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Lareau Annette. Enfances inégales. Classe, race et vie de famille
Traduction française par Camille Salgues ; sous la direction de Kevin Diter, Sylvie Octobre et Régine Sirota. Lyon : ENS Éditions ; Paris : DEPS, 2024, 538 p.
Compte rendu de lecture de Jean-Yves Rochex dans la RFP
Texte intégral
1 Dès sa première édition aux États-Unis, en 2003, l’ouvrage d’Annette Lareau Unequal Childhoods est devenu un classique, au carrefour entre les sociologies de la famille, de l’enfance et de l’éducation. On ne peut donc que se réjouir de la traduction et de la publication en français de la seconde édition de cet ouvrage, édition augmentée publiée en 2011, et remercier ses éditeurs – Kevin Diter, Sylvie Octobre et Régine Sirota – de combler ainsi une lacune éditoriale dommageable à la recherche francophone1.
2 Se situant explicitement dans la continuité du travail de Pierre Bourdieu, cet ouvrage rend compte d’une recherche ethnographique menée dans les années 1990 et fondée sur des observations intensives auprès de douze familles ayant des enfants de neuf à dix ans, recrutées pour la plupart d’entre elles par l’intermédiaire de deux écoles socialement contrastées. Le choix de la classe d’âge concernée repose sur la volonté de se concentrer sur « des enfants suffisamment jeunes pour que leurs parents soient encore fortement impliqués dans la gestion de leur vie (et que l’on puisse percevoir l’influence de la classe sociale), mais aussi suffisamment âgés pour avoir une certaine autonomie pendant leur temps libre » (p. 455). Comme l’indique le sous-titre du livre, il s’agissait pour l’auteur d’étudier et décrire la vie quotidienne des familles et d’analyser les modes de socialisation, les répertoires culturels, qui la structurent et conduisent à la construction et la transmission aux enfants d’avantages différentiels, source d’inégalités face à l’école et pour leur vie future, en constituant un échantillon de familles de classes moyennes et de classes populaires, ainsi que de familles « pauvres » (situées hors de l’emploi et bénéficiant de l’aide sociale), pour moitié blanches et pour moitié afro-américaines. Annette Lareau explique sa posture de recherche ainsi : « En choisissant de m’intéresser aux familles, plutôt qu’aux seuls enfants ou parents, j’espérais saisir certains des effets réciproques que les enfants et les parents exerçaient les uns sur les autres. Mon approche impliquait également d’entrer dans les espaces domestiques pour comprendre comment parents et enfants négociaient avec les autres adultes présents dans la vie des enfants […]. Nous avons suivi les enfants et les parents dans leurs activités quotidiennes, lors des activités scolaires, des offices et des cérémonies religieux, des loisirs organisés, des visites à des proches et des rendez-vous médicaux » (p. 26-27). L’ouvrage qui rend compte de cette recherche se propose donc « de rendre visible l’invisible, à travers une étude de la vie quotidienne des enfants et de leurs familles, dans ses plaisirs, ses opportunités, ses défis et ses conflits » (p. 34).
2 Une telle analyse, qui serait peu originale en France, l’était alors beaucoup plus aux États-Unis o (...)
3À l’encontre des travaux se centrant sur un seul aspect de la vie familiale et de ceux déniant que les appartenances de classe déterminent des modes de socialisation familiale différents, Annette Lareau soutient et montre que l’ensemble des composantes et des circonstances de la vie ordinaire des familles qu’elle observe et étudie permet de mettre au jour l’existence de répertoires culturels spécifiques qui autorisent à dire que la classe sociale produit bien des styles de parentalité distincts et que, d’une classe sociale à l’autre, les pratiques éducatives diffèrent quant à la manière dont les adultes régulent la vie de leurs enfants et dont ils conçoivent tant leurs propres rôles et modes de faire que ceux qu’ils attendent de leurs enfants2. Ainsi les familles de classes moyennes, blanches comme afro-américaines, ont-elles tendance à mettre en œuvre ce qu’elle appelle un modèle de « mise en culture concertée » (concerted cultivation) faisant feu de tout bois pour favoriser le développement de leurs enfants, pour former et cultiver leurs talents singuliers et leurs dispositions et compétences cognitives et sociales, au travers d’activités multiples, de pratiques langagières de discussion et d’argumentation, et d’un large éventail d’expériences. Les pratiques et stratégies des parents de classes populaires et de familles pauvres reposent, quant à elles, sur un modèle de « réussite de la pousse naturelle » (accomplishment of natural growth) conférant plus d’autonomie et de temps libre aux enfants, considérant que le développement de ceux-ci se produit spontanément dès lors qu’on leur procure amour, confort, nourriture, sécurité et autres apports de base, marquant clairement les limites entre adultes et enfants et faisant un usage plus restreint et plus pragmatique du langage. Ce faisant, comme l’écrit Annette Lareau, ils ne font pas moins famille que les parents de classes moyennes, mais le font différemment, alors même que les normes régissant le fonctionnement des institutions auxquelles sont confrontés familles et enfants – au premier chef l’institution scolaire – ont tendance à favoriser et légitimer les modes de faire des familles de classes moyennes.
