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La mixité sociale à l’école : En finir avec la cacophonie ? : une longue interview de Choukri Ben Ayed par le Café pédagogique

3 octobre 2016

Il y a moins d’une dizaine d’années la question de la mixité sociale à l’école était un sujet confidentiel suscitant parfois l’indifférence y compris dans certains milieux scientifiques. Son « succès » médiatique, politique, scientifique soudain a quelque chose de déconcertant puisqu’il cohabite avec la dégradation des conditions de scolarisation dans les territoires les plus en difficulté et la souffrance des populations les plus exposées aux ségrégations avec leur lot de déconsidération et de disqualification sociale.

Leur a-t-on vraiment répondu ? Accordé toute l’attention requise ? Ce n’est pas sûr, notamment lorsque la mixité devient affaire de querelles politiciennes et de conflits d’experts à la recherche de « la bonne formule », « la solution miracle », à peine esquissées et déjà exposées médiatiquement (libre choix régulé, quotas, etc.). Peu de sujets sur un temps aussi court ont rencontré un tel succès, à telle enseigne que les controverses sur les enjeux de mixité sociale à l’école sont en passe de devenir un objet académique de choix.

Ces problématiques de « formules », de « solutions », ne dissimulent que trop mal le fait que la ségrégation scolaire, depuis longtemps étudiée en marge de l’agenda politique et médiatique (par des chercheurs comme Maryse Tripier, Alain Léger, Agnès van Zanten et Sylvain Broccolichi), relève de mécanismes complexes qui ne se résument pas à de simples accusations : « c’est la faute à la carte scolaire ! », « c’est la faute aux parents «  ! », « c’est la faute à l’urbain » ! Ces dénonciations ont pour corollaire la construction de fausses oppositions (local/national, sectorisation/affectation, social/ethnique, etc.) qui en finissent par brider la pensée, et potentiellement l’action, puisqu’elles contribuent à semer une certaine confusion.

Et si on essayait de faire simple ?
Mon propos n’a pas vocation à dépasser ces contradictions, peut-être même contribuera-t-il à les renforcer. Il s’agit néanmoins d’adopter un prisme différent. Plutôt que d’envisager des solutions ad hoc, il s’agit plus modestement de tenir compte des enseignements des expériences et des transformations récentes qui nous aident à appréhender avec un peu plus de lucidité qu’il y a quelques années, des pistes de progrès, des impasses et des fausses solutions, en revenant en quelque sorte au « terrain ».

À titre d’exemple, il me semble encore plus clair aujourd’hui qu’autrefois, que le salut du système éducatif français, ne viendra pas nécessairement d’une simple transposition de solutions mises en œuvre à « l’international ». Qu’a-t-on vraiment tiré de cette nouvelle croyance ? Le fait que certains systèmes éducatifs de part le monde sont moins ségrégatifs ? Nous le savions déjà, au même titre que certains pays produisent moins de chômage par exemple.

Pour autant les tentatives de transposition, d’importation de solutions venant de l’étranger, dans le domaine de l’école, comme dans celui l’emploi, passée l’euphorie de la nouveauté, se perdent régulièrement dans les sables. Pour l’école, les exemples sont nombreux : busing, quotas ethniques, tirages au sort, etc. S’il en est ainsi c’est parce qu’aucun système éducatif n’est vraiment comparable à un autre, car comme nous l’avait appris Émile Durkheim dans L’évolution pédagogique en France (Alcan 1938), ceux-ci sont intimement imbriqués à la configuration des États eux-mêmes, à leur histoire, à leur système politique et administratif, qui constituent des « tout » cohérents qu’on ne peut modifier à loisir. Leurs politiques éducatives constituent également des « tout » tout aussi cohérents. Les problématiques d’affectation des élèves dans les établissements scolaires ne peuvent donc être isolées de l’ensemble de l’organisation de la scolarité, sauf à adopter un point de vue technocratique et non éducativiste.

