> Enseignement supérieur et Ouverture sociale > Ouverture sociale > Ouverture sociale. Sciences Po > Sciences Po Paris > 29/La prépa Sciences-Po au lycée de Bondy (93)

Voir à gauche les mots-clés liés à cet article

29/La prépa Sciences-Po au lycée de Bondy (93)

31 janvier 2005

Dans le lycée de la ZEP de Bondy (93)

Extrait du Nouvel Observateur du 27.01.05 : Sciences-Po vu de Bondy : Tout le lycée en profite !

Depuis deux ans, les lycéens de Jean-Renoir peuvent préparer le concours d’entrée à l’Institut d’Etudes politiques de Paris. Comment le vivent-ils ? Qu’en attendent-ils ? Reportage

Merci de m’avoir invitée. » Arrivée pile à l’heure, la présentatrice de « Soir 3 », Audrey Pulvar, s’installe sur l’estrade. Pull rose, pantalon noir, brushing impec, devant une centaine de lycéens silencieux, elle raconte son parcours, de sa voix teintée d’inflexions créoles. L’auditoire est subjugué. Une vedette du journal télévisé ici, au lycée Jean-Renoir de Bondy ! Trop de la balle ! « Est-ce que vous avez dû faire davantage vos preuves parce que vous êtes noire ? », demande un élève noir. « Oui, toujours », répond la présentatrice après un moment d’hésitation. Le thème du débat, « les minorités visibles dans l’audiovisuel », les touche de près. Ici, tout le monde a plus ou moins des racines de l’autre côté de la mer. Assises à côté d’Audrey Pulvar sur l’estrade, trois jeunes filles, survêt et cheveux longs, affichent une belle assurance. Depuis le début de l’année, elles sont inscrites à « l’atelier Sciences-Po ».

Depuis deux ans, comme une poignée d’autres établissements sensibles, le lycée Jean-Renoir a signé une convention avec le prestigieux Institut parisien : à la place des habituelles épreuves écrites de culture générale, les élèves passent au concours d’entrée une épreuve orale, taillée sur mesure pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’être nourris au lait des grands textes classiques dès leur plus jeune âge (voir encadré). Sur les 45 lycéens admis rue Saint-Guillaume en juillet dernier, deux venaient du lycée de Bondy.

Avec ses bâtiments modernes genre préfabriqués, ses étages modulaires empilés autour d’une cour trop vaste, Jean-Renoir est le lycée type que les bons élèves cherchent à éviter. Classé zone sensible. Petit 70,1% de réussite au bac, près de dix points au-dessous de la moyenne nationale. En terminale, la moitié des élèves travaillent pour financer leurs études. A Bondy, banlieue ouvrière où le taux de chômage dépasse de 5 points la moyenne nationale, l’avenir se construit profil bas. Ici, quand les élèves de terminale projettent de faire un BTS après leur bac, les profs sont déjà contents. « Nos élèves n’osent pas prétendre à une grande école. Ils ont intégré le sentiment de leur indignité », explique l’un d’eux.

Avant de m’inscrire à l’atelier Sciences-Po, je n’avais pas beaucoup d’ambition, raconte Habiba, 17 ans, l’une des organisatrices du débat avec Audrey Pulvar. Je voulais être infirmière ou institutrice, travailler plutôt dans la fonction publique. » Son ambition a sauté d’un cran. Si elle réussit le concours, elle envisage de devenir avocate. Une révolution pour la famille. Habiba est d’origine marocaine, son père est chef cuisinier, il n’avait jamais entendu parler de Sciences-Po, mais il soutient sa fille. « Nos parents n’ont pas fait d’études, ajoute Sonia, d’origine algérienne. Mais ils préfèrent que nous fassions des études longues. »

Chaque mercredi, les vingt-deux élèves de l’atelier Sciences-Po se retrouvent pour deux heures de cours supplémentaires. La plupart sont volontaires, mais certains ont été poussés là par leurs professeurs. L’assiduité est obligatoire. Aujourd’hui, leçon sur la vie politique française. Michel Elalouf, prof d’histoire, a distribué un polycopié sur les grands partis. « Le clivage droite-gauche remonte à la Révolution française. Le 28 août 1789, ça vous dit quelque chose ? », poursuit-il. « La Saint-Barthélemy », hasarde une élève. « Holà ! Reviens dans le bon siècle », la reprend-il gentiment. Marxisme, trotskisme... Les élèves révisent les notions essentielles dans une ambiance studieuse.

Le groupe ne compte que deux garçons. Pourquoi si peu ? « Ils ne tiennent pas la route », explique un enseignant. La charge de travail est considérable. Il faut suivre l’actualité, préparer des oraux blancs, faire sa revue de presse... Chaque élève est suivi par un tuteur, un professeur du lycée. Mais de retour dans leurs terminales respectives, les « ateliers Sciences-Po », comme on les appelle, se fondent de nouveau dans la masse. « Les professeurs essaient de ne pas faire de différence. Ça pourrait créer des tensions dans la classe », dit Sophie, une des élèves.

