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Agnès Van Zanten parle des ZEP : entretien avec Vie pédagogique (Québec)

13 décembre 2004

Extrait de « Vie pédagogique » du 12.12.04 : entrevue avec Agnès Van Zanten

Le site du « Café pédagogique » a repéré cet excellent article paru au Canada :

« Les problèmes les plus graves sont ceux que l’on ne voit pas. » Regard sur les établissements de milieux défavorisés.

Sociologue et chercheuse au Centre national de la recherche scientifique, à Paris, Agnès Van Zanten a mené durant plusieurs années des enquêtes dans les établissements scolaires de milieux défavorisés.

Dans un ouvrage récent intitulé « L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue », elle rapporte les résultats des dernières enquêtes qu’elle a effectuées dans des collèges de milieux populaires. Il importe de préciser qu’à Paris, les écoles de milieux défavorisés se trouvent dans la proche banlieue de la ville, alors qu’à Montréal, elles sont plutôt situées au centre de la ville.

Cependant, qu’elles soient en banlieue ou au centre-ville, ces écoles de milieux urbains défavorisés se ressemblent par plusieurs aspects. Aussi, les descriptions et les réflexions qui ressortent des recherches d’Agnès Van Zanten peuvent être éclairantes pour les éducatrices et les éducateurs d’ici désireux de jeter un autre regard sur leur réalité. « Vie pédagogique » a profité du bref passage d’Agnès Van Zanten au Québec, en novembre 2003, pour l’interviewer sur les résultats de ses recherches.

Vie pédagogique - Au début de votre livre, vous dites que ce dernier est né d’une insatisfaction à propos du discours sur la scolarisation en banlieue. Que trouviez-vous insatisfaisant dans ce discours ?

Agnès Van Zanten - Je trouve qu’il y a non pas une ignorance des problèmes de la scolarisation en banlieue, mais plutôt un trop-plein de discours à la fois politique et médiatique sur cette question. Le discours politique et le discours des médias vulgarisent un peu celui de la recherche, mais ils le tirent dans le sens de tout ce qui est le plus impressionnant. Ils mettent en avant le plus scandaleux. Je pense que cela dessert le regard que l’on porte sur ces zones. On jette toujours un regard catastrophiste, très négatif, mais en se focalisant sur les symptômes sans regarder vraiment les causes des problèmes qui se posent.

Il suffit que, dans une école, un jeune ait un geste violent pour que les médias s’en emparent immédiatement. En France, on en est presque à un reportage par jour au journal télévisé de 20 heures, le plus regardé, pour un incident dans une école. On a alors l’impression de connaître les problèmes, mais en fait on ne les connaît pas et on ne les comprend pas. C’est pour cela que j’ai eu envie d’aller voir de plus près ce qui se passait et comment se construisaient les problèmes.

V.P. - En France, vous avez une politique des zones d’éducation prioritaires (ZEP) qui est en fait une politique de discrimination positive : on donne plus de ressources aux milieux qui en ont le plus besoin. Comment expliquezvous que cette politique ne semble pas avoir amélioré la réussite scolaire des élèves de milieux défavorisés ?

A.V.Z. - Effectivement, on ne peut pas dire que les écoles de milieux défavorisés en France sont des écoles abandonnées. C’est même une des choses qui différencient la France des États-Unis, où certaines écoles du centre des villes américaines reçoivent très peu d’aide. En France, on remarque d’une part un système qui reste très égalitariste puisque tous les établissements reçoivent des moyens à peu près comparables et, d’autre part, une politique de discrimination positive qui permet à une partie des écoles où j’ai travaillé de recevoir plus de moyens.

Cependant, plusieurs phénomènes se conjuguent pour expliquer pourquoi cette politique de discrimination positive n’a pas permis d’améliorer la situation. Le premier phénomène est l’effet négatif de la stigmatisation qui est parfois plus fort que l’effet des moyens apportés. Le fait que l’école est déclarée en zone d’éducation prioritaire ou en zone violence ou encore un établissement sensible amène un certain nombre de parents des classes moyennes ou de parents des meilleurs élèves à retirer leurs enfants de l’école parce que l’image de cette dernière est trop négative. Cela amène aussi des enseignants à refuser d’aller enseigner dans cette école ou à s’y rendre avec des perceptions négatives. Ils se disent que, puisque l’école est en zone de violence, il ne peut donc y avoir que de la violence ou puisque c’est une école en ZEP, tous les élèves vont avoir de mauvais résultats scolaires. On constate donc un effet de la perception, du regard que l’on porte sur ces écoles.