Ce regard sur « l’international », s’il n’est pas inutile, ne nous aurait-il pas détourné de nos propres enjeux nationaux ? Pourquoi par exemple ne passons-nous pas davantage de temps à examiner le contenu de la loi Debré de 1959 sur l’enseignement privé ? La loi Guermeur de 1977 ? Plus largement à revisiter l’histoire de l’enseignement privé très singulière en France, comme l’avait fait dès 1972 Lucie Tanguy ? (Lucie Tanguy, « L’État et l’école. L’école privée en France », Revue française de sociologie, 1972, 3). Qui propose aujourd’hui une analyse historico-juridique approfondie pour comprendre réellement si notre héritage d’un double réseau de scolarisation est incompatible avec l’existence d’une sectorisation unique ? Quelles évolutions juridiques rendraient ce projet possible ?

Que faire de l’héritage des recherches de Gabriel Langouët et Alain Léger, qui nous ont appris un fait essentiel : le public de l’enseignement privé et de l’enseignement public est souvent le même alternant entre les deux réseaux de scolarisation. Leurs travaux ont montré que les familles sont davantage attachées à la qualité des écoles, à l’égalisation des conditions de scolarisation, qu’au libre choix, davantage appréhendé comme « une roue de secours » que comme une idéologie profondément ancrée. Ne serait-il pas utile de débattre de cela ?

Ce qu’il ne faut plus faire
Comme a pu le dire Dominique Glasman, s’il est difficile au chercheur de dire ce qu’il faudrait faire, il peut en revanche contribuer à cerner ce qu’il ne faudrait pas, ou plus faire, armé de ses observations. À propos de la mixité sociale, il paraît plus honnête de dire que le problème est très complexe et que nul ne détient la solution. En revanche, nous avons appris de ces dernières années : et si nous prenions le temps de mettre ces enseignements à plat ?

Un code de l’éducation à faire évoluer
Tout d’abord, en dépit des professions de foi, un constat s’impose. En examinant attentivement le code de l’éducation, on constate que n’y figure toujours pas de « section mixité ». Ce thème apparaît en creux notamment dans des articles relatifs à la répartition des compétences entre l’État et les collectivités locales. Ceci s’explique par le fait que l’existence de la mixité aujourd’hui comme problème scolaire est le produit de compromis politiques qui ont résulté de l’adoption de la loi dite de refondation. La mixité, absente du texte initial, n’a été introduite, ne l’oublions pas, sur le fil qu’à la faveur de la navette parlementaire. Ceci explique cette impression de « cote mal taillée » qui rend compte en grande partie des difficultés rencontrées aujourd’hui.

Cette absence de « section mixité » dans le code de l’éducation indique qu’il n’y pas de réel cadre défini, stabilisé, mais plutôt un ensemble de recommandations. En revanche, le code de l’éducation comporte toujours les modifications induites par l’assouplissement de la carte scolaire voulue par Nicolas Sarkozy à quelques modifications près (suppression de la rubrique « autre motif » pour justifier de l’évitement du collège de secteur). Le code de l’éducation est donc porteur en lui-même de contradictions issues de compromis politiques qu’il faudra bien un jour clarifier, arbitrer.

Décentralisation et mixité sociale
Ce que nous avons appris, c’est également le choix du traitement de la mixité sociale dans un cadre principalement décentralisé. Pour certains il s’agirait là de la lacune principale, l’État se « défaussant » sur le local. Si le cadre de la décentralisation est discutable, ce n’est pas nécessairement pour cette raison, qui renvoie davantage au procès d’intention qu’à l’analyse, c’est davantage parce que la décentralisation constitue une complexité en elle-même. Elle fait en effet référence à l’enchevêtrement des pouvoirs locaux auxquels se mêlent des enjeux électoralistes, ainsi que des recompositions administratives et institutionnelles lourdes (réforme territoriale). Tout ceci peut rendre sceptique sur la capacité de cette échelle décisionnelle à traiter d’enjeux qui ne s’inscrivent d’ailleurs pas nécessairement dans son champ habituel de compétence (l’espace scolaire).

Pour autant il nous paraît nécessaire de sortir de la binarité trop simpliste local/national, État/collectivités locales et d’aller plus avant dans l’analyse. Il est nécessaire par exemple d’ajouter un troisième niveau de décision : celui des administrations déconcentrées de l’Éducation nationale, dotées de plus en plus d’autonomie. L’action ministérielle doit en effet passer par un ensemble de filtres, de relais (pour reprendre l’expression de Pierre Grémion), au sein de sa propre chaine hiérarchique.

