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Les leviers pour combattre les inégalités
Rien ne se fera de solide dans la lutte contre les inégalités si les milieux populaires ne parviennent pas à peser sur les choix des politiques publiques d’éducation, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.
AVIGNON 7 décembre 2024
Colloque FCPE
« Ce que la pauvreté fait à l’école
Ce que l’école fait de la pauvreté »
Conclusion
Jean-Paul DELAHAYE
Les leviers pour combattre les inégalités
Un grand merci à nouveau à la FCPE d’avoir organisé ce colloque qui montre s’il en était besoin qu’il est fondamental de faire du débat sur l’école un débat citoyen, qui dépasse le cercle étroit des experts et des initiés, pour y associer les parents d’élèves, les collectivités locales, les associations, et, au-delà, toute la population, dont les milieux populaires. Associer les milieux populaires, car ils sont les mieux placés pour parler des difficultés rencontrées par leurs enfants et parce que rien ne se fera de solide dans la lutte contre les inégalités si les milieux populaires ne parviennent pas à peser sur les choix des politiques publiques d’éducation, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Pourtant, ce serait évidemment nécessaire. Le député Benjamin Lucas nous a montré qu’en collaboration avec ATD Quart Monde et sa présidente Marie-Aleth Grard, la participation de familles pauvres à l’élaboration se sa proposition de loi sur le droit aux vacances pour tous avait permis une écriture plus efficace de son texte. Et croyez-vous que si on avait demandé leur avis aux familles populaires dont les enfants sont massivement orientés dans l’enseignement professionnel, elles auraient accepté qu’on supprime avec la réforme de 2019 des dizaines d’heures d’enseignement général dans les formations professionnelles, certains estimant sans doute qu’un ouvrier n’a pas besoin de penser ?
Si on leur donnait davantage la parole, on s’apercevrait que les familles qui sont les victimes des inégalités ne demandent pas que leurs enfants soient scolarisés à part dans des structures de relégation ou qu’ils soient scolarisés moins longtemps que les autres, mais ils demandent que soit poursuivie la construction d’une école de la réussite pour tous, c’est-à-dire une école pensée et organisée pour leurs enfants aussi, et pas seulement pour ceux qui vont bien. Nous ne répondrons pas à cette demande d’égalité sans un effort collectif de solidarité et, sans doute plus encore, de fraternité.
Sans prétendre à l’exhaustivité, quels pourraient être les leviers pour mieux combattre les inégalités ?
Premier levier : les enseignants, et au-delà tous les personnels notamment de direction. Toutes les études internationales le montrent, il y a une concordance entre le degré de satisfaction des enseignants dans leur métier et les résultats de leurs élèves. Or, dans l’enquête TIMMS 2023, le pays où les enseignants de l’école primaire sont les moins satisfaits de leur métier qu’ailleurs en Europe, c’est la France ! Il faut dire que ces dernières années ont posé beaucoup de problèmes aux enseignants qui ont été déstabilisés jusque dans leur identité professionnelle. Les enseignants en ont assez d’être mis en cause par des gens qui ne connaissent pas leur métier, on l’a encore vu récemment avec les propos tenus par un ancien président de la République, assez des réformes successives dont ils prennent connaissance trop souvent dans la presse, sans aucune concertation préalable et sans évaluation de ce qui avait été fait précédemment.
Pour que les personnels de l’éducation nationale exercent leurs missions avec sérénité et pleine efficacité, il y a deux conditions au moins à remplir.
Tout d’abord, il n’y aura pas d’école plus juste sans des enseignants mieux formés. Rien ne pourra se faire de solide dans la lutte contre les inégalités à l’école sans cela. Aujourd’hui, nous avons besoin d’enseignants mieux formés, notamment à une évaluation des élèves qui encourage et qui donne des repères communs, formés aussi à une orientation moins subie et moins liée à l’origine sociale, mieux formés à la didactique et à la pédagogie, mieux formés à la connaissance des milieux populaires. Les enseignants sont trop souvent démunis pour enseigner à des effectifs d’élèves hétérogènes, pour identifier et prévenir les difficultés de leurs élèves, pour traiter ces difficultés, pour accueillir des élèves en situation de handicap. Comment espérer améliorer les résultats scolaires des élèves en général et des élèves des milieux populaires en particulier, si on n’investit pas dans la formation initiale et continue des maîtres ?
