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Christophe Kerrero : Un dircab’ de Blanquer à la barre
2 juillet 2025
Que peut bien avoir à nous dire celui qui fut de 2017 à 2020 le directeur de cabinet de Jean-Michel Blanquer ? Recteur de Paris démissionnaire en févier 2024 sous l’éphémère ministère d’Amélie Oudéa-Castéra, Christophe Kerrero publie un livre-témoignage : L’école n’a pas dit son dernier mot – Le coup de gueule d’un recteur qui refuse de baisser les bras. Derrière les intentions affichées, la période Blanquer, que Christophe Kerrero incarne encore en creux, a laissé des traces durables et douloureuses dans l’Éducation nationale – chez les personnels comme dans l’institution elle-même – jusqu’à provoquer une forme de rupture. Méritocratie, gouvernance autoritaire, obsession de l’évaluation : la politique ministérielle a-t-elle fondamentalement changé ? La parole à Christophe Kerrero pour un plaidoyer pro domo …
Le sous-titre de votre livre L’école n’a pas dit son dernier mot est « le coup de gueule d’un recteur qui refuse de baisser les bras ». Pourquoi ce livre ?
Ce n’est pas un livre « contre », mais un livre « pour ». Si j’ai écrit ce livre, c’est parce que le moment était propice pour un bilan et la proposition de pistes pour redonner l’envie d’école à ceux qui la font comme à ceux qui la fréquentent. Il y a aujourd’hui très peu de contributions au débat sur l’éducation, alors que chacun sait que c’est la clé pour faire repartir une société. J’en avais également assez d’entendre beaucoup trop de discours à la fois simplistes et négatifs sur l’école. On a un peu vite oublié la véritable panique qui s’est emparée de chacun au moment de la pandémie, quand les élèves ne pouvaient plus s’y rendre. L’école est l’élément le plus structurant de la nation. J’ai ainsi voulu rendre hommage à tous ceux qui la font.
Mais il est vrai qu’elle est, comme la société, son miroir, à la fois en fin de modèle et à un tournant. Les difficultés sont aussi réelles qu’immenses : le niveau des élèves est préoccupant, le climat scolaire dégradé et on peine à recruter des professeurs ; l’espoir n’exclut pas la lucidité. Mais je crois sincèrement que tout est là pour relever ces immenses défis. La qualité des personnes, la puissance de notre institution. Il faut seulement sortir de l’accumulation des dispositifs qui décourage les acteurs. Avec un projet fédérateur, l’enthousiasme d’y participer ira de pair. Si ce livre rencontre un écho, je souhaiterais qu’il soit le point de départ d’un programme ambitieux et partagé pour l’école, avec tous ceux qui en ont envie.
Vous dénoncez la fable de la méritocratie, « l’élitisme républicain » et la reproduction sociale du système éducatif. Vous démissionnez sur fond d’histoire de classes prépa, symbole de ce système élitiste, alors c’est un système impossible à changer ? ou à quelles conditions ?
Nous sommes confrontés à un véritable défi démocratique. La reproduction sociale et géographique qui caractérise notre pays, associée à cette volonté du système français de « trier » pour dégager une petite « élite » a fait long feu. Il ne donne que chute des résultats, orientation subie, gâchis des talents. Ce système malthusien met l’économie comme la société en danger. Je me suis toujours reconnu dans ce que l’on appelle le gaullisme social : une certaine idée de la France et de ce que doit être son rôle à l’échelle du monde ; des mécanismes de régulation des relations économiques et sociales par l’État, au service de l’intérêt général.
Le grand drame de l’école française, c’est d’être trop politisée, au sens où elle a souvent été prétexte à enjeu idéologique. Face aux enjeux, comme à d’autres moments clés de notre histoire, il y a nécessité de se mettre d’accord, collectivement et au-delà des clivages partisans, sur ce que nous voulons pour notre École. N’est-il pas possible d’œuvrer à un consensus en matière scolaire, autour de quelques lignes directrices non partisanes : comment mieux former notre jeunesse ? Comment faire nation grâce à l’École ? C’est le sens profond du projet humaniste et républicain. Je ne dis pas que c’est simple. Mais on doit être capable de dépasser les clivages pour y parvenir. C’est ce que j’ai essayé de faire à Paris. Car on peut continuer à se raconter des fables, mais le constat est là : non seulement les inégalités se creusent, mais nos élites telles que nous les formons ne sont ni représentatives du peuple français, ni même toujours adaptées au monde d’aujourd’hui…
Beaucoup de vos constats sont partagés, notamment par l’opposition actuelle, pourtant on pourrait rétorquer que vous avez été une cheville ouvrière de la politique menée par le ministre Blanquer au bilan négatif (à l’instar de la réforme du lycée détricotée) en termes d’amplification des inégalités et de ségrégation. Comment l’expliquer ? Quel regard portez-vous ?
J’ai toujours œuvré pour des convictions. En 2017, lorsque j’ai rejoint JMB comme directeur de cabinet, c’était d’abord pour mettre en place une politique éducative que nous portions depuis longtemps : la priorité au primaire, avec notamment les classes dédoublées en éducation prioritaire, la réduction du nombre d’élèves par classe hors EP, l’instruction obligatoire à 3 ans. Le ministre avait un slogan : l’élévation du niveau et la justice sociale : j’y suis toujours resté fidèle. Je suis capable de tirer un bilan lucide de ce qui a été accompli lorsque j’étais directeur de cabinet du ministre Blanquer. Je pense notamment que les dédoublements en REP et REP+, la limitation des classes à 24 élèves ailleurs ont eu un effet positif.
