Le plan mixité. Entretien du Café avec Najat Vallaud-Belkacem

12 mai 2023

Najat Vallaud Belkacem : « J’avais affronté et géré les résistances, il suffisait de poursuivre sur la lancée »

Les enjeux de la mixité sociale à l’école, Najat Vallaud Belkacem, ministre de l’Éducation nationale sous Hollande, connait bien. Les résistances que rencontrent toutes prises d’initiative politique en la matière aussi. Pourtant, contrairement à Pap Ndiaye, elle a résisté et a su porter une politique éducative de mixité ambitieuse. Que le Ministre actuel ait finalement décidé de lâcher le dossier ne l’étonne pas. Lâché par l’Élysée, il n’a pas su dépasser les calculs politiques pour mener à bien le seul combat ambitieux pour l’École qu’il avait promis de mener.

Que pensez-vous de la timidité des annonces du ministre ?

Je ne suis pas très surprise. Je suis bien placée pour savoir que c’est un sujet difficile. Qui nécessite un véritable engagement du ministre mais aussi de ses autorités de tutelle, ou à tout le moins que lui soit laissée la marge de manœuvre nécessaire. Il ne me semble pas que ce soit le cas. Je suppose que la crainte de « crisper » y est pour beaucoup. Ce qui me parait surprenant c’est que sur d’autres sujets – la retraite par exemple – l’appétence à aller au combat semble bien plus forte. Mais bien sûr ce ne sont pas les mêmes publics que l’on brusque.

Pourquoi est-ce si important la mixité sociale à l’école ?

Pour au moins trois raisons. D’abord une question de justice sociale. Des écoles non mixtes cela signifie un système scolaire qui grave dans le marbre les inégalités de naissance et même les amplifie en construisant une ségrégation et des communautés de destins différents.

Ensuite pour une question de réussite collective : si tant est qu’on conçoive la réussite scolaire d’un pays comme un enjeu majeur – tout à la fois pour des raisons économiques, de créativité, de place dans le monde …- , il est tellement évident qu’en mélangeant les élèves on multiplie les opportunités de toutes parts. Pour les enfants des classes défavorisées, parce qu’on les met au contact de pairs à l’environnement plus propice à la réussite, à l’appétence et à l’ambition scolaire, ce qui les tire vers le haut. Pour les enfants les plus favorisés parce qu’à eux aussi l’hétérogénéité ouvre des perspectives, à commencer par une emprise sur le véritable monde qui n’en fasse pas de futurs déconnectés.

Pour le climat scolaire, et le bien-être professionnel des enseignants, parce que la mixité est la meilleure façon de lutter contre l’idée que les jeux sont faits, les dés pipés à l’avance. C’est donc la meilleure arme contre la création de communautarismes de fait se construisant dans le rejet de l’école et de ses codes, et plus généralement le rejet des institutions qui ne semblent jamais tenir la promesse d’égalité pourtant inscrite à leur fronton.

Enfin pour notre qualité de vie tout simplement, car qui peut vraiment imaginer que des enfants grandissent dans un monde de ségrégation et d’horizons limités, génération après génération, et n’en nourrissent pas de rancœur ?

Vous avez été ministre et avez œuvré pour plus de mixité. Votre action a-t-elle été limitée ?

Ce qui limite l’action en matière de mixité c’est d’abord une série de mythes collectivement intériorisés : que le mélange nuirait à la réussite individuelle parce qu’il retarderait les « meilleurs ». Que les actions en faveur de la mixité priveraient de leurs chances de parcours d’excellence ceux qui sont aujourd’hui les mieux servis du système scolaire. Que derrière la mixité sociale c’est la mixité ethnique – dont certains ne veulent tout simplement pas – qui pointerait le bout de son nez.

Certains de ces mythes sont assumés et reviennent régulièrement dans le débat public, d’autres moins et doivent néanmoins se lire en filigrane.

Pour chacun d’entre eux les réponses sont connues, documentées : les « meilleurs » ne voient pas leurs résultats baisser au contact de la mixité. Ce n’est pas parce qu’on permet à des gens d’origine plus modeste d’accéder à des filières d’excellence que soudain les plus aisés sont privés de la possibilité d’y parvenir. Charge peut-être à chacun d’y aller, cette fois, pour de vrai au « mérite » . Quant à la mixité ethnique, eh bien oui, notre pays est divers, ses enfants sont divers, au nom de quoi un séparatisme de fait nous aiderait-il à mieux vivre cette diversité ? N’est-ce pas au contraire lui la plus grande des menaces pour notre cohésion ?

Le problème de ces mythes c’est qu’ils sont autoréalisateurs. Oui, à force de laisser ce séparatisme de fait s’installer dans les collèges, on a vu apparaitre des établissements marqués au fer rouge de la réputation de n’héberger que des « élèves à difficultés » qui font fuir les autres, alimentant ensuite la crainte qu’une opération « mixité sociale » vienne importer leurs difficultés dans un cadre qui en était préservé.

Le problème est donc tellement ancré et à vif qu’y remédier nécessite beaucoup de doigté en réalité. C’est la raison pour laquelle j’avais décidé en 2015 de procéder par expérimentations. Ce qu’on entendait par là c’est une action dans la dentelle à une échelle locale, associant tous les acteurs locaux, permettant de parler posément aux parents dans le cadre de réunions publiques et pas par le truchement de fake news déployées sur les réseaux sociaux. C’est aussi un accompagnement scientifique de chacune des démarches menées pour qu’un regard objectif en mesure l’impact au fil du temps. C’est enfin une variété de solutions possibles permettant de s’adapter au territoire et à son contexte réel, plutôt que le grand soir technocratique venant du sommet qu’on avait jusqu’alors affectionné en la matière, que ce soit pour rigidifier l’ensemble de la carte scolaire ou au contraire pour l’assouplir .

