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Ghettos liguistiques : l’équipe d’Alain Bentolila répond

15 février 2008

Extrait du site « Voix Haute », le 14.02.08 : Réponse à 268 sociolinguistes

268 chercheurs cosignent un manifeste publié par le ‘Réseau français de sociolinguistique’ sous le titre : Langue et insertion. Faux problème et vraies solutions. Le nom d’Alain Bentolila n’y est pas cité. Mais pour ceux qui s’intéressent un tant soit peu à la linguistique et à l’éducation, il ne fait pas de doute cette machine collective vise un universitaire qui s’est toujours battu, ici et ailleurs, pour que tous les enfants aient une chance de porter vers les autres leur pensée au plus juste de leurs intentions et de recevoir les leurs avec discernement. Il a défendu en Haïti, en Equateur et en France le droit d’apprendre à lire dans la langue que l’on parle et celui aussi de s’emparer de la langue de pouvoir.
Or, que lui reproche-t-on, au juste ? D’avoir publié un article dans Le Monde du 21 décembre 2007, intitulé : Contre les ghettos linguistiques. Avec ce sous-titre : Au-delà du pittoresque, la langue des banlieues renforce exclusion et marginalisation sociales.

La position de Bentolila est classique. Elle s’accorde avec celle des meilleurs auteurs*, en même temps qu’elle relève du simple bon sens. Elle consiste à penser que la compétence linguistique conditionne l’insertion sociale, mais plus profondément encore l’exercice de l’esprit critique comme celui de la liberté. Et que, par conséquent, la République ne peut pas se satisfaire des résultats d’une école dont les enquêtes internationales montrent qu’elle remplit mal sa mission tout en étant budgétivore.

L’esprit de Bentolila est celui hérité des Lumières, qui veut que les médecins soignent, les ingénieurs construisent et les professeurs enseignent. Or, à cet esprit, nos 268 chercheurs opposent le souci de ne pas juger, de ne pas comparer, de ne pas stigmatiser.
Leur manifeste relève du réquisitoire stalinien. On est stupéfait d’y lire : « Nous croyons urgent de dénoncer vigoureusement ces ‘analyses’, qui rappellent les théories depuis longtemps réfutées du ‘handicap linguistique des enfants d’ouvriers’ et du ‘handicap cognitif des Noirs’ que contredisent toutes les enquêtes de terrain : ils relèvent de préjugés, de stéréotypes et de poncifs. Ce sont des prétextes à vanter des modalités de contrôle social ancrées dans un passé mythique. »

Alain Bentolila défend une cause sur laquelle se rassemble la communauté scientifique internationale : celle de la lutte contre l’illettrisme qui touche d’abord les couches les plus défavorisées. En face, 268 chercheurs joignent leurs forces pour combattre une exigence du progrès.
Dans cet ahurissant manifeste des 268, une déclaration mérite qu’on s’y arrête. C’est la suivante : « de nombreuses études montrent que l’enseignement du français et des langues en général est resté largement sous influence des méthodes traditionnelles privilégiant des activités comme l’apprentissage par cœur et l’application mécanique de listes de vocabulaire et de règles de grammaire. Les innovations pédagogiques y sont restées marginales faute de formation : c’est probablement là, à l’inverse, une des causes principales des échecs de l’enseignement des langues en France. »

Non seulement il est inexact de prétendre que l’apprentissage par coeur domine l’enseignement du français et des langues en général, mais je mets au défi nos 268 chercheurs de nous indiquer une seule école, un seul collège public situé en Zone d’éducation prioritaire où il se pratique (encore) de manière un tant soit peu régulière.

La seule vraie question que soulève ce manifeste est celle de savoir comment les réputés ‘chercheurs’ qui le cosignent peuvent être à ce point ignorants de ce qui se passe dans les écoles.

Beaucoup d’entre eux semblent faire grands cas des langues vernaculaires et des cultures traditionnelles. Ils ne peuvent donc pas ignorer que, dans les pratiques pédagogiques de toutes les sociétés traditionnelles, les exercices de mémoire occupent une place centrale. Tandis que c’est une caractéristique des systèmes éducatifs de la modernité que de préférer aux exercices de mémoire l’usage de l’écriture.

En France en particulier, l’école de la République définit son projet, tout au long du 19e siècle, en opposition à celui des congrégations religieuses, et cette opposition s’exprime sur un mode conceptuel à propos de deux grandes facultés de l’entendement (ou de l’âme) que sont la mémoire et la raison (ou l’intelligence). Les partisans de l’école laïque accordent à l’adversaire de fiers succès, qu’ils ne manquent pas de rapporter aux exercices de mémoire sur lesquels les écoles religieuses fondent leur enseignement, mais ils reprochent aux bons frères des instituts congréganistes d’en abuser au risque d’étouffer l’esprit critique de leurs élèves (ou peut-être à dessein). Et, a contrario, ils prennent le parti de l’intelligence dont ils attendent, sinon qu’elle permette d’obtenir des résultats toujours aussi rapides, du moins qu’elle forme des citoyens.

Pierre Boutan, dans son ouvrage intitulé La langue des Messieurs. Histoire de l’enseignement du français à l’école primaire (A. Colin, 1996), consacre un chapitre à la question du choix auquel se sont confrontés les pionniers de l’école laïque, et qui consistait à savoir s’il convenait de “S’appuyer sur la mémoire ou sur l’intelligence”.

Il ressort de la lecture de cette étude historique, richement documentée, que c’est bien sur l’opposition conceptuelle entre la mémoire et la raison (ou l’intelligence) que se cristallise, dans la seconde moitié du 19e siècle, celle, institutionnelle, entre enseignement laïque et enseignement religieux, derrière laquelle se profile la rupture symbolique, plus profonde et plus radicale encore, entre la République et l’Ancien régime.
Quand nos 268 chercheurs parlent donc de “méthodes traditionnelles”, nous devons avoir clairement à l’esprit que les méthodes pédagogiques pratiquées en France depuis le 19e siècle ont pour caractéristique principale de rompre avec les traditions millénaires et unanimes des exercices de mémoire.

On est en droit de détester les exercices de mémoire (comme, à travers eux, toutes les traditions). Mais on ne peut certainement pas expliquer l’échec (relatif) de l’école par le fait qu’elle les pratiquerait trop.

Contact : Christian Jacomino, Docteur en sciences du langage, Directeur des ateliers Voix Haute de lecture et de pédagogie du français.

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Rappel : le précédent article, du 14 février 2008, sur ce sujet

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