Puis, il y a le peu d’effet obtenu par les moyens qui ont été apportés. Souvent, ces moyens ont été utilisés pour diminuer les effectifs dans les classes, mais comme cette mesure a été appliquée de façon homogène, elle a abouti concrètement à réduire de deux ou trois le nombre d’élèves par classe. Or, les enquêtes faites récemment ont montré que, pour que la réduction du nombre d’élèves par classe ait un effet, il faudrait pratiquement constituer des groupes de cinq à dix élèves. Autrement, cela n’a pas d’impact. Les moyens ont aussi été utilisés pour ajouter du personnel non enseignant, du personnel éducatif. L’ajout de ce type de personnel, les enquêtes le montrent, permet d’améliorer le climat dans l’établissement, les problèmes de discipline, les problèmes d’éducation, mais cela n’a pas un impact direct sur les apprentissages.

De plus, dans la région parisienne où je travaille, on note une telle multiplication des politiques, que se pose alors le problème de la façon dont les établissements harmonisent toutes ces politiques. Pour mon enquête la plus récente, je suis allée dans un collège où il y avait 25 dispositifs d’aide aux élèves en difficulté. Comment harmoniser le fonctionnement de tous ces dispositifs ? Comment faire un programme global de lutte contre l’échec ? On a aussi constaté beaucoup de mouvements de populations dans les ZEP. La population d’élèves bouge et devient chaque fois plus défavorisée. Entre le moment où les ZEP ont été créées au début des années 80 et aujourd’hui, la situation des populations qui sont dans les ZEP s’est aggravée du point de vue économique et du point de vue de la ségrégation scolaire et ethnique. Enfin, il est difficile d’affirmer que la politique des ZEP a échoué parce que l’on ne sait pas vraiment ce qu’elle veut dire. Elle a été traduite de façon très différente selon les établissements et les moyens qui ont été utilisés n’étaient peut-être pas les meilleurs pour lutter contre l’échec scolaire. La population des ZEP a changé à la fois parce qu’il y a une mobilité de la population et par l’effet négatif de l’étiquette « ZEP » qui a fait fuir certaines familles des classes moyennes et certains enseignants.

Tous ces facteurs conjugués expliquent qu’effectivement, dans les enquêtes dont nous disposons, les résultats ne semblent pas très brillants puisque les élèves de ZEP ne progressent pas plus que leurs camarades et parfois même moins. Dans certaines enquêtes, on a démontré que les élèves des milieux populaires progressent un peu mieux hors des ZEP que dans celles-ci, ce qui est très préoccupant bien sûr. En même temps, on ne dispose d’aucune grande enquête qui ait suivi le parcours des élèves qui ont fait toute leur scolarité en ZEP. On n’a pas d’enquête longitudinale qui nous permettrait de dire ce qu’ils sont devenus. Cela nous manque pour avoir une vue globale de la situation.

V.P. - Les difficultés des populations des milieux défavorisés semblent s’aggraver partout. Ici aussi on entend les enseignants dire que les élèves arrivent à l’école encore moins prêts qu’avant.

A.V.Z. - Le fait que l’école accueille aujourd’hui tous les enfants, y compris les plus défavorisés, est un facteur important pour comprendre les dysfonctionnements. Toutefois, ce qui pose le plus problème, et que j’essaie d’analyser dans mon livre, est le phénomène de ségrégation, c’est-à-dire que la majorité des problèmes sont concentrés dans certaines écoles, de sorte que les enseignants sont aux prises avec des problèmes tellement difficiles que finalement ils se disent que, s’ils arrivent à intégrer les élèves, c’est déjà beaucoup et que peut-être l’objectif ne doit pas être de les faire progresser dans l’immédiat.

