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Contre les affects tristes du retour à l’école "quadrillée". Tribune de Jean-Paul Payet dans Libération

18 mai 2020

Contre les affects tristes du retour à l’école
Par Jean-Paul Payet , professeur de sociologie de l’éducation à l’Université de Genève

A l’illusion d’une école compensant en six semaines les inégalités scolaires, pourquoi ne pas faire le choix d’un enseignement sur un mode créatif, en pratiquant la classe en plein air par exemple ?

Tribune. On voit ces derniers jours accourir au chevet de l’enfance confinée des experts de tous bords : samaritains bien intentionnés, gestionnaires froids et moralistes, marchands hypocrites… Tous s’entendent pour faire reprendre le chemin de l’école aux enfants, pour des raisons certes bien différentes. Les premiers s’inquiètent des dégâts du confinement sur la santé, le moral ou le niveau scolaire des enfants, les seconds clament que l’école n’a cessé d’être obligatoire et les troisièmes n’ont en tête que de libérer la force de travail des parents, entravée par le gardiennage de leur progéniture.

Des causes apparaissent plus honorables que d’autres : réduire la maltraitance familiale, lutter contre les inégalités sociales de réussite scolaire, limiter l’exposition des enfants aux écrans. Mais, au-delà des différences, l’image d’une école « solution de tous les maux du confinement » s’impose. Parée de toutes les vertus, l’école doit reprendre sa mission civilisatrice auprès des enfants là où le confinement familial tend à les rendre peu à peu à l’état sauvage.

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Est-il possible un instant d’évoquer ce que ce temps suspendu de l’obligation scolaire a produit, plus ou moins souvent, de petites libertés comme d’apprentissages conviviaux ? Est-il audible de plaider que, par son pouvoir désorganisateur des routines, le confinement a aussi rapproché des enfants et des parents ? Faut-il passer sous un silence coupable les moments de redécouverte, les occasions de participation des enfants, les apprentissages et les partages d’activité ? Ces « moments volés » à la machine dévorante du travail et aux transports exténuants paraissent bien illégitimes face au score du pays à l’évaluation Pisa, à la compétitivité de l’économie, au salut et à l’avenir de la nation…

L’école quadrillée du post-confinement
Reprendre le chemin de l’école – pour six semaines – serait donc la seule voie raisonnable. Soit, on peut concéder qu’après deux mois de confinement, les enfants (comme les adultes) manquent sérieusement de contacts sociaux. Revoir les copains, à défaut d’être enchanté de reprendre les cours, est un désir bien naturel (en plus de bénéficier à leur socialisation). Savent-ils au moins qu’ils ne pourront ni jouer avec eux ni même les approcher ? Ils découvriront bien vite que le protocole sanitaire de réouverture des écoles transforme leur espace familier en un espace quasi carcéral. Ils ne retrouveront pas leur école d’avant, qui n’était déjà pas gaie tous les jours, dans l’école post-confinement surquadrillée de règles et d’interdictions.

Les menaces et les sanctions ne tarderont pas à pleuvoir sur les rêveurs, les affectifs, les imprudents, les récalcitrants. Ils quitteront leurs parents parfois stressés, ils retrouveront leur enseignant qui ne l’est pas moins, inquiet (à juste titre) de sa propre santé et contraint de faire régner l’ordre sanitaire. S’ils ne sont pas eux-mêmes déjà angoissés, les enfants le deviendront vite dans un tel environnement. Si on souhaitait rendre les enfants maniaco-psycho-rigides dès la maternelle, on ne s’y prendrait pas mieux… Préparons dès à présent les thérapies qui traiteront les victimes des troubles provoqués par une expérience éminemment anxiogène.

Face à ce scénario de tristesse, il existe pourtant des alternatives : la classe en plein air, la collaboration avec des artistes, la mobilisation de l’environnement social et culturel, les réseaux d’échanges de savoir entre familles, etc. A l’illusion (sous des habits républicains) d’une école compensant en six semaines les inégalités scolaires, préférons une école renouant le lien avec les enfants et les parents sur un mode convivial et créatif. Si la réouverture des écoles a un sens, c’est celui de nourrir et, plus souvent, de redonner le goût d’apprendre. Profitons donc de ce temps singulier entre le confinement et les vacances d’été pour inventer, proposer des situations d’apprentissage moins scolaires, affranchissons-nous du programme et rendons aux enseignants le droit à la créativité dont on les prive tant ! Retrouvons le partage et la joie après cette épreuve difficile pour les enfants, leurs parents et leurs enseignants !

Jean-Paul Payet professeur de sociologie de l’éducation à l’Université de Genève

Extrait de liberation.fr du 15.05.20

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