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Scolarité et ségrégation urbaine

28 mars 2005

Extrait de « L’Express » du 27.03.05 : classe contre classe

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Près de 80% des fils d’enseignants et de cadres supérieurs arrivent au baccalauréat sans jamais redoubler. A l’inverse, plus de 75% des enfants d’ouvriers arrivent en troisième avec au moins un an de retard

Au-delà de la loi, au cœur des manifestations, perce la dénonciation d’un malaise bien plus vaste et insidieux, qui dépasse la question du contrôle continu et du socle commun. « On ne veut pas d’un bac Sarcelles », ont scandé, en chœur, les lycéens. Que fallait-il lire derrière ces slogans ? Un constat amer : le collège unique, bâti sur l’ambition de l’accès du plus grand nombre aux savoirs et sur l’égalité des chances, n’a pas rempli sa mission. « Les lycéens sont les seuls à s’inquiéter des écarts qui se creusent entre les établissements », renchérit Philippe Meirieu, directeur de l’IUFM de Lyon, auteur de l’essai « Nous mettrons nos enfants à l’école publique... » (Mille et Une Nuits). Pas si simple, en réalité. La plupart des adolescents suivent, plus qu’ils n’analysent, le mouvement impulsé par les lycéens les plus syndiqués et politisés. Fixant les mots d’ordre des revendications, ce sont eux qui attisent la révolte contre la réforme. Mais derrière l’inévitable effet d’entraînement pointe une angoisse sourde, bien réelle, partagée par la grande majorité des jeunes.

Car ils le savent. Loin de faire office d’ascenseur social, l’école française perpétue les inégalités : plus de 25% des enfants de professeurs et d’ingénieurs passent par une grande école, contre moins de 1% des enfants d’ouvriers. Près de 80% des fils d’enseignants et de cadres supérieurs arrivent au baccalauréat sans jamais redoubler. A l’inverse, plus de 75% des enfants d’ouvriers arrivent en troisième avec au moins un an de retard. « Si on caricature, c’est comme si on avait, d’un côté, des trottinettes et, de l’autre, des Porsche, poursuit Philippe Meirieu. On cherche à les réparer, mais on ne fait rien pour qu’elles aillent à la même vitesse et qu’elles conduisent les élèves au même endroit. »

« Je sais que, dans les banlieues, les mecs en ont marre. Là, je viens de me le prendre en pleine gueule »

Le phénomène n’est pas récent. En 1990, déjà, les lycéens manifestaient pour l’égalité des chances. Mais, en quinze ans, la « fracture scolaire » s’est durablement installée. « La coupure s’est aggravée entre les lycées d’élite, le plus souvent situés dans les centres-villes, et les nombreux établissements de la périphérie, constate la sociologue Dominique Pasquier. De plus, la cassure avec l’élite s’est étendue aux établissements "moyens", ceux qui pratiquent encore la mixité sociale. » Un rapport de l’Inserm vient d’ailleurs de révéler que la violence « ordinaire » - dégradation de biens, vols, bagarres - a tendance à toucher tous les types d’établissement, et non spécifiquement les lycées situés en ZEP. D’un côté, de rares enceintes favorisées ; de l’autre, des établissements qui s’enfoncent et accumulent les handicaps, devenant des voies de garage : l’Education nationale s’organise sur des ghettos.

Le jour où la manifestation parisienne a été prise d’assaut par un millier de casseurs, venus, pour la plupart, des établissements professionnels, les lycéens ont mesuré le ressentiment de certains élèves devant cette école qui prône l’égalité des chances mais perpétue la sélection. Les adolescents qui pensent s’embourber dans des filières de relégation, où la réussite semble impossible, s’en sont pris aux autres, les lycéens parisiens, perçus comme privilégiés. « Je sais que, dans les banlieues, les mecs en ont marre, souffle Jeanne, une jeune fille. Mais je ne savais pas à quel point. Et là, je viens de me le prendre en pleine gueule. »

La rupture entre ces deux mondes est plus qu’une histoire de niveau scolaire et social, elle est devenue une question de codes. Dans les quartiers populaires, être bon élève est parfois mal vu. La réussite scolaire n’y est plus une valeur positive. Dans son ouvrage intitulé Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité (Autrement), Dominique Pasquier a étudié les comportements des lycéens. Leur univers est pétri de tensions, souligne-t-elle, notamment entre les schémas imposés par le groupe et les valeurs nécessaires au succès scolaire. « La culture juvénile - jeux vidéo, téléphone portable, presse spécialisée - est séduisante et prolifique, explique-t-elle. C’est plus facile d’y adhérer que de suivre le modèle de l’école. » En panne de symboles forts - les grandes histoires d’ascension sociale se jouent sur les écrans de télévision et de cinéma, pas sur les bancs de l’école - l’institution peine à encourager les plus motivés.

Le contournement de la carte scolaire.

Dans cette école en crise, chacun cherche à sauver sa peau. Les parents, crispés sur la question de la réussite, sont souvent tentés de contourner le chemin imposé par la carte scolaire pour inscrire leur enfant dans un établissement plus coté. « Les familles les plus favorisées ont créé une forme de ghettoïsation par le haut, alors qu’ailleurs on trouve des écoles avec 100% d’immigrés », déplore Dominique Pasquier. Les mieux informés parviennent à dénicher des dérogations et utilisent les astuces de filières, conseillant à leur enfant de choisir des options rares - environ 20% des enfants d’enseignants ne sont pas scolarisés dans l’établissement où ils devraient l’être. Voire les inscrivent à tout va dans des cours particuliers, qui font florès.

Car l’enseignement supérieur, qui reste le point de mire des familles les plus privilégiées, impose une sélection dès le plus jeune âge. « On est dans un système où les destins se jouent très tôt, souligne l’économiste Eric Maurin (« Le Ghetto français », Seuil). On raisonne à rebours. Pour aller dans telle grande école, il faut aller dans un bon lycée, ce qui signifie passer par un bon collège... Le système n’est plus vraiment là pour former, mais pour sélectionner et dégager une élite. »

L’enseignement privé n’échappe pas non plus à ce clivage de fond entre voie royale et impasses. Il devient lui-même plus hétérogène et n’accueille désormais plus uniquement les fils de cadres mais également les élèves en décrochage rejetés par les établissements publics ; il devient ainsi une école de la deuxième chance. Si bien que la nouvelle fracture scolaire pourrait même effacer l’ancienne opposition entre public et privé.

Delphine Saubaber, Natacha Czerwinski

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