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Débat avec Georges Felouzis, auteur de l’Apartheid scolaire", sur la ségrégation scolaire ethnique

8 octobre 2005

Extrait du site « Le Monde.fr », le 08.10.05 : La ségrégation ethnique existe-t-elle dans nos écoles ?

L’intégralité du débat avec Georges Felouzis, coauteur de "L’Apartheid scolaire" (Seuil 2005), vendredi 07 octobre 2005

Matthéo : Bonjour, qu’entendez-vous par ségrégation ethnique scolaire ? Et de qui viendrait cette ségrégation ?

Georges Felouzis : On entend par ségrégation ethnique scolaire une concentration très forte d’élèves immigrés ou issus de l’immigration dans certains établissements. Et l’on appelle ça aussi ségrégation parce que cette concentration très forte d’élèves issus de l’immigration produit des effets négatifs sur leur scolarité et sur leur identité personnelle. Cela signifie que, dans ces établissements, les élèves se sentent rejetés parce qu’ils voient bien qu’ils sont dans des établissements fuis par d’autres élèves, et donc ils se sentent en marge de la société française.
Et puis, scolairement, nous avons pu montrer dans l’ouvrage que la progression scolaire de ces élèves était plus faible qu’ailleurs. En d’autres termes, on apprend moins dans ces établissements, et c’est en ce sens que l’on parle de ghettos scolaires, ou encore de ségrégation scolaire.

Mous : Est-ce vraiment une ségrégation ethnique ou une ségrégation sociale ?

Georges Felouzis : Les deux. Mais le critère de ségrégation le plus fort, c’est-à-dire la concentration d’élèves la plus forte, dépend de l’origine ethnique beaucoup plus que de l’origine sociale. Une part de cette ségrégation ethnique est due à la fuite de certains élèves des classes moyennes vers des établissements plus réputés. Et très souvent, les parents de ces milieux sociaux jugent les établissements en fonction de la couleur de la peau des élèves beaucoup plus qu’en fonction de leur milieu social.
Cela dit, il est vrai qu’il y a un cumul des inégalités dans les collèges - ghettos. Les collèges ethniquement ségrégués le sont aussi socialement.
Sonia : Ne pensez-vous pas que cette ségrégation est le fruit du hasard ? C’est-à-dire que les parents habitent à proximité et de facto les enfants vont à l’école à proximité ?

Georges Felouzis : Aucune ségrégation ne peut être le fruit du hasard. Il y a en fait deux causes essentielles : d’abord, une cause qui ne dépend pas de l’école et qui est constituée par la ségrégation dans la ville. Certains quartiers, certaines zones urbaines sont de véritables ghettos ethniques. Et les collèges de ces zones urbaines sont eux-mêmes ségrégués, ils sont en quelque sorte le reflet de leur secteur.

Mais ce n’est pas la seule cause. Il y a aussi une cause plus interne à l’école, ce sont les stratégies de contournement de la carte scolaire, c’est-à-dire les parents qui inscrivent leur enfant dans un autre établissement que celui de leur secteur. Et là, nous avons pu montrer que les politiques scolaires étaient aujourd’hui incapables de limiter efficacement ce phénomène de fuite. Donc, le hasard n’y est pour rien. Il s’agit plutôt de tout un ensemble de phénomènes qui agissent dans le même sens.

Slimane : Est-ce le signe du déclin de l’école publique, qui n’arrive pas ou plus à intégrer ou rassembler les différentes communautés de notre pays ?

Georges Felouzis : Je ne sais pas s’il s’agit d’un "déclin", mais il s’agit certainement d’un vrai problème social. La distance qui sépare le discours républicain de l’école et sur l’école, d’une part, et la réalité de la ségrégation ethnique dans les collèges devient de plus en plus insupportable pour les élèves, les professeurs et les chefs d’établissement. Si l’on ne réduit pas cette distance entre l’école "officielle" et l’école "réelle", cela ne peut conduire qu’à un discrédit profond de notre modèle scolaire. Dans ce cas, on irait vers un renforcement d’autres formes d’école, par exemple l’enseignement privé. Et cela ne peut pas être une bonne chose pour l’école publique.

AVFH : Avez-vous connaissance d’actions menées dans les collèges aquitains pour sensibiliser à ce problème ? Avec quels résultats ?