Il faut savoir que, vis-à-vis des enfants des milieux populaires, les attitudes et les formes scolaires posent la question de l’écart, du grand écart parfois, entre l’univers de vie de l’enseignant, c’est-à-dire l’univers des classes moyennes, et de celui de l’élève des milieux populaires, c’est en effet univers des classes moyennes qui sert souvent de référence pour des questionnements, des énoncés, qui peuvent être chargés d’incompréhension pour un élève de milieu populaire, au risque parfois d’abîmer l’estime de soi si nécessaire aux apprentissages. Telle cette situation dans une école maternelle à laquelle j’ai assisté où l’enseignante, à l’accueil du matin, demande aux enfants disposés en arc de cercle devant elle : « alors les enfants qui peut me dire ce qu’on met sur soi le matin en se levant ? ». Les réponses fusent, sauf que la maîtresse n’attendait pas les réponses spontanées données par les élèves « pantalon, chaussettes, chaussures, polo », mais elle attendait la réponse « robe de chambre », comme elle faisait sans doute avec ses propres enfants. Même écart de vie, de façon plus générale avec les questions souvent posées « Racontez vos vacances ! » « Décrivez votre maison ». « Quel est le dernier film que vous avez vu ? ». Entendons-nous bien, les enseignants n’ont pas à s’excuser de leur mode de vie et encore moins se culpabiliser d’être cultivés, mais il faut les former à bien comprendre qu’il y a problème quand l’école considère que l’élève normal est l’élève qui met une robe de chambre le matin, qui a une bibliothèque à disposition dans le salon de ses parents et qui va au cinéma, alors que cet élève-là est loin d’être majoritaire. Comme l’a documenté le chercheur Stéphane Bonnéry, « bien plus de la moitié des enfants ne sont pas des enfants connivents avec l’école. La question de la distance culturelle est traitée de deux grandes manières à l’école. Soit par la méconnaissance, -c’est le cas le plus fréquent-, soit par la disqualification ». Attention donc à ce que la situation de classe ne devienne pas une source accrue de difficultés. Et pour cela nous avons besoin d’enseignants bien formés.
Outre leur formation, la rémunération des enseignants est un des sujets qui ont été le point faible des politiques scolaires ces quarante dernières années, tous gouvernements confondus, et ce, de façon totalement incompréhensible. L’économiste Lucas Chancel vient de montrer qu’un enseignant en fin de carrière aujourd’hui gagne, en équivalent SMIC, ce que gagnait un enseignant débutant il y a quarante ans. Comme a-t-on pu en arriver là ? Nos enseignants sont les plus mal payés en Europe. Comment s’étonner des difficultés de recrutement ? Comment espérer garder une école de qualité et favorable à la réussite de tous dans ces conditions ?
