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Extrait du « Monde diplomatique » de mai 2007 : Discrimination positive
L’expression « discrimination positive » a fait son apparition dans le vocabulaire politique français il y a une vingtaine d’années. Mais sa véritable vogue date des années 2000 : on l’a invoquée à propos de la suggestion de rendre anonymes les curriculum vitae de candidats à l’embauche ou au sujet de la convention passée entre l’Institut d’études politiques et un certain nombre de lycées classés dans des zones d’éducation prioritaire (ZEP).
M. Nicolas Sarkozy a été le premier homme politique à s’en réclamer... un temps, avant de l’utiliser comme un gadget lors de ses (rares) apparitions en banlieue. Curieusement, alors que la discrimination positive suscite, du moins dans les médias, un débat relancé par la révolte des banlieues de l’automne 2005 (lire, ci-dessous, « Un faux débat à la française »), nul ne sait vraiment comment la définir. A défaut, on se satisfait d’une référence à ses versions étrangères. La situation de la France n’est pourtant en rien comparable à celle des pays concernés.
Aux Etats-Unis, l’« affirmative action » visait à compenser les inégalités héritées de l’esclavage dont la population noire a été victime : mise en œuvre depuis plus de quarante ans, cette pratique présente un bilan mitigé (lire L’ « affirmative action » américaine en déclin. Il en va d’ailleurs de même en Afrique du Sud, où la politique dite d’« embauche équitable » a eu des effets pervers (lire « Embauche équitable » piour les Sud-Africains. Quant à l’Inde, le système des « places réservées », étendu des intouchables aux « autres classes arriérées », commence à montrer ses limites (« En Inde, des quotas pour les basses castes »)
Traduttore, tradittore (traducteur traître), dit un proverbe italien. Il s’applique bien à celui ou à celle qui a rendu en français par « discrimination positive » les formules américaines affirmative action ou positive action, lesquelles désignent, outre-Atlantique, des politiques de lutte contre les inégalités frappant les femmes et les minorités visibles (voir « L’ « affirmative action » américaine en déclin). Quoi qu’on pense du fond, on imagine déjà mal, sur la forme, comment le mouvement démocratique pourrait se mobiliser en faveur d’une... discrimination !
C’est le 20 novembre 2003, au détour d’une des émissions « 100 minutes pour convaincre » dont il fut souvent l’invité, que M. Nicolas Sarkozy, après avoir confié qu’il pensait (déjà) à la présidence de la République (et pas seulement en se rasant le matin), se prononça pour la discrimination positive. L’expression prit un sens très particulier, quelques semaines plus tard, lorsque le ministre de l’intérieur mit en scène la nomination d’un « préfet musulman ». Depuis, chacun est sommé de prendre position pour ou contre cette démarche, que le candidat de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) a faite sienne à l’époque où il s’efforçait de séduire les jeunes de banlieue, avant de les traiter de « racailles » à « kärcheriser ».
N’est-ce pas là le prototype du faux débat à la française ? Désormais omniprésente dans les médias, la discrimination positive n’a pourtant guère de partisans déclarés : à part l’Institut Montaigne (dont le président Claude Bébéar se penche sur le sort des Noirs et des Arabes après s’être alarmé du « suicide » de la « race blanche » (1) seul le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) milite ouvertement pour elle.
« Les races n’existent pas, précise son fondateur Patrick Lozès, mais la société française fait comme si elles existaient : nul ne peut nier que la couleur de la peau y soit un facteur discriminatoire, qu’il importe de surmonter. » C’est pourquoi le CRAN mène une double bataille : « D’abord pour montrer à nos concitoyens la réalité des discriminations, qui visent indistinctement les Antillais et les Africains - d’où la nécessité de “statistiques de la diversité” (lire « Quelles statistiques ethniques ? .