Dans mon livre, j’insiste beaucoup sur le fait que la démocratisation de l’enseignement n’est pas ressentie de la même façon dans tous les établissements et que certains en portent tout le poids. En France, on constate que les établissements favorisés sont restés aussi favorisés qu’auparavant. Même si les enseignants de ces établissements disent qu’ils ont été touchés par le changement - et c’est vrai que le seul changement n’est pas celui des publics défavorisés, il y a aussi que les élèves plus favorisés n’adhèrent pas de la même façon au savoir, que le rapport à l’autorité a changé, etc. - , ce ne sont pas les mêmes problèmes. Parfois on dit : « C’est la même chose partout. Tous les enseignants doivent faire face à des problèmes. »

Depuis dix ans que je travaille de cette façon, je ne suis jamais entrée dans un établissement où le chef de l’établissement ne me dise : « Le niveau des élèves baisse, et il y a des problèmes de discipline » Cependant, ce sont parfois de tout petits problèmes. Ce n’est pas la même chose. Si j’utilise ce titre, L’école de la périphérie, c’est pour indiquer que, à un certain moment, se dessine une sorte de rupture dans le système. Certains établissements sont dans de telles situations de difficulté que l’on n’est pas dans le même ordre de problème. Ce n’est pas vrai qu’il existe de la violence partout. C’est vrai que le rapport à l’autorité a changé partout, mais il y a des établissements où cela pose des problèmes de telle nature, qu’à mon avis, leur situation mérite une réflexion autonome et non une réflexion dans un cadre d’ensemble comme s’il s’agissait d’une transformation globale.

C’est une des thèses de mon livre que se concrétise, à partir d’un moment, une rupture et que certains établissements sont effectivement à part, à la périphérie du système, parce qu’ils ont tellement à faire face à tous les problèmes les plus graves de notre société qu’ils se situent dans une autre logique qui les coupe de l’ensemble des autres établissements.

V.P. - Vous affirmez, dans votre livre, que tous les acteurs de l’école participent au maintien des situations de ségrégation par leurs façons d’agir. De quelle manière chaque groupe d’acteurs participet-il au maintien de la situation ?

A.V.Z. - Je le pense profondément, et c’est une des thèses du livre. Cependant, j’ai toujours été très prudente en affirmant cela parce qu’une lecture rapide pourrait amener à considérer que les gens sont responsables personnellement de leur situation. L’État pourrait dire : « Ce n’est pas nous qui sommes responsables, ce sont les enseignants, les chefs d’établissement, les parents, etc. » Je pars de l’idée que les agents ne sont pas totalement passifs, que même les acteurs les plus dominés ont toujours une capacité de résistance, une capacité d’agir sur leur environnement. Le problème est que, selon les situations ou les contextes dans lesquels on est placé, les possibilités que l’on a d’agir viennent souvent aggraver la situation. Il y a une liberté des acteurs. Ainsi, les personnes ne sont pas seulement victimes des structures, des politiques, etc. : elles réagissent.

Cependant, la marge d’action qui est la leur fait que leurs réactions, qui contribuent à court terme à donner l’impression que la situation s’améliore, se pacifie ou devient routinière, aggravent la situation à long terme. Seul dans sa classe, l’enseignant placé devant des problèmes graves de discipline et d’enseignement va très généralement, dans le cas des problèmes de discipline, soit laisser aller les choses, soit être extrêmement autoritaire, mais il ne réglera pas les problèmes de fond. Pour l’enseignement, devant les énormes difficultés des élèves, il aura naturellement tendance à abaisser les objectifs d’apprentissage, à adapter ses pratiques pour que ce soit au moins agréable pour les élèves. Par exemple, les enseignants font moins d’exercices écrits et plus d’oral, ils utilisent des images parce que c’est plus agréable pour les élèves, mais ces pratiques ont comme effets pervers d’aggraver les difficultés des élèves en matière de rapport à l’écrit, qui est leur gros problème.

Il en est de même pour l’évaluation : de peur qu’elle démotive les élèves et crée en plus des problèmes de discipline, les enseignants font moins d’évaluation ou surévaluent les élèves. À court terme, les effets sont positifs puisque cela permet de tenir le coup, mais à long terme, cette pratique ne fait qu’aggraver la situation. La tentation la plus grande des chefs d’établissement qui doivent faire face à la fuite des parents et des élèves des meilleurs échelons scolaire et social est de recréer des « classes de niveau » dans leur établissement, classes qui sont totalement interdites dans le système français. Le principe de base du collège unique est que toutes les classes sont hétérogènes, mais on constate aujourd’hui que dans beaucoup de collèges, on crée des classes où l’on regroupe les meilleurs.