Deuxième levier : privilégier le collectif et le commun pendant la scolarité obligatoire. Pour organiser ce « commun », il faut au préalable répondre à cette question : est-ce que tous les citoyennes et citoyens de notre pays sont d’accord pour promouvoir le principe d’éducabilité de tous les enfants, quels qu’ils soient, quelle soit leur origine sociale ? Cela figure certes dans le Code de l’éducation, mais la réponse, on le sait, ne fait malheureusement pas consensus. Mais les milieux populaires ne veulent pas de dispositifs spécifiques pour leurs enfants tant qu’on n’a pas encore tout essayé pour une instruction commune. Ils savent d’expérience que cela se termine toujours par la relégation de leurs enfants. Par exemple, l’histoire du collège, qui n’est toujours pas unique, est ponctuée de créations de dispositifs en tous genres qui n’ont pas fait avancer l’instruction commune, bien au contraire. Depuis 1975, des dispositifs innombrables pour les élèves en difficulté ont fleuri, le plus souvent abandonnés rapidement : on a eu les heures de soutien, les heures de remise à niveau, le tutorat, le regroupement dans une classe de sixième et cinquième spécifique, je m’en souviens, j’y étais en tant que PEGC, classe prise en charge par des personnels « volontaires », comme si cela ne relevait pas de la responsabilité de tous, on a eu le cycle d’observation en 3 ans que j’ai également expérimenté, les classes technologiques devenues progressivement et malheureusement des classes d’éviction, ensuite des classes préprofessionnelles de niveau (CPPN) et des classes préparatoires à l’apprentissage (CPA), devenues au début des années 1990 le « dispositif d’aide et de soutien » en 4e et la « troisième d’insertion », on a eu la « découverte professionnelle » et même « l’apprentissage junior » à 14 ans en 2005, on pourrait continuer encore longtemps cette énumération, jusqu’à aujourd’hui avec les groupes de niveau et la prépa seconde. La liste est longue et il n’y a pas de raison que cela s’arrête tant qu’on n’aura pas tranché une bonne fois cette question : est-ce qu’on réforme pour tous ou est-ce qu’on organise l’école pour quelques-uns en évacuant les autres ?
Le retour des 4 jours à l’école primaire est un autre bon exemple de réponse à cette question. Concentrer le temps scolaire sur 4 longues journées de 6 heures est une vraie folie autorisée depuis 1991 et généralisée en 2008 puis 2017, le retour des 5 jours de 2013 à 2017 n’ayant été qu’une parenthèse, une folie qu’aucun pays au monde a songé à imiter. La semaine de 4 jours est une maltraitance pour les enfants, un non-sens donc, mais plébiscité par les classes moyennes et favorisées dont les enfants ont un emploi du temps de ministre le mercredi entre le cours de poney, le conservatoire ou les cours privés payants défiscalisés, alors que les milieux populaires, c’est le ministère qui le dit dans une étude de juin 2017, voulaient majoritairement une semaine de 5 jours, eux qui n’ont que l’école pour émanciper leurs enfants. Pour quelles catégories sociales décide-t-on des politiques publiques d’éducation en France ?
Prenons encore un autre exemple. Comment expliquer que cette avancée démocratique que représentait en 2016 une deuxième langue vivante offerte à tous les enfants en 5e et non plus seulement à quelques-uns en 6e ait été autant contesté ? « Bilangue pour tous » en 5e plutôt que « bilangue pour quelques-uns », seulement 18 % des effectifs en 6e, qui cela pouvait-il gêner ? Personne a priori. Sauf ceux qui utilisaient les langues vivantes pour séparer leurs enfants des enfants des autres dès la classe de 6e. Les « 6e bilangues » pour quelques-uns ont été rétablies en 2017, et comme cela a été décidé à moyens constants, les collèges ont utilisé leur dotation globale pour remettre en place les 6e bilangues. Et voilà comment des moyens de la dotation destinée à tous, notamment pour les dédoublements et l’accompagnement personnalisé, ont été utilisés pour préserver une filière de conservation sociale réservée à quelques-uns.
La réflexion à engager sur les savoirs enseignés pendant la scolarité obligatoire pose donc la question non résolue d’un socle qui soit vraiment commun pour structurer la scolarité obligatoire et que le collège soit unique. Dans la dénomination « socle commun de connaissances, de compétences et de culture », c’est le mot « commun » qui est le plus important. Il faut reconnaître qu’en 2005 comme en 2013, on a raté une occasion d’enrichir le socle commun exigible à l’issue de la scolarité obligatoire pour y intégrer, à la manière de certains pays scandinaves, un enseignement technologique davantage manuel (mécanique, travail du bois, cuisine, électricité…) qui devrait faire partie de la culture de tout citoyen. Cela existait au collège avant 1975. Mais, comme le collège unique est très vite devenu une sorte de petit lycée préparant uniquement à la voie générale du lycée, ces enseignements sont apparus inutiles pour la formation des futures « élites » et ont disparu. De même, la découverte du monde de l’entreprise et de l’économie devrait faire partie du socle commun à tous au collège et ne devrait pas être réduite à une option réservée aux seuls élèves que l’on envisage « d’orienter » dans l’enseignement professionnel.