4 Ces deux modèles sont donnés à voir et analysés, au travers de chapitres dressant le portrait de neuf des familles enquêtées, selon trois grandes dimensions de la socialisation familiale – l’organisation de la vie quotidienne, l’usage du langage et le rapport aux institutions – qui font chacune l’objet d’une des parties de l’ouvrage initial. Une quatrième partie a été ajoutée dans la seconde édition, qui rend compte d’une enquête de suivi menée une dizaine d’années après les observations dans les familles et la publication de la première édition de Unequal Childhoods.
5 La première partie montre combien les stratégies éducatives des familles de classes moyennes visent, par le biais de très nombreuses activités organisées en compagnie ou sous la direction d’adultes, à favoriser le développement individuel de chaque enfant. Ces parents considèrent comme évident qu’il leur incombe, par un travail intensif, de développer les compétences cognitives et sociales de leurs enfants et sont conscients des avantages que ces activités confèrent à ceux-ci. Leurs pratiques privilégient le raisonnement, l’argumentation et la négociation, et mettent l’emploi du temps des enfants au centre de l’organisation de la vie familiale, parfois au détriment de l’emploi du temps des adultes, des temps familiaux et des relations avec la famille élargie. Les intérêts et activités des enfants y sont traités comme des questions essentielles. Les parents de familles pauvres ou de classes populaires, quant à eux, interviennent relativement peu dans les activités de leurs enfants ; ils leur accordent moins d’importance et ne considèrent pas qu’elles devraient nécessiter le temps et l’attention d’un adulte. Le temps de leurs enfants est peu structuré, peu planifié, variable, et, à l’exception des activités religieuses, leurs loisirs sont faits pour l’essentiel de jeux informels et improvisés. Ces familles opèrent une distinction nette entre le monde des enfants et le monde des adultes et ont des relations plus fréquentes avec la famille élargie. Les enfants y ont plus d’autonomie. Leurs parents ne pensent pas leurs activités comme étant au service d’un projet de développement, les pairs jouant dès lors un rôle plus important dans le développement de leurs compétences sociales. Ces différences de stratégies éducatives – liées aux ressources économiques et culturelles dont disposent les familles et au poids très inégal de la pression économique sur le cours de la vie quotidienne – conduisent à ce que les enfants de classes moyennes construisent « le sentiment qu’ils sont pleinement légitimes à recevoir l’attention des adultes pour chaque détail de leur vie », tandis que ceux des classes populaires et des familles pauvres « ne sont pas formés à se considérer comme des individus spéciaux, dont les besoins méritent d’être pris en considération dans la vie quotidienne. Les enfants semblent acquérir un sentiment de contrainte, plutôt que de légitimité, dans leurs rapports avec le monde extérieur » (p. 120, souligné par l’auteure).
6 La deuxième partie du livre montre combien diffèrent, selon les classes sociales, les usages sociaux du langage, faisant ainsi écho notamment aux travaux de Basil Bernstein et de Shirley Brice Heath, que cite, parmi d’autres, Annette Lareau. Ainsi les familles de classes moyennes bénéficiant d’un important capital culturel sont-elles plus attentives au rôle des pratiques langagières dans le développement de leurs enfants, tant pour ce qui est du vocabulaire, du raisonnement et des connaissances que pour ce qui est des opinions et de la légitimité à avoir et défendre une opinion ou un sentiment personnel. Sollicitant l’avis de leurs enfants, elles acceptent la discussion et la remise en question de leurs modes de faire ou de penser, et adoptent le plus souvent une posture de négociation et d’argumentation plutôt que d’affirmation de leur seule autorité. Elles développent ainsi chez leurs enfants une familiarité avec les modes légitimes d’interactions institutionnelles, et un sentiment de légitimité à interagir avec des adultes en situation de pouvoir (enseignants, médecins…). La densité des échanges langagiers apparaît moindre dans les familles pauvres ou de classes populaires, dans lesquels le langage est certes important mais joue un rôle pratique, ou seulement référentiel, plutôt que développemental. Les phrases y sont plus courtes, les mots plus simples, les négociations peu fréquentes, de même que les jeux avec les mots et le langage et l’attention qui leur est portée. Les enfants y sont dès lors peu disposés à poser des questions ou formuler des demandes aux personnes en position d’autorité.