Certaines enquêtes quantitatives ont démontré que cette tendance est plus prononcée dans les établissements défavorisés parce qu’on veut retenir les meilleurs élèves. Les chefs d’établissement peuvent alors dire : « J’ai fait mon possible pour retenir les bons élèves. » Le problème est que les enquêtes sociologiques montrent que les moins bons élèves regroupés dans de mauvaises classes progressent encore moins bien que lorsqu’ils sont dispersés dans les autres classes, parce que l’effet Pygmalion se fait sentir - les enseignants projetant un certain niveau de capacité de leurs élèves - et parce que très peu d’échanges de ressources se font entre les élèves. Donc, le fait de créer de bonnes classes pour retenir les élèves des classes moyennes ou de meilleur niveau scolaire a pour effet de créer de mauvaises classes puisque, en général, on a une bonne classe pour six mauvaises. Et cela aggrave la situation des élèves en difficulté.

Tout cela pour dire que les acteurs ne sont pas passifs. Beaucoup d’entre eux agissent et ils ne le font pas avec une volonté ségrégative, mais dans le contexte d’action qui est le leur, les types de choix qui s’offrent à eux les menant à aggraver les choses. Pour moi, ce constat conduit à une conclusion simple : on ne peut pas laisser les acteurs décider seuls dans ces contextes parce que, on le voit, l’enseignant tout seul dans sa classe a tendance à s’adapter à son public d’élèves pour calmer la situation et le chef d’établissement, seul dans son école, va essayer de retenir la population, mais avec des stratégies qui aggravent le fonctionnement interne. Il ne s’agit pas de dédouaner les politiques, au contraire, mais de dire qu’il faut accompagner les acteurs, les aider, les soutenir. Les chefs d’établissement doivent se réunir pour décider comment distribuer les élèves. Les enseignants doivent travailler de façon collégiale pour résoudre les problèmes dans la classe, pour trouver des solutions, pour harmoniser leurs façons de faire, etc. Je voulais montrer dans ce livre que les acteurs, même dans les situations les plus dures, ont toujours une marge d’action. Seulement, cette dernière est tellement limitée qu’elle les conduit à des actions qui vont à l’encontre de leur propre intérêt. Il en va de même pour les élèves, qui apprennent très vite à jouer avec le système, à le contourner. Cependant, cette façon d’agir se retourne souvent contre eux à long terme. Il en seront les victimes.

La situation est identique pour les parents, qui vont développer des stratégies par rapport aux établissements quand ils le peuvent. Certains ont peur de l’école, d’autres y viennent lorsqu’ils sont en colère, ce qui perturbe l’école. Plusieurs participent à leur propre désignation de parents absents, pour diverses raisons cependant. Beaucoup de parents n’interviennent pas parce qu’ils ont confiance dans l’enseignant, alors que ce dernier perçoit cela comme une non-appréciation de son travail. Dans certains cas, les parents ont tellement de problèmes économiques, sociaux ou familiaux à résoudre qu’ils ont totalement démissionné par rapport à l’école. D’autres parents ne connaissent pas la gravité de la situation parce que les jeunes contrôlent l’information. Pour certaines familles émigrées, il y a un décalage dans la perception des problèmes. Elles pensent que ce n’est pas important que l’enfant redouble une classe au primaire.

Si les enseignants exploraient ces différences, ils pourraient s’adresser à des familles qui voudraient les soutenir. C’est vrai que les enseignants ont beaucoup de mal, y compris de façon organisationnelle, à prendre contact avec les parents. Souvent, ils n’ont pas de téléphone dans leur classe et ils doivent se rendre au secrétariat. Ils n’ont pas d’endroit particulier pour accueillir les parents. Je pense que l’on pourrait améliorer bien des choses.

V.P. - On peut comprendre que dans les milieux défavorisés, les chefs d’établissement créent des classes de niveau, des classes de langue ou de musique pour retenir les meilleurs élèves, mais il s’en crée aussi dans d’autres milieux.

A.V.Z. - Maintenant que j’ai terminé ce livre qui clôt en quelque sorte vingt ans de travail en milieux défavorisés, je me consacre aux politiques éducatives, d’un côté, et aux écoles de milieux favorisés, de l’autre. Ces écoles sont aussi soumises à des processus qui rendent leur situation difficile, notamment la concurrence entre établissements publics et privés, mais aussi entre établissements publics. La concurrence conduit beaucoup d’établissements à créer toutes sortes d’options. Il en découle un double problème.