Ainsi parmi les quelques 80 expérimentations lancées, certaines ont fait le pari de l’amélioration de l’offre de formation. Ce fut le cas au Petit Bard à Montpellier avec le collège Simone Veil qu’on a rendu très attractif. D’autres ont misé sur les filières entre collèges et lycées, comme à Strasbourg. Parfois en associant l’enseignement privé, comme ce fut le cas à Redon, avec des résultats très probants.

Lorsque la ségrégation semblait irrémédiable, des élus courageux ont pris la décision toujours difficile de fermer un collège pour répartir autrement les élèves, comme ce fut le cas à Nîmes ou à Toulouse. Enfin, d’autres territoires ont choisi d’expérimenter les secteurs dits « multi collèges » rendus possible par la loi de refondation de l’école du 8 juillet 2013. Ce fut notamment le cas à Paris, qui reste la ville où la compétition scolaire est la plus féroce.

Bien sûr, il y a eu des échecs, des refus liés au calendrier électoral, des résistances qui ont eu raison de l’élan initial. Vu la diversité des territoires, et faute d’un engagement ministériel continu sur ce sujet après mon départ, c’était inévitable. Mais dans beaucoup d’endroits des élus, des chefs d’établissement, des enseignants, des parents d’élèves et les scientifiques ont tenu bon et permis à ces expérimentations de se déployer malgré l’absence d’impulsion ministérielle.

Quel bilan tirez-vous de votre action en faveur de la mixité ?

Les résultats sont aujourd’hui connus, ils ont été étudiés par les chercheurs qui accompagnaient la démarche et notamment Julien Grenet et Elise Huillery. En vrac, je pense à plusieurs choses. Une composition sociale des établissements concernés désormais plus mixte, sans qu’ait été constatée de fuite vers le privé – cette fuite s’opère en réalité quand la part d’élèves défavorisés dans un collège dépasse les 40-50%, le faisant apparaitre comme un collège ghetto, pas quand on les mélange justement de façon proportionnée aux autres. Des performances scolaires qui n’ont pas eu à en souffrir contrairement au mythe tenace. Et en revanche, une claire amélioration du bien-être personnel des élèves, du climat scolaire et de ce qu’on appelle les attitudes sociales. Une perception de soi qui s’améliore avec davantage d’optimisme sur le rendement de l’effort et une plus grande capacité à se projeter dans la société. Des élèves « défavorisés » plus enclins à coopérer et des élèves « favorisés » qui adhèrent davantage aux valeurs de solidarité…bref, évidemment c’est un bilan très positif.

Mon regret à nouveau, c’est vraiment la façon dont l’impulsion a disparu après mon départ de Grenelle. C’est un énorme temps perdu évidemment ,mais c’est surtout un gâchis d’opportunité. Une fois que j’avais lancé la dynamique, et affronté et géré les résistances qu’il y avait à gérer, il suffisait de poursuivre sur la lancée pour que la démarche s’étende à tout le pays. Car l’expérimentation n’avait pas vocation à être une fin en soi, elle était conçue comme une phase de l’élaboration des politiques éducatives. Elle avait pour objectif d’imaginer des solutions concrètes destinées à être ensuite déployées à l’échelle nationale. Cette étape n’est malheureusement jamais venue. Au lieu de quoi des années se sont écoulées dans un silence absolu sur cet enjeu. Résultat : aujourd’hui lorsqu’il en est enfin à nouveau question, on se retrouve à devoir reprendre tout à zéro, y compris les questions lunaires à la Gérard Larcher sur le mode « mais au fait, est-ce bien le rôle de l’école que de se préoccuper de mixité ? » … (Soupir).

Peut-on dépasser ces freins aujourd’hui ?

Il y a au moins une chose sur laquelle la situation a positivement évolué je trouve, c’est la prise de conscience des parents des pertes de chances occasionnées pour leurs enfants par cette insuffisante mixité sociale. Les recours en justice pour obtenir la publication des IPS des établissements, les prises de paroles régulières d’associations comme No ghetto, les calculs réalisés par les fédérations de parents d’élèves pour comprendre ce que signifie en termes de retard scolaire accumulé le fait d’appartenir à un établissement très ségrégué (négativement). La conscience aussi que les ghettos de riches doivent être beaucoup plus questionnés que par le passé – les seuls ghettos problématiques ne sont évidemment pas seulement ceux des pauvres contrairement à ce que le débat public veut nous faire croire depuis des années… Bref tout cela joue en faveur, me semble-t-il, d’une évolution des perceptions, d’un plaidoyer plus actif qui vienne de la société elle-même, et à terme je l’espère d’une pression suffisamment mise sur les élus pour qu’ils prennent leurs responsabilités.

Que faire avec l’enseignement privé ?

Inscrire des objectifs de mixité sociale dans le cadre de la contractualisation des établissements privés sous contrat me parait la bonne façon de procéder et évidemment parfaitement légitime. C’est important de tenir bon sur ce principe. Ensuite je suis convaincue que par l’action de mixité précisément, on déghettoïse les établissements qui souffrent de ce stigmate aujourd’hui et on tarit de fait la fuite vers le privé motivée par cette raison.

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

Extrait de cafepedagogique.net du 12.05.23

 

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