Les travaux menés sur ce mode de gouvernement montrent comment certains maillons de la chaine administrative peuvent chercher à se soustraire aux injonctions venant « d’en haut », notamment lorsqu’elles leur paraissent peu lisibles, compréhensibles, irréalistes, ou non prioritaires. La décentralisation, ne vient ainsi qu’ajouter un niveau de complexité supplémentaire, notamment lorsque les collectivités concernées ne sont pas également acquises à la cause de la mixité. Le « défi » d’une politique de mixité sociale consiste donc à faire s’accorder le niveau central de l’institution, ses administrations locales, ainsi que les collectivités locales, tout ceci à propos d’une politique dont les contours restent à construire.

Ce cadre d’action n’est donc pas nécessairement le plus simple, faute d’acteurs convaincus (au même endroit et au même moment), il peut confiner à la paralysie, tout comme il peut favoriser des mobilisations nouvelles. Ce cadre devra cependant évoluer. Il ne peut en effet que constituer un cadre transitoire dans une période de tâtonnement, mais il sera nécessairement un frein à la généralisation d’une politique de mixité.

Si c’est la « faute de l’urbain » : alors l’école doit prendre l’urbain au sérieux et inversement
Un autre point qu’il faudrait éviter, en tirant les enseignements des analyses de Géraldine Geoffroy (Géraldine Geoffroy, « Carte scolaire et politiques d’aménagement : un terreau pour la ségrégation scolaire », Diversité, n°155, 2008), c’est celui de la dissociation des questions urbaines et scolaires. Géraldine Geoffroy montre comment en France, les politiques d’aménagement et d’urbanisme ignorent l’école. Il y a donc en la matière des marges de progression considérables. Combien de situations de ségrégation scolaire résultent d’implantations aberrantes d’établissements scolaires sur leur territoire ? Il est temps au plan législatif d’œuvrer à des passerelles plus effectives entre école et urbain et d’intégrer les problématiques scolaires dans les documents d’urbanisme et de prospective démographique et territoriale, ce qui suppose de construire de nouveaux espaces de décisions entre les collectivités elles-mêmes : départements, villes, communautés urbaines, etc. Tout ceci sous la houlette de l’État : autrement dit en articulant national et local.

Des progrès à attendre de l’institution scolaire elle-même
Cette thématique urbaine ne doit pas contribuer à occulter les responsabilités propres à l’institution scolaire au delà de ce qui est déjà connu : hiérarchisation des établissements scolaires, inégalités des conditions, de l’offre de formation, etc. Il y a un domaine moins visible, celui de la circulation de l’information à propos des données statistiques notamment.

L’expérimentation ministérielle en cours a permis de mettre en exergue les potentialités de l’appareil statistique de l’Éducation nationale. Sans entrer dans un débat méthodologique d’expert, il a ainsi été démontré qu’il était possible depuis le niveau national de construire des indicateurs de ségrégation, de mobiliser des outils cartographiques voire de géolocalisation. Progresser dans ce domaine, c’est d’une part conforter la production de ces données, les pérenniser, mais c’est également les rendre plus accessibles à tous les acteurs institutionnels et non institutionnels mobilisés autour des questions de mixité.

Ce qu’il faut conforter : soutenir les mobilisations
Les observations réalisées sur la période récente permettent de battre en brèche certaines idées reçues sur le caractère « bloqué » de la situation en matière de mixité. Sans être idyllique la réalité n’en n’est pas moins contrastée. Nous avons en effet pu constater des attentes, des mobilisations parfois très fortes en matière de mixité. L’un des exemples les plus visibles est celui de la mobilisation des familles du quartier du Petit Bard à Montpellier, ou encore du collectif « Apprendre ensemble » dans le 18ème arrondissement de Paris. D’autres initiatives ont vu le jour à Marseille, Toulouse, Créteil, etc., avec un sentiment d’isolement… Certaines fédérations de parents d’élèves appréhendent également à présent le thème de la mixité. Ces mobilisations posent la question de la réponse à apporter à ces initiatives porteuses de dynamiques nouvelles, à leur reconnaissance.