Georges Felouzis : Dans l’éducation nationale en général, on parle très peu de ségrégation. Tout le monde sait, plus ou moins confusément, que cela existe, mais personne n’en parle directement. Il y a certes des actions dans les établissements aquitains pour lutter contre l’échec scolaire, contre les conséquences de la ségrégation sociale (ZEP). Il y a des actions menées par des enseignants dans les établissements pour faire en sorte que les élèves réussissent. Et de ce point de vue, en Aquitaine comme ailleurs, les enseignants des établissements les plus ségrégués sont en général mobilisés sur la réussite de leurs élèves. Mais malheureusement, cela ne suffit pas.
Les actions individuelles ne suffisent pas à résoudre un problème d’une telle ampleur. C’est en termes politiques qu’il faut donc répondre au défi que nous lance la ségrégation ethnique à l’école. Par exemple, en redessinant les contours des cartes scolaires pour qu’une certaine mixité sociale et ethnique existe dans les établissements.

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Dave : Quel rôle ont, selon vous, les ségrégués dans cette ségrégation ? Quelle est leur part de responsabilité, s’ils en ont une ?

Georges Felouzis : Tous les élèves que nous avons rencontrés regrettent d’une manière ou d’une autre leur situation de "ségrégués". Ils vivent en général assez mal d’être cantonnés dans des collèges de mauvaise réputation et dans des quartiers qui les stigmatisent. Ils sont en quelque sorte désignés comme des étrangers par le fait d’être scolarisés dans des collèges ségrégués, mais dès lors qu’ils veulent revendiquer leur identité culturelle, on les accuse de communautarisme. C’est typiquement une situation de double contrainte qui est très mal vécue par les individus. Ce que nous avons vu, ce sont plutôt des élèves et des familles qui souhaitent s’intégrer à la société française, changer d’établissement, mais qui ne trouvent pas les moyens de réaliser ces objectifs

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Sonia : Les professeurs ont-ils une responsabilité dans ce phénomène ? En envoyant systématiquement certains élèves vers des voies de garages ?

Georges Felouzis : Je crois que les professeurs font de leur mieux pour s’occuper des élèves. Il existe certes des voies de garage, mais ce ne sont pas les professeurs qui les ont créées. Il s’agit plus généralement du résultat des politiques scolaires des années antérieures.
Les enseignants que nous avons interrogés se sentaient certes démunis devant l’ampleur de la tâche. Ils se sentaient aussi démunis devant le "spectacle" de la ségrégation ethnique dans leur établissement. Mais la plupart font preuve d’un investissement réel dans leur travail. Même si certains enseignants baissent les bras, voire entretiennent un certain malaise face aux élèves de leur collège, ce n’est pas le cas général.

Tenes_d arabie : Que pensez-vous de certaines études annonçant une forte présence d’enseignants issus des immigrations pour les années à venir ? Et quelle plus-value pouvons-nous en attendre par rapport à l’enseignement ?

Georges Felouzis : Je pense que lorsque le corps enseignant reflétera l’ensemble des caractéristiques de la population française, cela ne pourra qu’être une très bonne chose. Si des enseignants issus de l’immigration sont recrutés, cela montrera à tous les élèves que la France n’est pas seulement un pays de Blancs, mais aussi traditionnellement une terre d’accueil pour des immigrés venus du monde entier. Je crois qu’il en est des enseignants comme des députés, des journalistes télévisuels ou d’autres professions "en vue". Il faudra bien qu’un jour elles représentent toutes les couleurs de France.

PhilD : Quid de la ségrégation à l’intérieur même des établissements ? J’ai l’exemple proche d’un collège ZEP de Paris-10e où les élèves de différentes origines sont "mélangés" (en gros, les enfants de "bobos", blancs, d’un côté, et de l’autre des enfants d’immigrés économiques, essentiellement du Maghreb et d’Afrique noire). Que se passe-t-il ? Les petits"bobos" trustent les meilleures classes et réussissent partout, les autres sont presque tous en échec scolaire et majoritairement orientés vers les filières BEP en fin de 3e. Ici, je vois clairement une sorte d’apartheid, qui plus est, légitimé au nom de la réussite scolaire par les associations de parents d’élèves.

Georges Felouzis : Effectivement, ces pratiques existent. Dans certains établissements, les directeurs choisissent cette forme de ségrégation interne pour garder les enfants de "bobos" dans leur collège. C’est une sorte de compromission qui produit une ségrégation interne à l’établissement et qui a effectivement des conséquences très négatives sur la scolarité des élèves. Mais je crois que ce n’est pas le cas général. Encore une fois, ces pratiques existent, mais elles ne reflètent pas l’ensemble des politiques d’établissement dans les collèges.
Ces pratiques prennent souvent la forme de création d’options rares dans les collèges. Il s’agit par exemple de classes "européennes", ou des classes réservées aux élèves musiciens, ou encore des classes qui pratiquent des langues rares. Inévitablement, cela divise la population de l’établissement en fonction du niveau scolaire et presque "naturellement", cela produit la ségrégation ethnique et sociale que vous décrivez. C’est donc un problème très délicat qu’il est difficile de limiter.