On dit que les enfants des milieux populaires manquent de confiance en eux. Mais les enfants des milieux populaires manqueraient sans doute moins de confiance en eux si, dans les programmes scolaires, on n’oubliait pas quasi systématiquement, comme l’ rappelé Laurence de Cock, des contenus qui pourraient les mettre en valeur ou en tout cas qui leur permettraient d’accéder à la connaissance par des chemins différents. Était-ce une bonne idée de supprimer il y a deux ans une heure de technologie en sixième ?
Pour les enfants des milieux populaires aller vers les savoirs académiques est indispensable et il ne faut pas lâcher sur ce point, mais il faut comprendre que, pour eux, aller vers les savoirs académiques c’est devoir changer de culture pour pénétrer celle des classes moyennes et favorisées. Si on ne reçoit pas l’aide nécessaire pour cela, on a du mal à comprendre le sens de ces savoirs et des activités proposées par l’école. Être un enfant de milieu populaire, c’est faire un pas de côté par rapport à son milieu d’origine et pouvoir dépasser ce qu’on appelle le « conflit de loyauté » à l’égard de sa famille et de son milieu. Cela fonctionnerait beaucoup mieux si les savoirs dispensés à l’école permettaient, en miroir, aux élèves des milieux favorisés de sortir à leur tour de leur milieu pour pénétrer d’autres cultures. Ne serait-ce pas là, faire vraiment société pendant la scolarité obligatoire ?
Troisième levier, travailler à davantage de mixité sociale et scolaire. Il faut de la détermination, de la constance, du courage, il y en a eu en 2013 avec la loi et en 2016 avec le lancement de dizaines d’expérimentations, du courage il y en a eu sur le terrain à Toulouse, à Lyon, à Paris, mais il a fallu aussi de la patience et beaucoup de concertations pour conduire ces opérations favorisant la mixité sociale, car il n’est jamais facile de tracer un périmètre de recrutement destiné à faire vivre ensemble des populations différentes. Il y a un équilibre à trouver entre les familles qui veulent la liberté de choisir le meilleur pour leurs enfants et c’est bien légitime, et l’obligation, au nom de l’intérêt général, d’encadrer cette liberté pour préserver un minimum de mixité sociale et scolaire. Et on voit que ça marche.
L’an dernier, en tirant les premières conclusions de l’expérimentation à Toulouse, L’Institut des Politiques Publiques a remis un rapport sur la ségrégation sociale en milieu scolaire au Conseil d’Évaluation de l’École, qui montre « que plus les élèves de milieu défavorisé évoluent dans des classes au niveau et à la composition sociale hétérogènes, plus ils ont de chances de poursuivre des études supérieures et moins il y a de risque de décrochage. Pour ces élèves, faire des études supérieures n’est pas uniquement lié à leur performance scolaire, mais aussi aux interactions sociales qu’ils ont avec des élèves de milieux favorisés qui ont une meilleure connaissance du supérieur. La mixité sociale a aussi des effets relativement forts et bénéfiques sur les compétences non cognitives : l’estime de soi, la confiance en sa capacité à réussir scolairement si on fournit des efforts… Et ces effets sont bénéfiques pour tous les élèves, quel que soit leur milieu social d’origine ».
Mais la carte scolaire ne fera pas tout. L’égalité en droit de l’offre de formation partout sur le territoire est sans doute une condition de base tout aussi importante pour promouvoir la mixité sociale. Comme les travaux de Choukri Ben Ayed le montrent, les pays qui ont réduit la ségrégation scolaire sont tout autant les pays qui ont travaillé sur les procédures d’affectation « que ceux qui ont cherché à limiter les hiérarchisations et les clivages entre établissements ».