Ensuite pour créer des dispositifs de compensation dans les domaines de l’emploi, du logement, de l’école, etc. » Pour autant, le CRAN ne se veut pas un « CRIF (2) noir », ni une association de « Noirs en lutte contre les Blancs » : « Nous sommes comme les mouvements gays ou féministes qui exigent tout simplement l’égalité que proclame la Constitution - mais sans attendre la saint-glinglin. » En une heure d’interview, jamais notre interlocuteur ne prononcera le mot « quota »...
Au départ, il y a la prise de conscience massive par l’opinion, dans les années 1990, de l’essor d’inégalités - sociales, régionales, sexuelles, mais aussi d’origine - qui déchirent littéralement le tissu social. A preuve, entre bien d’autres exemples, l’enquête publiée en mars 2007 par le Bureau international du travail (BIT) à partir de quatre mille huit cent quatre-vingts candidatures répondant à des offres d’emplois valablement testées à Lille, Lyon, Marseille, Nantes, Paris et Strasbourg (3).
Résultat : dans près de quatre cas sur cinq, l’employeur français a préféré le candidat d’« origine française » au candidat d’« origine noire africaine » ; trois fois sur cinq face à un candidat d’« origine maghrébine » ; deux fois sur cinq quand ce dernier était une femme... Et le BIT de préciser : « Près des neuf dixièmes de la discrimination globale est enregistrée avant même que les employeurs ne se soient donné la peine de recevoir les deux testeurs en entrevue. »
Comment combattre ces inégalités, tenaces, dont sont victimes les enfants de l’immigration ? Convient-il d’inventer des solutions spécifiques et, si oui, lesquelles ? L’article premier de la Constitution de 1958 - selon lequel la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion » - exclut le recours à des critères ethnico-religieux. Mais il n’interdit nullement le recours à des mesures reposant sur d’autres critères. A tel point que le Conseil d’Etat a pris acte, en 1996, de l’existence de « certaines discriminations positives “à la française” dont l’objet est de réduire des inégalités de fait (4)
Ce rapport entérinait en fait plus qu’il ne créait des mécanismes - à base sociale et territoriale - mis en œuvre, de longue date, par les gouvernements français successifs. A commencer par l’impôt progressif, les lois des années 1960 privilégiant les rapatriés d’Afrique du Nord dans l’accès aux emplois publics, les dispositifs favorisant l’embauche des Français issus des territoires et départements d’outre-mer ou bien encore l’introduction en 1987 d’un quota de 6 % d’emplois réservés aux handicapés dans les organismes publics... Après quelques zigzags, le Conseil constitutionnel validera, dans le même esprit, la loi de 1999 sur la parité politique entre hommes et femmes.
Mais l’expérience emblématique, pour ses avancées comme pour ses limites, c’est évidemment les zones d’éducation prioritaires (ZEP), créées à l’initiative d’Alain Savary en 1982. Secrétaire du secteur collèges à la direction du Syndicat national de l’enseignement secondaire (Snes), M. Bruno Mer en défend le principe : « Il s’agit de promouvoir des territoires, et non des individus, sur des critères socio-économiques, et non ethniques. » Sans les ZEP, insiste-t-il, les zones urbaines sensibles (ZUS) (5) auraient viré à la catastrophe, « comme l’avoue le dernier rapport de leur observatoire ».
Enseignant dans le quartier du Val-Fourré (Mantes-la-Jolie), le syndicaliste reconnaît néanmoins que le bilan de l’expérience est « mitigé, essentiellement faute de moyens financiers et pédagogiques suffisants. Or, au lieu de les accroître massivement, la réforme de Robien de décembre 2005 concentre la pénurie sur la moitié des collèges concernés, baptisés “ambition réussite” ». Et de prôner pour l’avenir l’exact inverse : « Contre la paupérisation et les discriminations, les ZEP ne resteront légitimes que si elles visent la réussite de tous, donc investissent l’argent et les hommes nécessaires pour assurer la mixité sociale. » Tous les rapports l’indiquent en effet : seul un budget plus élevé peut permettre de mieux payer des enseignants plus nombreux, s’occupant par conséquent de classes plus réduites, dont les élèves bénéficient d’une aide sociale suffisante...
