut » (nombre d’enfants d’ouvriers, voire d’enfants de Maghrébins ou d’Africains à l’université), la problématique de Rawls invite à regarder vers le « bas » : la qualité d’une société s’appréciant en fonction du sort réservé aux plus défavorisés et non au seul pourcentage de ceux qui ont pu échapper au sort que leur condition sociale d’origine leur destinait.

Ces exemples très simplifiés ne sont présentés ici qu’à titre d’illustration de ce que pourrait être une orientation de discrimination positive réelle sur le plan socio-économique. Dans cette optique, la référence aux principes de Rawls (éventuellement rediscutés et amendés) peut constituer un point d’appui solide à la disposition des syndicats et des associations par exemple, leur permettant de concrétiser une exigence de justice à partir de principes partagés face à l’éternel argument béton de l’impératif économique.

Un mot enfin de l’autre dimension de la discrimination positive, sur critère ethnoculturel. Cette orientation est largement critiquée par nombre d’analystes aux Etats-Unis et d’ailleurs en partie remise en question. Une des critiques les plus stimulantes émane de l’historien et philosophe Michaël Walzer. Pour cet auteur, l’affirmative action repose sur une confusion très contestable entre deux types de « biens sociaux » ¬ la richesse matérielle et l’identité culturelle ¬ qui ont chacun leur légitimité mais qui ne sont pas substituables. Michaël Walzer a d’ailleurs théorisé l’idée d’égalité complexe : l’erreur, selon lui, vient d’une trop forte focalisation sur la seule richesse matérielle comme unique dimension justiciable d’une politique égalitaire. Or, soutient-il, il existe plusieurs catégories de biens sociaux qui, pour des raisons historiques dans un pays donné, font l’objet d’une valorisation sociale partagée par un grand nombre de personnes : argent, pouvoir politique, responsabilité professionnelle, reconnaissance universitaire, honneurs publics, ou, éventuellement ajoutons-nous, l’identité culturelle. Il existe donc plusieurs « sphères de justice » possibles, répondant chacune à des critères spécifiques de répartition, et il est impératif de proscrire toute confusion entre ces critères (utiliser sa richesse économique pour obtenir un pouvoir politique ou une distinction honorifique intellectuelle par exemple).
En ce qui concerne la France, il est souvent avancé, peut-être pour se rassurer, que les questions d’identité culturelle ne relèvent que de problèmes d’intégration socio-économique mal réglés. C’est une hypothèse loin d’être vérifiée. Michaël Walzer part d’un autre constat : toutes les sociétés démocratiques développées évoluent plus ou moins vers une certaine hétérogénéité culturelle. Prenant au sérieux la question des identités culturelles ¬ sous la réserve expresse qu’elles satisfassent aux impératifs du respect de la Constitution, des droits de l’homme et des acquis universels des sociétés démocratiques ¬, Walzer défend l’idée d’une reconnaissance publique de la multiappartenance culturelle. Il s’agit de faire droit au pluralisme culturel, de l’inscrire donc dans la pratique des institutions ; de fournir les moyens de la reconnaissance et de l’expression d’autres appartenances culturelles aux côtés de celle dominante, pour les citoyens qui le souhaitent. Ce serait l’orientation la plus juste pour éviter que l’arasement des identités minoritaires n’engendre l’enfermement communautaire ; pour consolider ainsi le lien social sur une base plus conforme à l’évolution des réalités sociales et culturelles.

Simon Wuhl

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