C’est là un levier fondamental. Comment en effet faire de la mixité sociale et scolaire non conflictuelle, quand par exemple on a ici des enseignants titulaires, et là des contractuels recrutés en 30 minutes ? Le rapport Thélot de 2004 le préconisait déjà : « Pour éviter que l’École n’ajoute elle-même aux inégalités, il faudrait que l’offre éducative (options, enseignants, chefs d’établissement, cadre physique, etc.) ne soit pas de moindre qualité dans les quartiers ou pour les élèves défavorisés que pour les autres. […] ». Soyons-en convaincus, on ne fera pas de mixité sociale tant que la qualité de l’offre éducative sera aussi aléatoire dans notre système éducatif, c’est-à-dire aussi dépendante pour les élèves, de leur lieu de scolarisation. L’Instruction publique, pour reprendre les propos de Condorcet ne saurait être un « espèce de loterie » pour les enfants du peuple. Et c’est bien à l’État de garantir à tous les enfants une égalité des droits dans ce domaine sur l’ensemble du territoire.
Je saisis cette occasion pour rappeler que notre société n’est pas assez attentive aux liens entre laïcité et justice socio-économique. Dans les territoires en grande détresse sociale qui se sentent abandonnés, dans ces collèges ghettos qui ne scolarisent que des élèves de milieux défavorisés, les valeurs de la République apparaissent trop souvent aux habitants davantage comme des incantations que comme des réalités vécues. Il y a danger. Si, pour un citoyen la fraternité républicaine est absente, alors la tentation est grande de se donner une identité de substitution et de se construire une fraternité alternative à travers notamment un groupe religieux. La question religieuse peut donc recouvrir en partie la question sociale et la question identitaire. Et quand la République recule et ne remplit plus ses obligations politiques, éducatives, économiques et sociales, alors les religions, quelles qu’elles soient, avancent. Bien sûr, c’est l’intégrisme religieux qui menace l’unité de la société et il faut le combattre sans faiblir, mais c’est tout autant aussi l’inégalité persistante des conditions sociales et les discriminations de toutes sortes qui menacent notre indivisibilité. Peut-il y avoir un principe de laïcité bien compris par tous sans fraternité ?
Enfin, la réflexion à conduire pour davantage de mixité sociale et scolaire ne peut éluder la question de la participation de l’enseignement privé au « scolariser ensemble ». Car on commence à avoir un sérieux problème avec l’enseignement privé sous contrat. Avec l’Irlande et les Pays-Bas, nous sommes le pays qui finance le plus la concurrence privée de son école publique, concurrence financée à 76 % sur fonds publics. Un enseignement privé qui accueille de moins en moins de populations défavorisées et de plus en plus de populations favorisées. Dans la loi de 2019, on a maquillé en mesure sociale l’obligation scolaire à 3 ans alors que tous les élèves de cet âge sont déjà à l’école, sauf chez vous chers amis de la Guyane et de Mayotte. La seule conséquence de cette mesure, et c’est cela a été soigneusement dissimulé aux citoyens, a été de rendre obligatoire le financement par les communes des écoles maternelles privées sous contrat, essentiellement catholiques, ce qui représente plusieurs dizaines de millions d’euros supplémentaires par an, et qui allonge encore un peu plus le tuyau du séparatisme social. Il faudra bien un jour exiger des contreparties à un enseignement privé très peu contrôlé et qui s’est érigé, contrairement à l’esprit et à la lettre de la loi Debré, en système éducatif parallèle et qui a fait du secrétaire général à l’enseignement catholique le quasi égal d’un ministre.
Quatrième levier, le niveau de l’effort budgétaire consenti par la nation pour son école et les choix effectués pour répartir les dépenses, effort évidemment déterminant dans la lutte contre les inégalités. Or, de 1995 à 2022, cela concerne donc des gouvernements différents, la part de la dépense intérieure d’éducation dans le produit intérieur brut (PIB) est passée de 7,7 % à 6,6 %. C’est certes une situation assez générale dans le monde, mais un point de PIB en moins, c’est 25 milliards d’euros qui manquent pour l’école.
Comment dans ces conditions, avoir les moyens mettre à niveau les bourses et les fonds sociaux, de recruter les enseignants et de bien les payer, de recruter les CPE, les RASED, les assistants sociaux, les infirmiers et les médecins dont nous avons tant besoin ?
