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A quoi servent les sciences de l’éducation ? Béatrice Mabilon-Bonfils et Christine Delory-Momberger, ESf, 2019. Entretien avec le Café

30 avril 2019

Béatrice Mabilon-Bonfils : A quoi servent les sciences de l’éducation ?

« Il y a une vraie question dans la relation des sciences de l’éducation aux enseignants, relation nouée de malentendus réciproques ». Alors qu’une réforme de la formation des enseignants s’annonce et que les neurosciences semblent dominer la rue de Grenelle, Béatrice Mabilon-Bonfils et Christine Delory-Momberger co dirigent un ouvrage qui interroge l’utilité des sciences de l’éducation. Les meilleurs spécialistes participent à l’ouvrage et proposent des regards croisés, voire décalés, sur l’actualité et aussi la légitimité des sciences de l’éducation. Plus que d’autres, les sciences de l’éducation sont soumises à une tension entre théories et pratiques. Béatrice Mabilon-Bonfils revient sur ces interrogations.

Pourquoi publier en ce moment cet ouvrage ? La question de l’utilité des sciences de l’éducation se pose-t-elle en termes plus urgents ?

Au moment où le ministre de l’Education Nationale en a appelé à l’utilisation de « la science » pour définir les pratiques éducatives les plus efficientes, au moment où les neuro-sciences sont requises comme outil des sciences de l’apprendre, il était temps de questionner à nouveaux frais la légitimité scientifique et sociale des sciences de l’éducation. Nous l’avons donc pris au mot. La pluralité constitutive des sciences de l’éducation, pour féconde qu’elle soit en fonde son identité paradoxale. La recherche y est prise dans une tension qui la constitue comme discipline. Science jeune dans le champ des sciences sociales, les sciences de l’éducation sont une science « à disciplinarité secondaire », au sens où ces sciences se sont édifiées à partir d’un ensemble de savoirs élaborés préalablement autour d’espaces professionnels divers mais aussi mandatées pour répondre à des exigences de professionnalisation croissantes. Bref genèse théorique et genèse sociale ont partie liée. Dès lors, elle doit construire pas à pas sa légitimité scientifique, mais elle est aussi requise comme science experte face à des demandes fortes des professionnels, des politiques, des usagers, des familles, même si peu entendues quand elle s’exprime.. Et la discipline oscille entre la tentative de durcissement scientifique et l’ouverture aux démarches de sciences collaboratives, de recherche-intervention, aux formes inédites de construction et de partage de savoir … Les chercheurs en sciences de l’éducation doivent à la fois convaincre en dehors de leur « communauté scientifique », leur légitimité sociale en dépendant et convaincre de leur rigueur scientifique. Dans leur histoire elles ont été régulièrement mises en question autant dans le champ scientifique que dans le champ social. Le projet est parti de cette idée.

La montée des neurosciences, avec les solutions qu’elles semblent apporter, a-t-elle affaibli l’influence des sciences de l’éducation ?

De mon point de vue, les neuro-sciences sont un apport non négligeable à la réflexion sur l’apprendre : le cerveau est une « machine » à apprendre. Mais à la condition qu’elles ne déduisent pas de prescriptions pédagogiques simples à l’aune d’expérimentations en laboratoire. L’apprentissage est un processus est beaucoup plus complexe que ce que tout spécialiste de l’imagerie cérébrale peut proposer C’est in situ, dans un contexte, en prenant en compte les interactions, les appartenances sociales, culturelles, ethniques, les vécus et expériences de situation, les émotions que les sujets interagissent. Les sciences de l’éducation ont des décennies d’accès aux terrains et de travaux de recherche mobilisables. L’ absence de prise en considération de la dimension de bien-être, tout comme l’omission à des fins de simplifications de l’impact de la culture singulière dont chacun est porteur illustre trop comment le sens commun se construit autour des questions de l’éducation. Essentialiser ce que le spécialiste maîtrise de l’imagerie du cerveau, est donc inopérant. Par contre, instaurer un dialogue fécond entre neurosciences et sciences de l’éducation ( et notamment ce que les réflexions pédagogies ont permis de comprendre) serait en mesure de proposer une complexité plus vaste comme compréhension de ce qui est adjuvant ou opposant au processus d’apprentissage en regard des états de bonheurs et de bien-être en intégrant les diversités d’ « informatisations » sociales et culturelles.

Quand on lit l’ouvrage on a l’impression que tout le monde se méfie des sciences de l’éducation. Est-ce le cas des enseignants ?