Après un premier écrémage au lycée en avril, les élèves sélectionnés passent l’oral de Sciences-Po en juillet. « Il faut présenter une revue de presse faite en décembre et janvier sur le sujet de notre choix », explique Assa, en terminale sciences médico-sociales, qui a opté pour « la réforme de l’assurance-maladie ». Carine, d’origine zaïroise, a choisi « l’entrée de la Turquie dans l’Europe », parce que cela touche à « l’intégration du monde musulman ». Dix minutes sur le sujet, avant que le jury ne les bombarde de questions diverses pour cerner leur personnalité, comme au grand O de l’ENA. Au final, un candidat sur dix sera reçu. Une sélection très dure. Mais ils s’en fichent. « Ce qu’on fait ici est bénéfique pour les autres matières », résume Antoine.

Pour les motiver, Sciences-Po les a invités un jour de novembre. Le choc. « J’ai été déçu, dit Nasrine. Je pensais que c’était plus flashant. » Ils n’imaginaient pas l’Institut coincé dans une petite ruelle, dans ce quartier d’intellos où ils ne mettent jamais les pieds. La barrière sociale est bien là, palpable. Même si les étudiants sont plutôt gentils. Pêle-mêle : « Ils ne sont pas habillés sportswear comme nous », « Ils emploient des mots que nous utilisons très rarement », « Ils discutent des cours. Nous, au lycée, quand on sort de classe, on se dépêche de parler d’autre chose »...

A Jean-Renoir, les professeurs ont une petite année scolaire pour les aider à franchir cette frontière psychologique qui sépare le « 9-3 » de Paris. Une aventure portée par quelques valeureux qui se dépensent sans compter, par pur « militantisme ». Les autres profs leur prêtent main-forte, au coup par coup, pour faire passer des oraux blancs, être tuteur, donner un cours, ou simplement ouvrir son carnet d’adresses. Au programme de l’atelier, « un tiers de méthodologie, un tiers de cours, un tiers d’intervenants extérieurs », explique Philippe Destelle, prof d’économie. Elisabeth Guigou, députée de la circonscription, François Chérèque, secrétaire national de la CFDT, sont venus en personne faire un topo. Les élèves apprennent à s’organiser, à faire un plan, à comprendre l’actualité, à parler sans bafouiller...
« On les filme, puis on corrige les tics de langage, les gestes inutiles », poursuit le prof d’éco.
« Tout le lycée profite du projet, s’enthousiasme Olivier Delmas, le professeur d’histoire-géo. Ça élargit l’horizon. Les élèves de l’atelier deviennent des moteurs dans leur classe. Ils osent plus, ils font des références à l’actualité, ils prennent de l’assurance. » Et même si le nombre de reçus se compte encore sur les phalanges d’un doigt, ce qui compte, c’est que l’état d’esprit a changé. Avant, à Jean-Renoir, on disait : « Sciences-Po, ce n’est pas pour moi ! » Maintenant, c’est plutôt : « Pourquoi pas moi ? »
Caroline Brizard.

Une idée qui fait des petits

L’Institut d’Etudes politiques de Paris a admis 132 élèves grâce aux conventions ZEP depuis 2001. L’an dernier, 271 candidats venus de 23 établissements ont passé l’oral. Et 45 ont été intégrés. Deux tiers d’entre eux sont issus de milieux défavorisés et ont au moins un parent étranger. L’expérience fait des émules : l’IEP de Lille vient d’annoncer qu’il adoptait à son tour les conventions ZEP. Et le 17 janvier, François Fillon, le ministre de l’Education nationale, signait une « charte de l’égalité des chances et des formations d’excellence » pour encourager un recrutement plus diversifié dans les grandes écoles et les universités.

Caroline Brizard

L’envie d’Angèle

« Je suis suis arrivée en France il y a cinq ans. Mon père est mort et ma mère est restée au Cameroun. J’ai dû me débrouiller seule. L’an dernier, j’étais en terminale sciences médico-sociales, une filière un peu dénigrée. Au départ, je voulais être sage-femme, mais on m’avait dit qu’avec cette option il ne fallait pas y compter. Alors je pensais faire des études d’infirmière, puis passer les concours internes pour devenir cadre hospitalier. Pour apporter ma contribution au bien-être des autres. Quand j’ai entendu parler de Sciences-Po, je me suis dit qu’il fallait tenter le tout pour le tout. L’année a été dure. J’étais jeune fille au pair pour assurer mes études. Maintenant que j’ai intégré l’école, j’espère travailler plus tard dans l’international, la Croix-Rouge, Médecins sans Frontières...

On décrit toujours Sciences-Po comme une école d’enfants de riches. Mais c’est moins vrai depuis la signature des conventions ZEP. Il y a bien des élèves qui montrent tout de suite qu’ils ne veulent pas se mélanger. J’ai des petits commentaires dans les couloirs, parce que je n’ai pas eu le concours traditionnel. Ça ne m’affecte pas, parce que j’ai des objectifs et que j’ai en face de moi un directeur qui nous soutient. S’il y avait davantage de gens comme lui, la France évoluerait plus vite. Il n’est pas facile d’être jugé sur son apparence, sur ses origines. Alors quand quelqu’un vous juge sur vos capacités, ça vous redonne l’envie de bosser, de vivre. »

Propos recueillis par Caroline Brizard

Répondre à cet article