« On parle de discrimination positive comme si on inventait quelque chose qui en réalité n’existe pas, même si on ajoute “à la française” », lâche François Vourc’h. Pour ce sociologue chargé de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), si l’Etat accepte finalement d’« organiser des traitements inégaux », c’est parce que ceux-ci coûtent « infiniment moins cher que des réformes radicales à long terme ». La discrimination positive a, selon lui, tout d’un « cache-sexe », parce qu’elle dissimule l’« effort nécessaire pour mettre fin à l’ordre social raciste. Comme on a commencé à le faire avec l’ordre social sexiste ». Pas question, bien sûr, de refuser des « politiques volontaristes » pour « soulager des individus et des groupes victimes », mais à condition de les « articuler » avec la « recherche de solutions durables »...
Ce qui est à l’ordre du jour, c’est une refonte globale de la politique de l’école, de l’emploi et de la ville
Rien là de théorique, comme le montre notre interlocuteur, exemples à l’appui. Dans ce quartier nord de Marseille, une grande surface a été invitée à recruter localement : « Mais il fallait éviter l’effet d’écrêtement, qui l’amenait à embaucher d’abord des Blancs, puis des Arabes et enfin des Noirs. » La convention passée par Sciences Po avec des ZEP est positive à ses yeux, parce qu’elle en ouvre les portes à des dizaines de jeunes des quartiers populaires, mais « elle vaut surtout, en amont, par la mobilisation des lycées, de leurs enseignants et surtout de leurs élèves et, en aval, par sa possible extension à l’ensemble des grandes écoles ». Egalement innovante, juge-t-il, la pratique du curriculum vitae anonyme - qui « place les personnes concernées en position d’employables » - lui rappelle l’affaire, racontée par Hyacinthe Ravet (6), du choix de musiciens pour un orchestre : seule la pose d’un rideau permit celui de... musiciennes. Sans oublier que « la lutte contre la discrimination à l’embauche doit se prolonger par l’action contre les discriminations tout au long de la carrière, qui obéissent aux mêmes mécanismes »...
Egalement sociologue, Smaïn Laacher se prononce pour toute mesure qui peut « aider des hommes et des femmes discriminés en raison de la couleur de leur peau, de leur nom ou/et de leur lieu de naissance, trois marqueurs identitaires qui assignent à vie ». Il redoute toutefois qu’« à défaut de s’attaquer aux causes, on fasse semblant de mobiliser l’intérêt du public et sa générosité contre les seuls effets ». Et de se demander si les « trucs » proposés ne risquent pas d’« écrémer » ceux qu’elle prétend promouvoir, car ils sont « étrangers à la logique de massification ».
Autrefois, poursuit Laacher, « l’école assurait à la fois la séparation (par rapport à la communauté d’origine) et l’agrégation (à d’autres groupes sociaux). Du fait de la ghettoïsation, et de son propre manque de moyens, elle y parvient de plus en plus difficilement ». Face à de tels enjeux, la discrimination positive telle que certains l’envisagent « paraît à la fois pathétique et dérisoire. Elle abdique devant les impasses cumulées et accumulées ». Pour le sociologue, ce qui est à l’ordre du jour, c’est « une refonte globale de la politique de l’école, de l’emploi et de la ville ».
Dominique Vidal
(1) Cf. L’Humanité, Paris, 31 août 2002
(2) Conseil représentatif des institutions juives de France
(3) « Les discriminations à raison de « l’origine » dans les embauches en France » , Bureau international du travail, Genève, mars 2007.
(4) Conseil d’Etat, Sur le principe d’égalité, La Documentation française, coll. « Etudes et documents », n° 48, Paris, 1997, p. 81
(5) Les sept cent cinquante-deux ZUS, qui regroupent près de cinq millions d’habitants, affichent un retard scolaire deux fois plus important que la moyenne nationale.
, Travail, genre et sociétés, n° 9, Paris, avril 2003.