D’autres mobilisations sont également à l’œuvre, sous une forme plus instituée. À une échelle certes limitée, certains Conseils départementaux se sont inscrits dans le cadre de l’expérimentation ministérielle, d’autres ont préféré agir en marge de cette initiative étatique, d’autres l’avaient précédée. Il est ainsi presque impossible aujourd’hui de recenser le nombre d’initiatives en cours sur le territoire qui, sans être massives, ou la norme, sont probablement moins négligeables qu’il n’y parait.

Quoiqu’il en soit ces « bougés » contrastent avec une vision monolithique et fataliste d’un immobilisme généralisé. Ils appellent aussi à approfondir la connaissance du contenu de ces initiatives. À l’occasion d’observations, de sollicitations, j’ai pu observer comment certaines collectivités manquaient de ressources, de leviers d’action, de données, malgré une réelle volonté d’agir, d’apporter des réponses locales, de répondre à des sollicitations parentales de plus en plus insistantes. Les demandes de soutien sont manifestes, y répondre est essentiel pour éviter les découragements et à terme des désengagements.

Une dernière forme de mobilisation observée, plus souvent occultée, est celle portée par les enseignants eux-mêmes via certaines organisations syndicales en quête de s’approprier également la thématique de la mixité ne serait-ce que dans une logique de compréhension. Pour certains la mixité fait écho à des thématiques plus anciennes comme la lutte contre les inégalités et l’exigence d’homogénéisation des conditions d’exercice professionnel. Pourquoi alors ne pas davantage impliquer les enseignants dans les problématiques de mixité ?

« Les français ne veulent pas de mixité », vraiment ?
Patrick Champagne dans son ouvrage, Faire l’opinion (Minuit, 1990), montre comment l’opinion dite publique relève d’une construction sociale et médiatique imposée par ceux qui prétendent parler au nom « du peuple ». Ces opinions factices sont alors mobilisées comme arguments d’autorité pour imposer un point de vue sur les objets. Il en est ainsi de la mixité sociale construite médiatiquement comme un véritable épouvantail dont les français ne « voudraient pas » (la façon de leur poser frontalement la question induit de fait une réponse défensive). Nous avons essayé de démontrer que la réalité est infiniment plus complexe, subtile, contrastée, nuancée. Si je rencontre également sur le terrain, bien évidement, des résistances, des sommes d’obstacles, il me paraît néanmoins important de ne pas passer par pertes et profits les dynamiques actuelles portées par des acteurs très hétérogènes. Comment conforter, fédérer ces initiatives, en quête d’un effet catalyseur ? Comment considérer à égalité chacun des acteurs concernés ?

Il est nécessaire de construire de nouvelles « scènes délibératives » locales sur les enjeux de mixité sociale à l’école, où chaque interlocuteur serait invité à faire valoir son point de vue et participer aux décisions (sans tomber dans les travers de la bureaucratie). Le dialogue peut potentiellement contribuer à lever certaines craintes ou préjugés (du type certaines familles ne s’intéressent pas à l’école ou ne s’occupent pas de leurs enfants). Il y a là un véritable enjeu d’ouverture de l’école sur son environnement dont la mixité peut constituer l’un des vecteurs clés. Si cela peut-être pour l’heure sa vertu, ce n’est pas négligeable.

Cela ne dispense pas, bien au contraire, d’œuvrer à la construction d’une politique en matière de mixité dont l’Éducation nationale doit nécessairement être le maitre d’œuvre, le garant. Ma contribution n’a pas ici la prétention d’en définir le contenu, mais de préciser ce que pourraient être ses conditions de possibilité. Il s’agit de s’inscrire dans un registre modeste, opératoire, réaliste, tenant compte des enseignements « du terrain », de prendre pour acquis certains changements et transformations et de considérer avec lucidité les freins et résistances tout en rendant visibles et lisibles des lignes d’action et des marges de progression.

Choukri Ben Ayed
Sociologue, Université de Limoges

Extrait de cafepedagogique.net du 30.09.16 : La mixité sociale à l’école : En finir avec la cacophonie ?

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