Autre question : notre budget est-il correctement réparti dans les différents niveaux d’enseignement ? La réponse est clairement négative. L’école primaire a longtemps été, et est encore malgré les efforts engagés depuis 2013, le parent pauvre du budget de l’éducation nationale. Nos classes maternelles et élémentaires ont les effectifs les plus élevés d’Europe. Nous dépensons environ 10 % de moins que d’autres pays comparables au nôtre pour l’école maternelle et l’élémentaire, mais nous dépensons beaucoup pour notre lycée, environ 30 % de plus que nos voisins européens. L’histoire du budget de l’éducation dans notre pays est l’histoire d’une préférence pour le lycée, alors que c’est évidemment à l’école primaire, là où peuvent être mises en œuvre précocement des actions de prévention des difficultés, et non au lycée, qu’il faudrait consacrer le plus de moyens. Nous nous lamentons sur les résultats de nos élèves de 15 ans aux évaluations internationales, mais nous faisons les choses à l’envers. On peut difficilement faire plus mal pour prévenir et traiter les difficultés au bon moment. D’autant que, comme l’école primaire, le collège n’a jamais constitué une priorité budgétaire pour les différents gouvernements, d’où au collège aussi les effectifs dans les classes parmi les plus élevés d’Europe, ce qui ne facilite pas la différenciation pédagogique. Disons les choses : depuis 40 ans, la démocratisation scolaire s’est effectuée à bas coût pour la scolarité obligatoire et ce sont les enfants des milieux populaires qui en sont aujourd’hui les victimes.
En vérité, on sait globalement ce qu’il faudrait faire pour une école mieux outillée pour combattre les inégalités. Si on le sait, cela veut dire, en clair, que la lutte contre les inégalités à l’école est avant toute chose une question politique, je veux dire une question de rapport des forces politiques au sein de la société, rapport des forces qui dépasse parfois les clivages politiques habituels.
Est-ce qu’on privilégie l’intérêt général des élèves (pour les rythmes scolaires par exemple) ou est-ce qu’on satisfait des intérêts particuliers en se calant sur l’agenda des adultes des classes moyennes et favorisées ?
Est-ce qu’on mise sur le collectif ou sur les parcours individuels ?
Est-ce qu’on scolarise ensemble pendant le temps de la scolarité obligatoire en soutenant et en amplifiant les efforts engagés depuis 2016 pour davantage de mixité sociale et scolaire, ou est-ce qu’on laisse faire un côte à côte qui est en train de devenir un face à face mortifère pour notre République ?
Est-ce qu’on promeut la coopération et le commun qui réunissent et qui font réussir, ou est-ce qu’on favorise la compétition et la sélection précoce qui divisent et qui font échouer les plus fragiles ?
Est-ce qu’on définit un fond commun d’instruction que l’on garantit à tous les élèves avant de procéder à des orientations d’égale dignité ?
Est-ce qu’on fait confiance à la prise d’initiatives des équipes pédagogiques ?
Est-ce qu’on conçoit l’autonomie comme des marges de manœuvre données à un collectif dans un cadre qui doit rester national, ou est-ce qu’on confond autonomie et pouvoir d’une seule personne, est-ce qu’on confond autonomie et concurrence entre les écoles et les établissements ?
Est-on prêt à faire vivre une véritable co-éducation et construire les alliances éducatives avec les familles et les partenaires de l’école, collectivités territoriales, associations, éducation populaire ?
L’enjeu est de taille : veut-on une école de la culture pour tous ou garde-t-on une école qui fracture ?
On voit bien que selon qu’on privilégie telle ou telle réponse à toutes ces questions, on n’a pas la même société à l’arrivée.
Une partie de notre problème réside dans le fait que les dysfonctionnements de notre école, qui ne parvient pas à réduire les inégalités, ne nuisent pas à tout le monde. Globalement, ils ne nuisent pas aux enfants des milieux favorisés et des milieux intellectuels. Et ces milieux, qui pensent n’avoir aucun intérêt à changer quoi que ce soit dans le système éducatif, ont un pouvoir de blocage des réformes qui viseraient à élargir la base sociale de la réussite scolaire. Le problème, c’est que les bénéficiaires potentiels d’une politique éducative visant l’intérêt général, notamment les dix millions de pauvres et leurs enfants, ne sont pas associés aux choix pédagogiques qui concernent leurs enfants.