7 La troisième partie s’intéresse aux rapports des familles aux institutions. Celles d’entre elles qui appartiennent aux classes moyennes manifestent le souci de collaborer avec les agents de ces institutions (notamment avec les enseignants de leurs enfants) et un fort sentiment de légitimité à négocier avec eux, voire à intervenir face à ce qu’elles peuvent considérer comme manquements de leur part. Leurs enfants ont « de nombreuses occasions d’apprendre à négocier le monde au-delà de leur foyer » (p. 218) et acquièrent ainsi de fortes compétences à gérer les interactions institutionnelles. Les parents de familles populaires ou pauvres font, quant à eux, plutôt preuve de déférence que d’exigence à l’égard des agents des institutions, notamment des enseignants. S’ils ont le souci de suivre la scolarité de leurs enfants, ils n’ont souvent qu’une conscience floue des difficultés que ceux-ci peuvent rencontrer et éprouvent un sentiment de distance, voire de vulnérabilité et d’hostilité déguisée, quant aux normes de ces institutions.
8 La dernière partie de l’ouvrage, ajoutée à la première édition américaine, est consacrée, d’une part, à la confrontation des analyses qualitatives que l’on vient de résumer aux résultats d’une enquête quantitative sur un échantillon représentatif national portant sur les liens entre la classe sociale et l’emploi du temps des enfants, en particulier les activités organisées, résultats qui s’avèrent tout à fait convergents avec ceux de l’enquête ethnographique, et, d’autre part, au compte-rendu d’une enquête de suivi réalisée une dizaine d’années après les observations initiales et la publication de Unequal Childhoods. Les entretiens alors réalisés avec les enfants enquêtés dix ans auparavant, et donc alors qu’ils sont devenus de jeunes adultes, confirment que les deux modèles, de la mise en culture concertée ou de la réussite de la pousse naturelle, confèrent, dans leurs rapports avec les institutions et notamment avec l’école, des avantages inégaux aux enfants appartenant aux différentes classes sociales, montrant même que le fossé entre ces classes s’est accru. Dans un autre chapitre, l’auteure revient de manière réflexive sur les réactions des différentes familles à la lecture de la première édition de l’ouvrage, réactions dont elle leur a proposé un résumé susceptible de prendre place dans la seconde édition. Ces réactions s’avèrent très diverses, les familles ayant dans l’ensemble le sentiment que le livre rendait compte de leur expérience, certaines d’entre elles ayant toutefois pu exprimer leur désaccord quant à la manière dont leurs pratiques étaient dépeintes, voire avec la visée même de l’enquête. S’en suit une réflexion fort stimulante (également présente dans les annexes méthodologiques) sur les rapports entre chercheurs et enquêtés et sur les dilemmes éthiques rencontrés (et discutés avec les collaborateurs de recherche) lors de l’enquête de terrain, tout particulièrement lorsque celle-ci touche la vie privée des personnes. L’auteure s’y montre à la fois très sensible au respect des personnes et des règles éthiques devant présider à toutes les étapes de la recherche, et réticente à l’idée selon laquelle les résultats de celle-ci devraient nécessairement être soumis aux enquêtés afin d’obtenir leur approbation.
9 Tous ces éléments font de cet ouvrage un apport précieux à la recherche en sociologie, tout à la fois sur les plans théorique, méthodologique et éthique. Peut-être les auteurs de la préface auraient-ils pu néanmoins tenter de mettre en perspectives cet apport avec d’autres travaux importants, antérieurs ou postérieurs à ceux d’Annette Lareau (on peut penser notamment à ceux de Bernstein, Lautrey ou Lahire, pour ne prendre que quelques exemples). Mais ils ont sans doute jugé qu’une telle entreprise aurait par trop alourdi un ouvrage qui comporte déjà plus de 500 pages.
Notes
1 Une présentation résumée de cet ouvrage, rédigée par Annette Lareau elle-même, avait été publiée dans l’ouvrage Inégalités culturelles : retour en enfance, dirigé par Sylvie Octobre et Régine Sirota (Ministère de la Culture – Presses de Sciences Po, 2021).
2 Une telle analyse, qui serait peu originale en France, l’était alors beaucoup plus aux États-Unis où prédominait plutôt une approche en termes d’inégalités raciales ou ethniques. Annette Lareau, sans mésestimer pour autant une telle approche, montre qu’il y a plus de proximité entre les pratiques éducatives familiales de parents blancs ou afro-américains appartenant à la même classe sociale qu’entre celles de parents de même origine « ethnique » appartenant à des classes sociales différentes (cf. le chapitre 12 « Pouvoir et limites de la classe sociale »).