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Stéphane Beaud : ne pas supprimer les ZEP en raison de leur bilan contrasté

27 octobre 2006

Extrait de « L’Humanité » du 25.10.06 : " La révolte d’une jeunesse populaire contre l’avenir qui lui est réservé"

Sociologue, professeur à l’université de Nantes, Stéphane Beaud juge contre-productive la réponse policière au « problème des banlieues », qu’il estime « avant tout économique et social ».

Vous récusiez, avec Michel Pialoux, dans un texte rédigé en novembre dernier, la distinction entre les jeunes réputés « irrécupérables » et les « vrais jeunes », qui n’auraient rien eu à voir avec les émeutes. Pourquoi ?

Stéphane Beaud. : Les circonstances ne permettaient pas alors la conduite d’une enquête de terrain. Nous nous étions donc livrés au difficile exercice d’un raisonnement à chaud, à partir de nos enquêtes antérieures et des comptes rendus des premières comparutions. Ceux-ci révélaient que les jeunes impliqués de près ou de loin dans ces émeutes n’appartenaient pas du tout à la jeunesse la plus déscolarisée et la plus proche de la délinquance. Se retrouvaient, dans ces moments d’effervescence collective, des jeunes déscolarisés mais aussi des intérimaires, des précaires, des apprentis, des lycéens, voire des étudiants en BTS ou en premier cycle universitaire.

Notre intervention, à ce moment-là, était une façon de récuser cette stigmatisation a priori des jeunes des cités. Nous voulions démontrer que le public dont il était question était plus composite sociologiquement, avec des parcours scolaires plus diversifiés que ne le laissaient entendre les discours sur des jeunes sans foi ni loi, sur « la racaille », comme disait Sarkozy. Au travers de ces événements, et sous cette forme émeutière, c’est aussi une jeunesse populaire qui s’est révoltée contre l’avenir qui lui est réservé.

Cette diversité sociologique était-elle présente dans les phénomènes d’émeute que vous aviez étudiés auparavant ?

Stéphane Beaud. Cette diversité était moindre. Faute d’enquête approfondie pour l’instant, il faut rester prudent. Mais j’ai l’impression que des formes de solidarisation sont intervenues, débordant la seule fraction « non diplômée » de la jeunesse des cités.

Pourquoi un tel manque de données sociologiques précises un an après ces émeutes ?

Stéphane Beaud. L’événement s’y prête peu. Les jeunes qui ont participé aux émeutes étaient cagoulés, cachés. Quand ils n’étaient pas pris par la police, ils n’allaient évidemment pas se manifester. Les familles, tout leur environnement taisent aussi l’événement. La seule source directe, partiellement disponible, la plus sûre, est celle des près de 4 000 comparutions immédiates en justice. Le juge pour enfants de Bobigny, Jean-Pierre Rosenzweig, avait assez vite établi des statistiques montrant que ces jeunes n’étaient pas tous, loin de là, connus des services de police. Nombre d’entre eux, en revanche, avaient déjà fait l’objet d’un signalement par l’aide sociale à l’enfance. Ceux-là sont issus de familles en situation de précarité.

Dès 2003, toujours avec Michel Pialoux, vous analysiez l’impossible accès des jeunes issus de l’immigration à l’emploi stable comme une « bombe à retardement »...

Stéphane Beaud. Deux questions décisives se posent. Celle de la discrimination, du sentiment de discrimination, et celle du rapport entre jeunes et policiers.

L’impossibilité de décrocher un emploi stable se conjugue au sentiment d’avoir beaucoup plus d’obstacles à franchir que les autres, d’être en permanence obligés de faire leurs preuves. La discrimination en tant que telle est très difficile à prouver. Mais en écoutant ces jeunes, on voit bien que cette question affleure en permanence. Ils ont le sentiment de ne pas être jugés à armes égales avec les autres. D’où leur souci d’envoyer des CV sans photo ou même de masquer leur patronyme. Depuis quelques années, cette discrimination semble peser davantage sur les diplômés que sur les non-diplômés. Cela pose question sur le sens à donner à la poursuite d’études, avec des effets retour très lourds sur le travail scolaire des plus jeunes. Les enseignants en ZEP en témoignent : ils ont beaucoup plus de difficultés à faire travailler des enfants qui intègrent très tôt ce sentiment de l’inanité du travail scolaire, parce que les diplômes de leurs aînés ne débouchent pas sur du travail valorisé.