Et peut-être que parfois les sciences d’éducation se méfient des professeurs…. Je le dis sur le ton de l’humour mais il y a une vraie question dans la relation des sciences de l’éducation aux enseignants, relation nouée de malentendus réciproques. Plus que celle de la réception sociale des savoirs, c’est celle du partage de savoirs, partages réciproques où les savoirs de la recherche nourriraient le savoir des professionnels et inversement, dans la lignée de Legrand. De mon point de vue dans la lignée de Durkheim, je pense que nos recherches ne mériteraient pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif.
Il y a une sous-utilisation des recherches en sciences de l’éducation dans le monde éducatif, qui tient au dialogue difficile entre chercheurs, formateurs, enseignants : par-delà la résistance des enseignants à s’approprier les savoirs de la recherche ou de celles des chercheurs à entendre la parole des professeurs et à rendre leurs savoirs accessibles et opérationnalisables, il s’agit de créer ce que Latour nomme « un cercle d’intéressement ». Le problème des rapports entre recherche et formation ne peut se poser simplement comme une question de transfert de savoirs mais comme la production d’un espace collectif de confrontation des savoirs et des pratiques et de forums hybrides.

C’est tout l’enjeu de la réforme des ESPE. L’enseignement doit tout à la fois préserver l’espace « Ecole » des influences externes, mais ne peut pas en méconnaître les effets, ni les potentiels. Il n’est plus possible de croire en l’école comme unique lieu des apprentissages et des ouvertures. Mais comment remobiliser les défis qui se présentent aux enseignants et aux écoles pour en faire des vecteurs de formation des futurs enseignants ? La place des organisations complémentaires de l’Ecole doit être recomposée institutionnellement, y compris du point de vue de la formation des futurs enseignants. Plutôt que de ne pas prendre la mesure des mises en réseau, l’enjeu consiste à se mettre dans une dynamique institutionnelle en prise sur les réseaux avec par exemple la création d’Edulabs.

Dans les sites de formation, des partenariats entre les organisations complémentaires de l’éducation, les centres de documentation, des espaces de fabrication innovante ont pour objet d’inventer de nouvelles possibilités. A l’instar des fablabs, il s’agit de proposer de véritables lieux de création pédagogique, utilisant l’impression, la fabrication de média audio et vidéo, la fabrication de support d’apprentissages, la création de moocs. Ouverts sur la société, donnant la possibilité, aux enseignants, au enseignants en formation, aux parents, mais plus largement à tout ceux qui peuvent avoir un projet de création pédagogique, de venir créer. Voici un exemple de partage inédit qu’il faudrait institutionnaliser.

Et les politiques ? Avec JM Blanquer les neuroscientifiques semblent dominer le ministère. Les sciences de l’éducation ont-elle eu une influence identique et en ont elles encore une auprès des politiques  ?

Les politiques ont toujours demandé des rapports aux chercheurs qui sont souvent restés lettre morte, et même aux plus grands de Bourdieu … à Legrand et bien d’autres. Comment la recherche peut éclairer aussi bien des décisions politiques que des pratiques c’est là la question fondamentale. Finalement, se pose la situation paradoxale dans laquelle se trouvent les sciences anthropo-sociales (et particulièrement les sciences de l’éducation), c’est qu’elles sont remises en cause d’un côté par les sciences "dures" pour leur manque de pureté épistémologique : leur incapacité à se donner un objet en bonne et due forme (débarrassé de toutes les scories phénoménales) et à se mouvoir dans la loi générale, et donc leurs liens intrinsèques avec les intérêts particuliers. D’un autre côté le profane leur reprocherait au contraire d’être trop « théoriques », « difficilement applicables » et mettrait en doute leur efficience.
En même temps, les demandes se sont accrues au point que l’instrumentalisation guette toujours les sciences sociales. Les relations entre les décideurs et la recherche ont évolué depuis le début des années 80 avec une demande sociale d’efficacité des institutions éducatives et parla généralisation du recours aux chercheurs comme experts mais il n’est pas sûr que les recherches en sciences sociales influencent beaucoup plus que par le passé les choix politiques, les chercheurs pesant peu face à l’influence de l’administration, des conseillers politiques ….
Les journalistes enfin ont une fonction essentielle dans la diffusion des travaux où certains chercheurs deviennent des experts médiatiques, dans le marketing éditorial de la recherche et où les média participent à l’orientation de l’expertise politique des choix. Finalement, les recherches sont souvent devenues plus une ressource de légitimation des choix politiques, dans une sorte de vulgate rhétorique, plus qu’une véritable ressource scientifique et technique. Et c’est bien là la caractéristique de sciences périphériques qui ne produisent pas de politiques publiques.

On a l’impression que les sciences de l’éducation ont peur d’être utiles. Dans le livre, M. Duru Bellat pose cette question de leur relation avec le système éducatif. Quelle doit-elle être ?

