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Extrait de « Libération » du 21.11.05 : Quelle crise des banlieues ?
Commencer par essayer de comprendre, puis tenter une explication du phénomène inédit de trois semaines d’émeutes dans les banlieues : c’est ce qu’a proposé Libération à quatre universitaires et essayistes réputés pour l’acuité de leur regard sur les fractures de la société, à l’occasion d’une table ronde organisée le 14 novembre (avant l’intervention télévisée du Président). Jean-Pierre Le Goff, Eric Maurin, Pierre Rosanvallon et Emmanuel Todd se livrent à une confrontation qui s’enrichit de leurs approches plurielles d’une question qui les préoccupe tous : la crise du modèle républicain.
Pierre Rosanvallon :
Si l’idée républicaine peut devenir une réalité quotidienne, oui. Cependant, il ne faut pas que l’idéologie soit un frein à la pratique. La décision de Sciences-Po de recruter des élèves dans les ZEP ne concerne qu’une dizaine d’étudiants. Elle a pourtant donné lieu à un flot de réflexions théoriques hors de proportions. En France, une théorie générale de la République empêche des mini-expériences pratiques. Aujourd’hui, la République ne fonctionne pas comme une incitation à imaginer des pratiques courageuses, mais comme une espèce d’idéologie disqualifiante et qui est une excuse pour ne pas agir.
Eric Maurin :
Il y a des discriminations une fois que les personnes sont constituées. Mais il y a surtout des inégalités dans les processus de constitution des personnes. En France, les tentatives pour réduire ces inégalités de fond (comme les ZEP) sont aujourd’hui remises en question comme n’ayant pas porté leurs fruits, alors qu’elles n’ont, en fait, pas été appliquées. L’enveloppe globale destinée aux ZEP est relativement faible. Une fois saupoudré sur 15 % des élèves, le surcroît d’effort éducatif par élève devient dérisoire. Sans compter que ce sont les enseignants les moins expérimentés qui se retrouvent le plus souvent en première ligne. Aux Pays-Bas, une école n’est pas aidée en fonction de son territoire, mais du public qui, effectivement, la fréquente, et le surcroît d’effort par enfant d’immigré va du simple au double. Nous avons du mal à passer à l’acte.
Emmanuel Todd :
Il faut faire attention aux comparaisons internationales. Les Pays-Bas sont très inquiets de constater que les enfants d’immigrés ne parlent pas néerlandais. Toute situation n’est pas comparable. Il faut traiter les problèmes français de façon ouverte en quittant le rêve de se débarrasser de la culture française.
Eric Maurin :
Je n’ai pas le sentiment de quitter le rêve de la culture française en suggérant, par exemple, de conditionner les ressources des écoles au nombre d’enfants exemptés de payer la cantine.
Jean-Pierre Le Goff :
La question de la discrimination positive dans le domaine économico-social et scolaire mérite débat. Faisons attention aux effets de ghettoïsation. Tirons les leçons des ZEP. Il ne suffit pas de donner de l’argent, il faut trouver des formes nouvelles de rencontre entre les différentes catégories sociales. Mais avec la formule des « minorités visibles », on est en train de passer à une autre approche : la discrimination positive selon l’ethnie ou la couleur de peau ! Enfin, concernant l’Europe et la nation, je pense que l’Europe ne fonctionne pas comme un cadre d’identification, en particulier dans les banlieues. La gauche a trop rapidement mis de côté la question nationale et celle de l’articulation entre l’Europe et la nation. Je crois à une Europe où les nations restent un socle premier d’identification.
(...)
Le débat est animé par Eric Aeschimann et Jean-Michel Helvig.
Lire aussi, dans le même quotidien, un point de vue de Jean Baudrillard : Nique ta mère !