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Les priorités éducatives selon Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d’Oise : Les ZEP, la petite enfance, l’université

14 septembre 2004

Extrait de « Libération » du 10.09.04 : les ZEP contre les inégalités

La lutte contre les inégalités est le grand chantier politique de demain. La France, comme tous les pays occidentaux, fait face à un retour de la machine inégalitaire. Dopées par un capitalisme nouveau plus agressif, renforcées par un gouvernement qui s’acharne à démanteler un à un les garde-fous de l’Etat-providence, les inégalités de revenus menacent de s’emballer. Au-delà, de nouvelles inégalités se font jour, plus inquiétantes encore, les inégalités de destin : ce sont toujours les mêmes qui réussissent, toujours les mêmes qui échouent. La reproduction sociale se renforce. La France se déchire.
L’éducation est au cœur de cette lutte contre les inégalités de destin. En cette rentrée scolaire, tous les parents se posent les mêmes questions avec anxiété : mes enfants sont-ils dans un bon établissement, dans une bonne classe, avec de bons enseignants ? Car tous le savent bien : c’est là que se joue la promotion sociale. Les classes moyennes y investissent leur volonté de réussite sociale, les familles modestes leur espoir d’émancipation.

Notre système éducatif a fait face avec succès à des défis immenses : démocratisation du secondaire, explosion des effectifs, allongement des études... Mais il ne parvient plus, aujourd’hui, à endiguer la montée des inégalités.
Les constats ne manquent pas. Les familles les plus modestes n’ont pas, statistiquement, bénéficié de la démocratisation de l’école. Chaque année, 150 000 jeunes entament leur vie active sans aucun diplôme. Le taux de bacheliers piétine autour de 63 % d’une classe d’âge, après avoir doublé en quinze ans. Le nombre de diplômés arrivant sur le marché du travail diminue pour la première fois depuis 1945. Pour les classes moyennes, qui ont bénéficié de la démocratisation scolaire, les inégalités se sont déplacées dans l’enseignement supérieur, où les filières les plus sélectives (grandes écoles, sciences) servent de refuges aux classes favorisées. Toutes ces familles, qui ont espéré un destin meilleur à travers l’école, n’ont fait que « monter plus haut dans l’échelle des illusions », pour reprendre le mot de Jules Vallès.

Comment expliquer cette incapacité de notre système éducatif, pourtant voulu comme fondamentalement égalitaire, à accomplir son œuvre de promotion sociale ? C’est que les inégalités de départ sont maximales : le capital (financier, social, culturel) est réparti de manière extraordinairement inégalitaire dans la France d’aujourd’hui.

Dans des travaux récents, le sociologue Eric Maurin démontre que ces inégalités de départ ont un effet direct sur les résultats scolaires des enfants. Ainsi, les enfants des cités ont une culture spécifique qui les rend moins préparés à l’apprentissage scolaire. L’état sanitaire dont on parle trop peu pèse sur la scolarité : il y a dans les familles modestes 30 % de naissances prématurées en plus, 30 % de problèmes de vision non détectés en plus, deux fois plus de problèmes dentaires et d’obésité. Les conditions de logement jouent un rôle essentiel. La plupart des familles modestes souffrent de vivre dans des logements surpeuplés. Or le retard scolaire est multiplié par deux chez les enfants qui n’ont pas une chambre isolée pour travailler.
Dans ces conditions, l’égalité formelle proposée par l’école (le même cursus, les mêmes matières, le même nombre d’heures de cours pour tous) est insuffisante : elle ne permet pas de corriger les inégalités de départ. Pour y parvenir, il faut passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle en concentrant les moyens publics pour donner plus à ceux qui ont moins : plus de capital public à ceux qui ont moins de capital social.

Pour gagner la bataille de l’égalité réelle, je propose trois priorités.

 La première, à l’entrée du système éducatif, concerne la petite enfance. Comme l’explique le sociologue Gosta Esping Andersen, la capacité à apprendre nécessite un « capital cognitif » qui s’acquiert principalement dans la petite enfance. Or les inégalités sont massives à cet âge. Sollicitation active par les parents ou abandon devant la télé, suivi sanitaire performant ou non, tout concourt à créer des inégalités de départ qui seront très difficiles à corriger. C’est pourquoi, sur le modèle danois et suédois, il faut « investir dans les bébés » à travers la création d’un nouveau service public de la petite enfance, couvrant la généralisation des crèches, les gardes d’enfants, ainsi que le suivi médical et psychologique.