Pour Marie Duru-Bellat, Le chercheur en Education, sauf à être enfermé dans une tour d’ivoire positiviste –rejetant tout ce qui l’éloigne de la pureté scientifique-, est souvent tiraillé entre le politique et sa demande (éventuelle) d’expertise – a priori gratifiante-, et les acteurs et leurs demandes ambivalentes de recettes, qui l’engagent davantage sur le plan normatif voire affectif. Pour autant, malgré ces sollicitations parfois contradictoires, anciennes, qui ont pu justifier des positions de repli de la part des spécialistes de sciences de l’éducation, on ne saurait renoncer à écarter le vaste domaine des activités éducatives de l’investigation scientifique. D’une part parce qu’elles exigent une forte implication de la collectivité et des financements publics qui doivent nécessairement être justifiés, les recherches pouvant donc alors participer à l’instruction des politiques. D’autre part parce qu’aujourd’hui, l’intérêt qu’il y a à éclairer les pratiques individuelles par les recherches est couramment admis, sauf à défendre un obscurantisme qui serait particulièrement malvenu de la part des enseignants. Son chapitre défend la légitimité de travaux empiriques sur l’éducation qui assument de pouvoir être utilisés à la fois par le politique et par les acteurs, au prix d’un certain nombre de conditions, voire de renoncements, qui seront discutées.

De mon point de vue la question de l’utilité des savoirs de la recherche doit être posée aussi institutionnellement. Une pratique soutenue et institutionnalisée de recherches collaboratives inscrites dans le cursus de formation continu associant chercheurs et enseignants nourriraient à la fois la formation continue des enseignants, une légitimité et une diffusion accrues des savoirs scientifiques produits et une prise en compte distanciée des questions de terrain. Les LEA, lieux à enjeux d’éducation, rassemblant un questionnement des acteurs, l’implication d’une équipe de recherche, le soutien du pilotage de l’établissement, et la construction conjointe d’un projet dans la durée en sont une modalité mais, ce qui est dommage, sans financement pour la recherche.

L’ouvrage associe de nombreux autres grands spécialistes. Peut on déceler une évolution dans les sciences de l’éducation ?

La 4éme de couverture a été rédigée par P. Meirieu, directeur de la collection et j’ai co-dirigé l’ouvrage avec par Christine Delory-Momberger . Nous avons eu à cœur de nous adresser à la plupart des grands auteurs d’aujourd’hui en sciences de l’éducation aujourd’hui : Brigitte Alberto, Angela Barthes, Claudine Blanchard-Lavis, Bernard Charlot, Christine Delory-Momberger, Marie Duru-Bellat, Jean Houssaye, Alain Jaillet, Martine Janner-Raimondi, Laurent Jeannin, Christophe Niewiadomski, Line Numa-Bocage, Éric Plaisance, Richard Wittorski. Et Claude Lessard, à partir de son regard décalé donne son point de vue en conclusion. Notre idée été de donner la parole dans une optique complexe des approches différentes, de la clinique à l’histoire, de la philosophie à la sociologie, ou la psychologie ou à la recherche biographique.

Les sciences de l’éducation ne sont pas unifiées. Il n’existe pas de paradigme dominant, mais un foisonnement difficilement maîtrisable de théories et d’approches différentes. Le point commun ,qui assure leur appartenance au champ des sciences l’éducation, est qu’elles reconnaissent l’irréductibilité des connaissances, de leur apprentissage, caractère qui n’est pas un simple calque d’un autre domaine, et qu’elles relèvent d’une discipline spécifique. Le débat existe et une science vivante est une science qui débat….et peut-être que c’est là son caractère heuristique. Cependant, si les savoirs ne sont pas certitudes mais constructions, ils sont évolutifs. Tout l’enjeu de la discipline est de produire une certaine forme de cumulative des résultats.

Pour qui est écrit ce livre ? Pour les convaincus ? Pour les adversaires ?

Pour poser notre pierre à cet édifice de partage de savoirs et permettre des dialogues avec les convaincus autant qu’avec ses adversaires, nous prévoyons en mai 2019 une plate-forme de sciences participatives où les chercheurs, les professionnels, voire les parents pourront échanger et discuter sur un forum et on se demandera ensemble « A quoi servent les sciences de l’éducation ? ». La société a changé, les élèves ont changé, les modes d’accès aux savoirs aussi. Avec l’hétérogénéité croissante des publics scolaires, avec les mutations de la forme familiale et des modes de socialisation contemporains, avec la multiplication des modalités d’accès aux savoirs, le métier d’enseignant est devenu plus complexe et nécessite une formation longue ancrée sur les savoirs de recherche. Il s’agit d’imaginer les conditions d’un dialogue inédit entre chercheurs, formateurs, enseignants, parents et élèves en créant des espaces « d’intéressement » comme une telle plate-forme.

Propos recueillis par François Jarraud

Découvrir l’ouvrage

Extrait de cafepedagogique.net du 29.04.19

 

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