D’une part, pour créer ces options on emploie des stratégies sélectives qui renforcent à nouveau la ségrégation, outre que cela suscite un sentiment de toujours se faire duper. Par exemple, quand un jeune entre dans un très bon lycée, un des meilleurs de Paris même, il y trouve encore toutes sortes de classes de niveau : les rapides, les lents, la classe européenne, etc. Les parents ont toujours l’impression que ce n’est jamais suffisamment bon, qu’il y a toujours mieux dans la hiérarchie. C’est très négatif parce que cela génère une sorte d’insatisfaction et que cela crée de la ségrégation entre les classes et entre les bons élèves et les élèves en difficulté.

D’autre part, l’existence de ces options crée un rapport très instrumental à la scolarité souvent, car elles ne sont pas choisies parce que les enfants aiment la musique ou les langues étrangères, mais parce que les parents souhaitent que leurs enfants soient dans une bonne classe. Cela dévalorise les contenus culturels de l’école puisqu’on ne choisit pas une classe musicale parce qu’on pense que la musique est importante, que c’est une composante de notre culture, mais parce que cela permet d’être dans une bonne classe. On ne choisit pas une classe européenne parce qu’on pense qu’apprendre une autre civilisation et une autre langue est quelque chose de culturellement important dans notre société, mais parce que c’est une valeur instrumentale pour être dans la bonne classe. Cette pratique tend à dévaloriser le rôle de l’école comme institution de transmission culturelle. Elle apparaît plus comme une machine de sélection qu’il faut s’approprier, dont certains sont victimes et dont d’autres se servent avec toutes sortes de stratégies de placement, non seulement dans des établissements mais dans des classes, des programmes d’études particuliers, etc. Je trouve que, de façon globale, c’est extrêmement négatif pour la crédibilité du système.

V.P. - On est tout de même devant un paradoxe. Vous avez sûrement entendu, comme nous, les représentants syndicaux des enseignants dénoncer ces pratiques, mais en même temps les enseignants envoient leurs enfants dans ces classes.

A.V.Z. - Bien sûr, en France ce sont les enseignants qui d’abord choisissent le plus les établissements au sein du secteur public - cela apparaît dans les enquêtes - et, effectivement, ce sont les premiers à penser que les enfants vont bénéficier de ce type de placement. Une autre catégorie bien représentée est celle des représentants des associations de parents d’élèves. Ce sont les représentants d’un discours public sur l’école qui utilisent le plus l’école à des fins individuelles par des stratégies de milieu. Cela a pour effet de décrédibiliser les syndicats, les associations de parents et tous ceux qui s’expriment publiquement sur l’école, parce qu’on a l’impression qu’il existe un très grand déphasage entre le discours public et les pratiques privées.

V.P. - L’analyse que vous faites de la situation des écoles de milieux urbains défavorisés est plutôt pessimiste finalement. Y a-t-il un espoir quelque part ? Que peut-on faire pour améliorer la réussite des élèves et réduire les inégalités dans ces écoles ?

A.V.Z. - On m’a souvent dit cela et, effectivement, on a l’impression d’un système où toutes les choses s’emboîtent comme des machines infernales. Moi, j’ai voulu alerter les intéressés sur la gravité des problèmes. Et les problèmes les plus graves sont ceux que l’on ne voit pas. Comme je le disais tout à l’heure, les médias se focalisent sur un incident violent qui n’est qu’un épiphénomène, un petit symptôme, mais les vrais problèmes se situent dans ce qui se passe tous les jours dans les mauvaises classes. Quel élève peut être « socialisé à la citoyenneté » quand il est dans une classe où se manifeste un tel niveau de ségrégation, où il existe de tels rapports entre l’enseignant et les élèves, où le professeur est un adulte qui n’arrive pas à tenir son autorité, où cet élève est totalement conscient qu’il reçoit un enseignement de moins bonne qualité ? Voilà du quotidien, mais on ne le voit pas parce que c’est moins spectaculaire qu’un incident violent.