 La deuxième priorité concerne la concentration des moyens à l’école. Pour la mettre en œuvre, on ne saurait se fonder sur des discriminations positives à l’américaine, qui reposent sur des bases ethniques ou religieuses contraires à notre tradition républicaine. Une bonne approche est territoriale, car les inégalités se cristallisent d’abord sur les territoires. Les zones d’éducation prioritaire (ZEP) sont dès lors un bon instrument. Leur succès mitigé est dû à la faiblesse des moyens en raison de leur trop grand saupoudrage : les ressources consacrées à un élève de ZEP sont seulement de 10 % supérieures à celles d’un élève hors ZEP ­ contre 100 %, par exemple, aux Pays-Bas. Cela milite non pas pour l’abandon, mais au contraire pour un renforcement massif des moyens dédiés à des ZEP recentrées sur les quartiers les plus difficiles. La taille des classes en est le meilleur exemple. Thomas Piketty vient de montrer que la réduction des effectifs d’une classe entraîne une amélioration très importante des performances des élèves. Ainsi, la diminution de la taille des classes de ZEP de 22 élèves, comme c’est le cas actuellement, à 18 réduirait de 40 % l’écart de performances au CE1 entre élèves de ZEP et hors ZEP.

Mais le ciblage territorial demeure une approximation d’une réelle politique individuelle. Si un enfant a besoin de 30 heures pour assimiler son cours de mathématiques, au lieu des 20 théoriquement prévues au programme, l’école doit être capable de les lui fournir ­ quelles que soient ses origines ethniques, religieuses ou bien géographiques. Dans cette logique, je propose de créer un poste d’« instituteur volant » en CP. Non affecté à une classe, il serait chargé de donner du temps pédagogique supplémentaire aux enfants en difficulté d’apprentissage de la lecture et de l’écriture.

Dans le même esprit, nous savons que l’activité après l’école, le mercredi, a un rôle important. Or ces activités ne sont pas réalisées dans de bonnes conditions dans toutes les familles. Pour compenser ces défaillances, un grand plan périscolaire pourrait combiner aides aux devoirs, activités sportives et éveil culturel, en coopération avec les collectivités territoriales, les mouvements d’éducation populaire.

 La troisième priorité concerne la sortie du système éducatif, l’université. La problématique est simple : nous avons démocratisé le baccalauréat, il faut maintenant démocratiser l’enseignement supérieur. Dans le monde de la connaissance qui est désormais le nôtre, c’est un enjeu central. Or notre retard est patent : à peine 25 % d’une classe d’âge est diplômée du supérieur en France, contre 37 % aux Etats-Unis... et 80 % en Corée ! Cet écart trouve son origine dans la différence des efforts financiers consacrés à l’enseignement supérieur. Les Etats-Unis investissent 3 % de leur richesse nationale dans leurs universités, contre 1,4 % en France. Même le financement public est supérieur aux Etats-Unis : 1,4 % contre 1,1 % du PIB français. La France doit donc investir massivement dans ses universités.
Petite enfance, école, université : les chantiers sont vastes. Pour aboutir, ils doivent respecter deux conditions de méthode. Tout d’abord, ils doivent obtenir le concours de ceux qui ont à l’appliquer. Je suis enseignant de profession et je n’ai jamais cessé d’enseigner, sauf pendant les périodes où j’étais membre du gouvernement. Cette année encore, je retrouverai chaque semaine mes étudiants. Je sais les efforts entrepris par les enseignants pour moderniser leur métier, adapter leurs matières, prendre en compte les mutations de la société. J’affirme que ces efforts ont payé, même si les évolutions sociales obligent à les renouveler encore.

Je crois fondamentalement ­ et je rejoins là les importantes conclusions d’Anne Barrère, dans son ouvrage les Enseignants au travail (éditions L’Harmattan) ­ que les réformes ne tiennent pas assez compte de la principale grille d’analyse de l’enseignant : la classe. Au cœur de la façon dont les enseignants vivent leur métier se trouvent la satisfaction ou la pénibilité avec laquelle chacun parvient à gérer sa classe. Une réforme ne sera acceptée que si elle facilite la gestion de la classe.
La seconde condition est financière. Aucune réforme ne peut aboutir sans financement suffisant. L’Education nationale doit redevenir la première priorité budgétaire. Notre école souffre à chaque passage de la droite au pouvoir. Comme vient de le montrer Yves Durand, secrétaire national chargé de l’Education au PS, les établissements scolaires disposeront de près de 70 000 personnels en moins en 2005. L’argent public n’est pas extensible, il faut donc affirmer des priorités politiques : l’école en est une.
Concentrer les moyens publics sur ceux qui en ont besoin, agir à tous les niveaux du système éducatif, veiller à ce que les enseignants gagnent à ces réformes : ces propositions pour l’égalité réelle à l’école seront développées lors du colloque sur l’éducation organisé demain en Sorbonne par « A gauche, en Europe », le club que j’ai cofondé avec Michel Rocard. Elles seront discutées avec des enseignants, des syndicalistes, des chercheurs et des politiques, français et européens, pour contribuer à l’élaboration du programme de la gauche. Un programme que nous devrons marquer du sceau du réformisme radical, si nous souhaitons vraiment qu’une autre France soit possible.

Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d’Oise.

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