Alain Bentolila entre en campagne et cite les ZEP

16 mars 2007

Extraits du « Monde », le 16.03.07 : Ecole, mythe et mirage de la démocratisation, par Alain Bentolila

On n’a pas accordé suffisamment d’attention au formidable bouleversement qu’a connu notre école durant ces quarante dernières années. Jusqu’en 1965, l’entrée en sixième, avec ou sans examen, n’ouvrait les portes du collège - et pour quelques-uns du lycée - qu’à moins du quart d’une classe d’âge. Tous les élèves ont aujourd’hui accès à l’enseignement secondaire et y restent au moins cinq ans. On comprend bien qu’une telle révolution a profondément transformé la composition sociale et culturelle de la population scolaire.

Auparavant, la majorité des élèves partageait une certaine idée de l’école et de la nécessité d’y venir. L’école était alors considérée comme un lieu singulier ; on s’y comportait de façon particulière. On en acceptait les règles, on se soumettait à ses rituels par crainte plus que par plaisir, mais sans exaspération. En outre, les exigences affichées de l’examen de sixième imposaient aux programmes de l’école primaire une très forte contrainte : on savait ce que l’on attendait du primaire en termes de contenus et de savoir-faire communs.

Lorsque s’est levée la barrière d’une sélection qui, reconnaissons-le, était injuste et cruelle, s’est trouvé précipité dans un système, jusqu’ici soigneusement protégé, un nombre considérable d’enfants qui en étaient jusqu’ici écartés. Le filtre culturel et social a été retiré et l’école se trouve ainsi mise au défi d’instruire des enfants de moins en moins éduqués : de l’école on leur a donné des représentations confuses et parfois négatives ; du langage ils n’ont acquis qu’une maîtrise très approximative.

"Nouveaux écoliers"

En guise de repères culturels, ils ne bénéficient que de l’éclairage glauque d’une télévision de plus en plus débile ; quant à la médiation familiale, ils n’en connaissent souvent que le silence, l’indifférence et parfois la violence. En bref, des élèves qui savent de moins en moins ce qu’ils peuvent attendre de l’école et pourquoi ils doivent y rester si longtemps. Ces "nouveaux écoliers" ont posé, année après année, à un système scolaire figé, un problème dont la gravité n’a fait que croître jusqu’à menacer aujourd’hui son intégrité.

Lorsqu’il a été décidé d’ouvrir largement les portes de l’école à tous les enfants de ce pays, a été pris en même temps l’engagement de les y recevoir tous, tels qu’ils étaient ; ceux issus de catégories sociales peu favorisées et aussi, de plus en plus nombreux, ceux "venus d’ailleurs", en équilibre culturel et religieux instable.

Mais ce défi ne pouvait certainement pas être relevé par une école qui était conçue pour accueillir des privilégiés préalablement triés. Il aurait donc fallu que cette école se transformât en profondeur dans ses contenus, sa pédagogie, la formation de ses maîtres et ses finalités professionnelles. Elle est en fait restée identique à elle-même. Si, aujourd’hui, une véritable faille culturelle fracture et pervertit notre école, c’est parce qu’aucun responsable ni de gauche ni de droite n’a osé sacrifier le confort d’un statu quo sans cesse négocié à l’impopularité des profondes réformes nécessaires.

Si elle a réussi la massification de ses effectifs, l’école a raté sa démocratisation. Le résultat a été la constitution de ghettos scolaires, de zones de relégation et l’ouverture des couloirs honteux de l’illettrisme qui traversent notre école. Nous vivons depuis des années sur un mythe : la démocratisation de l’éducation se jugerait à sa capacité de maintenir le plus longtemps possible le plus d’élèves possible dans le système scolaire. Se sont donc trouvées confondues la longévité scolaire avec l’efficacité et la qualité des enseignements.

Fonctionnement pervers

Sur la base de cette définition erronée on a mis en place un fonctionnement pervers qui a permis de décider a priori des taux de succès à des examens peu à peu dévalués et d’afficher ainsi une façade démocratiquement présentable. Notre école se ment et ment à ses élèves, dont les frustrations seront d’autant plus exacerbées que le constat de leurs insuffisances aura été déraisonnablement repoussé.

Lorsque, au détour d’un meeting, les candidats à l’élection présidentielle se souviennent du rôle central de l’éducation pour l’avenir de ce pays, ils se contentent de ressortir le catalogue usé des "mesurettes" ponctuelles qui "vont tout changer". Il en va ainsi de cet étrange projet de création "d’emplois parents", du dédoublement cent fois annoncé des CP et CE1, du serpent de mer de la carte scolaire, de l’allongement du temps de travail des maîtres et de cette promesse irresponsable d’éradiquer l’illettrisme en trois ans.

Et, pendant ce temps-là, qui parle de la formation des maîtres, de l’ouverture des écoles ghettos, de l’accueil des enfants de deux ans ou du bilan des zones d’éducation prioritaires (ZEP) ? Pourquoi, durant tant d’années, tant de projets à courte vue dont il ne reste rien ? Tout simplement parce que les responsables politiques souffrent d’une incapacité totale de se plier au temps spécifique sur lequel se construit l’histoire de l’éducation. Ils vivent et n’agissent que dans les limites du temps de leur mandat. Ils ont toujours la vanité de penser qu’ils vont pouvoir faire voir, pendant la durée même de l’exercice de leur pouvoir, les effets tangibles que leurs décisions auront provoqués ; alors que le simple bon sens devrait leur faire comprendre que les changements qui comptent en matière d’éducation et de transmission s’inscrivent sur plusieurs générations.

Quel est aujourd’hui celle ou celui qui osera prendre des décisions nécessaires et impopulaires dont les fruits ne mûriront que dans des années et que savoureront ses successeurs et peut-être ses adversaires politiques ? Lequel ou laquelle aura cette sagesse et cette humilité ?

Alain Bentolila est professeur de linguistique à l’université Paris-V.

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