Loys : Ne trouvez-vous pas que c’est parfois l’institution scolaire elle-même qui entretient le phénomène de ghetto ? Je pense aux sections non francophones, aux SEGPA (sections d’enseignement généralet professionnel adapté), aux UPI (unités pédagogiques d’intégration), qui ne sont ouvertes que dans les établissements où toutes les difficultés se cumulent déjà.

Georges Felouzis : Le problème que doit résoudre l’école est en fait très complexe. Comment prendre en charge des élèves qui ne maîtrisent pas le français dans un système scolaire conçu pour les francophones ? Les solutions ne sont jamais parfaites et les décisions sont, je crois, difficiles à prendre. Les obstacles ne viennent pas seulement de l’institution scolaire. Ils viennent aussi des chefs d’établissement des collèges "aisés" qui refusent systématiquement d’accueillir ces classes.
Les obstacles viennent aussi des parents d’élèves, qui sont pour l’installation de classes d’accueil, mais toujours chez les autres ! Et là encore, on se retrouve dans une situation de cercle vicieux, où les classes pour élèves immigrés se retrouvent dans les établissements - ghettos. Beaucoup de chefs d’établissement de ces collèges tentent d’éviter de prendre en charge ces classes. Mais alors, où les mettre ? Que faut-il faire ? Doit-on laisser les élèves non scolarisés au motif que personne n’en veut ?

Nostromo : Cette ségrégation ethnique (communautariste) n’arrange-t-elle pas certains milieux ?

Georges Felouzis : Cette ségrégation ethnique arrange en effet beaucoup de monde. Les militants d’un communautarisme dur et rigide trouvent dans les quartiers ségrégués leur clientèle. Et les classes moyennes ou aisées trouvent dans ces ghettos une façon de garder à distance des populations avec lesquelles elles ne veulent en aucun cas vivre. En définitive, ce sont les populations ségréguées qui n’en tirent strictement aucun avantage, tout au contraire.
AVFH : Vos préconisations ? Et que font nos voisins européens sur ce sujet ?

Georges Felouzis : En ce qui concerne nos voisins européens, je crois qu’il n’y a pas de modèle parfait concernant la lutte contre la ségrégation. Que vous alliez en Angleterre, en Allemagne ou en Italie, vous avez toujours des ghettos ethniques qui marquent fortement le paysage des villes et le paysage de l’école. La singularité française est de refuser de considérer des communautés ou des groupes ethniques comme étant représentatifs. Notre modèle n’intègre et ne reconnaît que des individus libres et égaux. Cette philosophie, pour louable qu’elle soit de manière abstraite, trouve ses limites dans la formation des ghettos urbains et des ghettos scolaires.
Alors, que faire ? Les réponses ne sont pas simples. A un problème complexe, il faut répondre par des solutions complexes. Pour ma part, je crois que la première action devrait concerner les contours des cartes scolaires. Il est urgent de les remodeler pour faire en sorte que les secteurs des établissements soient moins ségrégués qu’aujourd’hui. Il est nécessaire aussi que l’éducation nationale reconnaisse l’existence de ces ghettos ethniques et qu’elle se donne par là même les moyens de les combattre.
On peut, par exemple, repenser la politique des ZEP. Aujourd’hui, cette politique s’exerce sur des zones géographiques trop vastes. Elle englobe trop d’élèves et trop d’établissements. Cela produit une dispersion des moyens qui les rend peu efficaces. Une solution serait de concentrer les moyens ZEP sur les établissements les plus ségrégués (environ 10 % de ceux-ci) pour faire en sorte de rendre attractifs des collèges qui aujourd’hui sont fuis par beaucoup de familles et d’élèves. Cela ne résoudra pas l’ensemble des problèmes, mais il s’agira d’un début de solution, tant en termes scolaires que pour les acteurs de ces collèges qui y travaillent et qui y étudient.

Fred : Que pensez-vous du "busing" (transport par autobus), pratiqué sans grand succès au Etats-Unis pour tenter d’envoyer les élèves des ghettos vers d’autres zones ?

Georges Felouzis : Ces expériences de "busing" ont eu, je crois, des résultats mitigés. Dans certains districts, les expériences ont été concluantes. Dans d’autres, ce ne fut pas le cas. Doit-on adapter ce système au système français ? Je pense qu’une révision des secteurs scolaires serait une meilleure solution car mieux adaptée au système scolaire français. Et cela reviendrait à renforcer la mixité sociale et ethnique dans les collèges.

Chat modéré par Constance Baudry et Pierre Rubenach

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