Que pensez-vous des discours sur l’échec des ZEP, ou encore sur la nécessité d’assouplir, voire de supprimer la carte scolaire ?

Stéphane Beaud. Si le bilan des ZEP n’est pas reluisant, c’est parce qu’il aurait fallu faire beaucoup plus. L’échec scolaire, que l’on peut mesurer dès le CP, demeure massif, très clivé socialement. Tout simplement parce que la dégradation des conditions de vie, d’existence des classes populaires rend de plus en plus difficile le soutien scolaire au sein des familles. Le risque est évidemment que certains s’appuient sur ce bilan contrasté des ZEP pour juger que ces dispositifs ne servent à rien. Quant à la carte scolaire, elle n’est pas une solution miracle, mais la supprimer aggraverait considérablement les choses. Il faut l’améliorer, éviter qu’elle ne soit détournée comme elle l’est aujourd’hui, pour permettre que perdure une certaine mixité sociale.

Pourquoi l’expérience sociale des garçons des cités est-elle si différente de celle des filles ?

Stéphane Beaud. Garçons et filles sont élevés très différemment et cela change tout, avec en particulier la production d’effets très importants sur la scolarité. Chez les enfants de Maghrébins, la meilleure réussite scolaire des filles, même si certaines échouent, n’est pas un mythe. Cela renvoie à des formes d’intériorisation de leur rôle : elles sont à la fois au four et au moulin, comprennent très tôt le sens du travail, à la maison comme à l’école. Jeunes adolescentes, elles ont très peu le droit de sortir, en tout cas moins que les garçons, donc elles s’investissent dans l’école, voire s’y réfugient. Elles perçoivent très vite le travail scolaire comme un moyen de sortir de leur condition. Ce phénomène concerne d’ailleurs toutes les filles de milieux populaires, pas seulement les filles d’immigrés.

Quant aux garçons, la vie de cité est finalement très contraignante. Le groupe des pairs pèse énormément sur l’individu. Et pour réussir à l’école sans être considéré comme un « bouffon » ni être perçu comme un traître, il faut beaucoup de force.

Un an après cette crise des banlieues, peu de choses ont changé. Les « préjugés de caste et de classe » dont vous avez parlé bloquent-ils une possible réponse politique ?

Stéphane Beaud. Ces événements, malgré tout, ont provoqué un choc. Je n’ai pas de suspicion a priori sur les discours des politiques, qui se sont dits interpellés. Ce qui est frappant en revanche, c’est que l’on n’a pas le sentiment, en effet, que les choses aient grandement changé. D’abord parce que, sur le plan économique et social, malgré la baisse officielle du taux de chômage, chômage de masse et précarité restent la réalité centrale, en tout cas pour les non-diplômés. D’autre part, ces émeutes ont conduit à l’investissement des cités par la police. Un investissement qui se fait non seulement dans un ordre dispersé, mais surtout à contre-courant de tout ce que l’on sait sur les rapports entre les jeunes et la police.

La présence des CRS, les interventions plus que musclées de la BAC, la multiplication des contrôles d’identité nourrissent chez les jeunes un sentiment croissant d’exaspération. La plupart de ces jeunes des cités vivent dehors, occupent leur temps comme ils le peuvent faute de travail. Comme en milieu rural, le problème, c’est l’ennui, le sentiment de se heurter à des murs, de se cogner à un avenir qui n’en est pas un. Dès lors, cette façon d’être déconsidéré, parfois humilié, par les forces de l’ordre multiplie la probabilité d’avènement de la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Tout le monde le savait plus ou moins consciemment, mais il est clair, désormais, que la réponse policière au problème des banlieues, qui est avant tout économique et social, est non seulement inappropriée mais aussi tout à fait contre-productive.

Existe-t-il un lien entre les émeutes de novembre dernier et le mouvement anti-CPE ?

Stéphane Beaud. Je ne crois pas à la grande opposition entre ces deux séquences. L’une des caractéristiques de la jeunesse étudiante d’aujourd’hui est l’interpénétration des classes populaires et des classes moyennes. Parce qu’une partie croissante de la jeunesse des classes populaires accède à l’enseignement supérieur, à l’université mais aussi aux classes préparatoires ou aux IUT et BTS.