Cela étant dit, je pense qu’il y a beaucoup de moyens d’agir localement. Je suis totalement convaincue qu’il faut repenser l’organisation de l’école au niveau local et que plusieurs problèmes peuvent être résolus par une meilleure organisation. On ne peut pas changer certains problèmes structurels, par exemple, des problèmes de ségrégation scolaire qui sont d’abord des problèmes de ségrégation urbaine relevant des politiques urbaines ou des stratégies des familles. Tout de même, une partie des stratégies résidentielles des familles qui n’habitent pas dans les quartiers plus hétérogènes est liée à l’image de l’école. On peut donc travailler sur cette image. Parce qu’on est dans une situation où l’école n’a pas la même légitimité qu’avant, y compris dans les milieux favorisés d’ailleurs, où l’école doit s’expliquer beaucoup aux parents. Or, ce n’est pas du tout dans la tradition française.

C’est très difficile, mais aujourd’hui il faut convaincre les parents du bien-fondé des politiques, des mesures adoptées, etc. Et, à ce sujet, il existe quand même des différences entre les établissements. Après avoir écrit « L’école de la périphérie », j’ai rédigé avec trois collègues un autre petit livre qui s’intitule « Quand l’école se mobilise », pour montrer qu’il y a des différences entre les établissements et que, dans certains d’entre eux, on voit les choses changer. En ce qui concerne les stratégies des chefs d’établissement dont je parlais, les inspecteurs d’académie qui sont responsables des collèges d’un département ont pris conscience de ce phénomène de concurrence et de fuite des parents et ils ont créé des commissions de district dans lesquelles les établissements dialoguent entre eux. On prend conscience que c’est un problème collectif et qu’il faut répartir la difficulté, que tout le monde a intérêt à ce que la population soit plus hétérogène dans chaque établissement au lieu que dans un établissement soient concentrées toutes les difficultés. On ne peut pas, par ces commissions, réduire tous les problèmes de ségrégation urbaine parce que, dans certaines zones, la ségrégation est très forte. Toutefois, en France on peut agir parce que, contrairement aux États-Unis, la ségrégation est souvent un phénomène très micro. Aux États-Unis, on a fréquemment des zones immenses où vit une population défavorisée, alors qu’en France ce n’est la plupart du temps qu’un tout petit quartier de sorte que, si on se base sur quelques rues, la ségrégation est très forte, mais si l’on prend un ensemble un petit peu plus grand, déjà il y a beaucoup d’hétérogénéité. C’est typique de Paris et de la proche banlieue. Donc, si tous les établissements se mettent d’accord pour établir une politique, on peut agir parce qu’il existe encore une relative hétérogénéité.

De même, je crois beaucoup au travail collégial entre les enseignants. Cela ne résout pas tout, mais ce type de travail permet d’éviter d’avoir des enseignants isolés dans leur classe, qui s’adaptent à leurs élèves comme ils le peuvent, de façon un peu sauvage. Cela aide aussi à créer un projet d’établissement dans lequel, même si l’on admet que les élèves ne pourront pas progresser au même rythme que ceux des établissements de milieux favorisés, on se met d’accord pour fixer un niveau de progression réaliste que l’on va évaluer chaque année. On expérimente des pratiques et on voit, à la fin de l’année, si elles ont été efficaces et pourquoi elles l’ont été. Je pense qu’un travail d’accompagnement des acteurs au niveau local, même s’il ne peut pas tout résoudre, peut aider à changer les choses.

Quand on compare des établissements et des zones où il existe véritablement une réflexion sur ces questions, on voit des différences. Certaines écoles de milieux populaires sont plus efficaces que d’autres et font même progresser les élèves ; des enseignants sont plus efficaces que d’autres ; et dans des zones précises, le personnel d’encadrement est conscient d’un certain nombre de problèmes et essaie d’agir en ce sens. Donc, je crois qu’il y a quand même des possibilités d’améliorer la situation tout en étant réaliste sur le fait que l’école ne peut pas résoudre à elle seule les problèmes de la société. Dans les comparaisons internationales, on prend souvent comme modèles les pays scandinaves et on affirme que l’école est plus démocratique en Finlande, en Suède ou en Norvège. Cependant, quand on analyse la situation dans ces pays, on se rend compte que l’école est plus démocratique parce que la société elle-même est plus démocratique. Les écarts entre les niveaux de salaire en Suède n’ont rien à voir avec les écarts entre les niveaux de salaire en France. Là où l’école est plus démocratique, c’est souvent parce que la société l’est davantage. Je pense quand même que l’on peut agir sur l’école et que des choses peuvent mieux fonctionner dans les classes, dans les établissements et dans les territoires. Oui, quand on se mobilise, on voit des différences.

Mme Luce Brossard est rédactrice-pigiste.

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