Mais les milieux populaires ne sont ni sourds ni aveugles. Ils nous le font régulièrement savoir lors des échéances électorales. S’il s’opère depuis une vingtaine d’année un basculement politique des milieux populaires vers l’extrême droite, soyons assurés que le sort réservé à leurs enfants à l’école de la République compte à l’évidence pour quelque chose dans cette attitude. Quand l’humiliation scolaire vient renforcer une situation d’exclusion et d’injustice sociale vécue par la partie la plus fragile de la population, alors c’est notre pacte républicain qui nous mettons en danger. Ce n’est pas d’un choc des savoirs dont nous avons besoin, c’est d’un choc citoyen de fraternité !
Extrait de blogs.mediapart.fr du 09.12.24
« Si les riches ne faisaient pas sécession, tous les enfants viendraient à l’école avec une plus grande égalité de possibilités »
« On est fondé à se demander qui sont vraiment les assistés dans notre pays », nous invite à penser Jean-Paul Delahaye, Inspecteur général honoraire et ancien Dgesco qui a placé la question de la pauvreté et de ses effets sur les élèves au centre du débat. Au prisme de ce sujet, il interroge et dénonce un système éducatif ségrégatif et inégalitaire. « En réalité, nous avons, sous l’effet du creusement des écarts sociaux et culturels, un système éducatif qui fonctionne par « Ordre », un peu au sens que cela avait sous l’ancien régime » affirme-t-il. Dans ce texte écrit à l’occasion d’un colloque national de la FCPE, il pointe la responsabilité et les effets des politiques menées.
L’école est le reflet des clivages sociaux au sein de la société
L’école n’est pas responsable de tout. Sans l’école, sans l’attention et le dévouement des personnels de l’éducation nationale dont je témoigne pour leur rendre hommage dans mon rapport sur la grande pauvreté, sans l’appui des collectivités locales et des partenaires de l’école, ce serait bien pire pour les familles. L’école est le reflet des clivages sociaux au sein de la société. Peut-on, par exemple, promouvoir à l’école la mixité sociale tant qu’on permettra à certaines communes de refuser d’avoir leur quota de logements sociaux moyennant le paiement d’une pénalité ? Si les riches ne faisaient pas sécession, évidemment les enfants, tous les enfants, viendraient à l’école avec une plus grande égalité de possibilités.
Un système qui fonctionne par « Ordre »
Peut-on d’ailleurs encore parler de système éducatif au singulier quand celui-ci fonctionne en réseaux d’établissements juxtaposés selon les catégories sociales ou en filières différenciées au sein même des établissements ? En réalité, nous avons, sous l’effet du creusement des écarts sociaux et culturels, un système éducatif qui fonctionne par « Ordre », un peu au sens que cela avait sous l’ancien régime. Ici, des établissements publics sélectifs pour la noblesse de la République, là des établissements publics moins bien traités pour le Tiers-Etat, et enfin des établissements privés pour un clergé composé de certaines de nos « élites ». Quelle société préparons-nous si nous ne parvenons pas à faire vivre et à faire apprendre ensemble, au moins pendant le temps de la scolarité obligatoire de 3 à 16 ans, dans des établissements hétérogènes, toute la jeunesse de notre pays dans sa diversité ? Quelle démocratie peut fonctionner durablement quand les « élites », de droite comme de gauche, prétendent gouverner un peuple qu’elles n’ont jamais vu de près, y compris à l’école ? D’ailleurs combien sont-ils ceux qui nous gouvernent, hier ou aujourd’hui, à avoir fréquenté l’école publique ?
La réflexion à conduire pour réduire les inégalités ne peut donc éluder la question de la participation de l’enseignement privé au « scolariser ensemble ».