Dans le mouvement contre le CPE s’est exprimé un désir de solidarisation entre des jeunes de différents milieux sociaux. Il faut cesser de mettre l’accent sur les quelques casseurs qui ont perturbé les manifestations. Les enfants des classes moyennes et ceux des classes populaires se rejoignent sur cette question de l’emploi, sur le sentiment d’appartenir à une génération qui prend des coups de tous les côtés.

Vous dites des jeunes des cités qu’ils sont « en manque d’héritage social ». Qu’entendez-vous par là ?
Stéphane Beaud. Ils sont en manque d’héritage social et politique. Notre travail, avec Michel Pialoux, a consisté, à rebours du seul prisme de l’ethnicisation du monde social, à montrer que ces enfants d’immigrés sont certes héritiers d’une histoire familiale, parfois post-coloniale, mais qu’ils sont, surtout, les héritiers d’une histoire sociale et ouvrière qu’on a tendance à oublier.

Très longtemps, on a appelé les immigrés des « travailleurs immigrés ». Autrefois, les parents transmettaient des valeurs ouvrières : l’effort, le travail, la fierté de gagner son pain à la sueur de son front. C’est-à-dire tout ce qui faisait l’honneur social de l’ouvrier. Aujourd’hui, cette perte d’héritage social vaut pour l’ensemble des classes populaires. Avec le chômage massif, la précarité croissante, les parents n’ont plus grand-chose à transmettre en termes de savoir-faire professionnel, de compétence. Mais aussi de militantisme politique. Les enfants de la Marche pour l’égalité, en 1983, étaient des héritiers directs de la mobilisation politique des parents, qui n’ont pas seulement été des travailleurs immigrés exploités. Certains étaient aussi des ouvriers conscients, dont certains ont appartenu au FLN en France, ou ont rejoint la CGT.

Vous évoquez la marche de 1983. Les jeunes qui avaient alors participé à cette marche se réclamaient d’un modèle républicain qui semble aujourd’hui faire l’objet du plus grand scepticisme dans la - génération - actuelle...

Stéphane Beaud. En 1983, en effet, le modèle républicain n’est pas en cause en tant que tel. La gauche vient d’arriver au pouvoir, il y a de l’espoir collectif, le mur de Berlin n’est pas tombé. Les enfants d’immigrés qui participent à la marche sont de gauche et le disent. Pour cette génération, l’appartenance à la gauche est quasi naturelle. Ce mouvement exprimait aussi un engagement antiraciste fort, dans un contexte où les meurtres racistes étaient fréquents. Aujourd’hui, ce modèle républicain est atteint. Les jeunes voient une devise inscrite au fronton de toutes les mairies. Mais, dans les faits, ils ne voient pas l’égalité et trop rarement la fraternité. Ce sentiment d’un fossé entre les valeurs et le réel est redoublé par cette fixation sur la nationalité. Ils ont le sentiment que cette carte d’identité française, qui a été parfois tant désirée, ne change rien à leur condition.

Pourquoi la gauche n’a-t-elle pas su s’ouvrir à ces - populations ?

Stéphane Beaud. Au PCF comme au PS, il y a eu une espèce de peur, le sentiment que ces enfants d’immigrés étaient différents, mais aussi une méconnaissance, voire une crispation à leur égard qui renvoient peut-être aux trajectoires sociales de ces militants de gauche qui n’ont pas su voir dans ces enfants d’immigrés une véritable relève militante. Le livre d’Olivier Masclet, « La Gauche et les Cités. Un rendez-vous manqué », est décisif : il décrit parfaitement les mécanismes de cet échec à l’échelle de la politique locale. Les municipalités de gauche de la banlieue ouvrière n’ont pas su, par exemple, intégrer ces jeunes dans les collectivités territoriales, notamment dans les emplois peu qualifiés. Or les choses ne se jouent pas seulement à Sciences Po ou à l’ENA. Elles se jouent aussi au niveau de ces petites mobilités sociales.

On a parlé d’inscription sur les listes - électorales. Un mouvement de politisation peut-il s’amorcer chez ces jeunes des classes - populaires ?

Stéphane Beaud. J’ai le sentiment d’un frémissement, mais cela reste très fragile. Certains de ces jeunes sont très éloignés de la politique telle qu’elle se pratique aujourd’hui. On est, pour l’instant, dans une politisation réactive, contre Sarkozy et la politique qu’incarne. Mais du « tout sauf Sarko » à la construction d’un vote, il n’y a rien de mécanique.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui

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