Ce sont clairement des mesures en faveur d’une réduction des inégalités. Mais cela ne peut être profitable, et plusieurs études l’ont montré, que si les enseignants sont accompagnés et formés à en tirer parti. Le pari de l’allègement des classes dans le premier degré reste un choix d’avenir, et il faut continuer à réduire la taille des classes, pour arriver à un taux d’encadrement dans le premier degré proche de celui de nos voisins les mieux dotés. La réforme du lycée devait, elle, donner plus de liberté de choix aux lycéens, et réduire la place des épreuves terminales du baccalauréat. On peut regretter que certains acteurs de l’enseignement supérieur ne jouent pas encore suffisamment le jeu, en continuant à trier les élèves sur les mathématiques par exemple. Mais l’assouplissement des parcours est réel. Ensuite, une action politique est toujours le fruit d’une conjoncture. Comme je le raconte dans le livre, les crises successives, sociale puis sanitaire, ont largement ralenti notre action. Mais bien entendu, je prends toute ma part de responsabilité dans l’action conduite.
Votre expérience de recteur de Paris vous a confronté aux difficultés et limites du changements. Comment expliquez-vous ces freins ? et surtout comment les dépasser ?
A mon arrivée à Paris, en juillet 2020, on me disait que rien ne changerait jamais. C’était une académie trop « sensible » politiquement, trop « exposée » médiatiquement. Or, c’était une académie caricaturale en termes de ségrégation sociale et scolaire : les élèves des lycées généraux et technologiques parisiens étaient scolarisés dans des établissements dont l’IPS variait de 94 à 149 ; et celui-ci tombait à 74 pour certains lycées professionnels. L’IPS des collèges variait, lui, du simple au double, à quelques stations de métro de distance.
Il fallait agir sur de multiples leviers à la fois, de la maternelle jusqu’au postbac : renforcer les acquis des plus petits, au sein des écoles les moins favorisées, c’était notamment le sens du projet Cap maternelle ; rééquilibrer l’attribution des moyens et la carte des formations, afin que chaque élève ait les mêmes possibilités de parcours, dans tous les arrondissements ; revoir les modalités d’affectation au lycée, qui faisaient de Paris l’académie où la ségrégation sociale entre lycéens était 15% supérieure à la moyenne nationale ; modifier la carte des formations postbac des lycées, afin d’ouvrir des CPGE plus mixtes et à l’utilité sociale reconnue, comme par exemple une classe préparatoire au professorat des écoles au lycée Henri-IV, ou des CPGE TSI et ECP en 3 ans, destinées aux bacheliers professionnels. Fermer des lycées « ghettos », aux formations monovalentes et peu insérantes, et scolariser leurs élèves dans des établissements socialement et scolairement plus mixtes.
C’est toujours cette même ligne, ouverture et justice sociale, renforcement des compétences des élèves, qui a guidé ma conduite à Paris pendant trois ans. Nous avons pour cela fait face à de nombreuses oppositions, parfois à des « murs de haine ». Mais nous avons pu avancer, au moins jusqu’à un certain point, parce que nous avons joué « collectif ».
Pour inverser les courbes, je ne crois pas à la force d’un seul homme, mais à celle d’un groupe. Comme nous l’avons fait à Paris avec la réforme de l’affectation, qui a fait l’objet d’un travail main dans la main entre les services du rectorat, en associant largement les représentants des familles et des personnels, ainsi que les élus. Si vous n’embarquez pas tout le monde, vous n’y arriverez pas. Il faut convaincre, et associer les acteurs, à la scandinave dis-je souvent. Pour éduquer un enfant, on sait très bien qu’il faut que tous ceux qui l’entourent tiennent le même discours, aillent dans le même sens. Pour changer ce système qui rend tout le monde malheureux, élèves, familles, personnels, il faut se mettre d’accord sur des objectifs essentiels, et les porter collectivement.
Finalement recteur, professeur dans le système Éducation nationale, on doit … obéir ou démissionner ?
Ma conviction profonde est qu’au contraire, tout acteur au sein de l’EN jouit d’une grande liberté. On doit aller au maximum des marges qui nous sont laissées. En réfléchissant à mon parcours, c’est sans doute le sens de mon évolution. Je suis allé au maximum de ce que je pouvais faire dans chacun de mes postes et quand j’étais au bout, je suis passé à un échelon qui me permettait d’aller plus loin. Certes, la tentation du contrôle est réelle de la part de l’institution. On gagnerait beaucoup à y substituer une culture partagée de l’évaluation. Mais on s’empêche beaucoup trop. Sans doute à cause de la peur qui est partout. Peur d’être jugé par un pair, un parent, un média. Peur de la hiérarchie. Peur de l’échec. Peur physique, hélas également. On connaît la formule : il ne peut y avoir ni autonomie sans responsabilité, ni responsabilité sans évaluation, ni évaluation sans conséquence. Ce sont les conditions de la liberté d’agir. Cela ne peut passer sans un rétablissement de la confiance. Y sommes-nous collectivement prêts ?
Propos recueillis par Djéhanne Gani
C. Kerrero : L’école n’a pas dit son dernier mot, 2025, Robert Laffont
Extrait de cafepedagogique.net du 02.07.25
Sur le site OZP : L’école n’a pas dit son dernier mot. Le coup de gueule d’un recteur qui refuse de baisser les bras, par Christophe Kerrero, Robert Laffont, 360 p.