L’école, une fabrique institutionnelle des inégalités
L’école n’est pas responsable de tout mais elle a sa part de responsabilités et c’est là qu’il peut y avoir une fabrique institutionnelle des inégalités. Et pour ce qui concerne ses propres responsabilités, les réponses du système éducatif sont insuffisantes.
Pour accompagner les élèves et leurs familles, nous manquons cruellement d’assistants sociaux, d’infirmiers et de médecins. L’Education nationale est un désert médical : d’après un rapport de l’Assemblée nationale de mai 2023, 8 enfants sur 10 n’ont jamais vu de médecin scolaire.
Malgré la Constitution (« L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’Etat »), l’école n’est pas gratuite pour les fournitures, les sorties scolaires, la restauration scolaire. Et les parents sont bien placés pour savoir que selon les territoires et les collectivités locales, il existe de grandes disparités dans cet accompagnement de l’obligation de gratuité.
Des aides insuffisantes, en baisse
Certes, il existe des bourses mais leur montant reste insuffisant malgré les revalorisations de 2016 et de 2022. Et comme on le sait, il y a un taux important de non-accès aux droits et la dématérialisation des procédures et des documents n’a rien arrangé.
Il existe des crédits consacrés aux fonds sociaux mais ces crédits destinés aux élèves les plus démunis sont des variables d’ajustement budgétaire : ils ont été divisés par 2 de 2002 à 2012, multipliés par 2 de 2013 à 2017, à nouveau divisés par 2 en 2020, augmentés en 2021-22-23, en baisse en 2024. On doit aussi et malheureusement constater que certains établissements ne dépensent pas tous leurs fonds sociaux.
La responsabilité institutionnelle, c’est aussi un défaut d’organisation du système éducatif pour la réussite de tous. La France figure parmi les pays dans lesquels les jeunes qui ont des difficultés s’estiment les moins aidés par l’école alors que, selon les enquêtes de l’UNICEF, 24 % des enfants et adolescents n’ont pas accès à un outil numérique à la maison pour faire leurs devoirs et que 3 enfants sur 10 disent ne pas pouvoir se cultiver en lisant chez eux des magazines ou des livres. Et selon le ministère lui-même, 58 % des élèves disent rencontrer des difficultés dans le travail après la classe. Dans le temps scolaire, des réponses sont prévues mais sont-elles toujours mise en œuvre ? Qu’en est-il des activités pédagogiques complémentaires dans le primaire, de l’accompagnement personnalisé au collège, au lycée ? Hors temps scolaire, il y a « Devoirs faits » au collège, une belle initiative mais qui manque de moyens pour sa généralisation. En éducation prioritaire, on dépense pour l’accompagnement éducatif après la classe 18,80 euros par élève et par an, c’est ce qu’on peut calculer d’après le rapport de la Cour des Comptes de 2018. Dans les Classes préparatoires aux Grandes écoles, où sont scolarisés assez peu d’enfants de pauvres, on dépense 843 euros par étudiant et par an pour du soutien et du renforcement pour la préparation des concours. On dépense ainsi 45 fois plus pour l’aide aux étudiants de ces classes que pour l’aide aux élèves d’éducation prioritaire ! Et que dire de la possibilité, quand on en a les moyens, d’aider au travail personnel de ses enfants dans une officine de soutien scolaire privé, payant mais défiscalisé car les lobbies ont réussi à faire passer ce soutien payant pour de l’aide à la personne dans une loi en 2005. Qui sait qu’on dépense aujourd’hui des centaines de millions d’euros pour la défiscalisation du soutien scolaire payant des enfants des classes moyennes et favorisées, alors que nous ne sommes pas fichus de trouver l’argent nécessaire pour une aide à la hauteur des besoins pour les enfants des milieux défavorisés ? À prendre connaissance de ces chiffres, on est fondé à se demander qui sont vraiment les assistés dans notre pays.
Je nous laisse méditer cette formule d’Antoine de Saint-Exupéry qui n’a pas pris une ride : « Une démocratie doit être une fraternité, sinon c’est une imposture ».
Jean-Paul Delahaye