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LES RENCONTRES
DE L’OZP------
n°116, avril 2015
Comprendre et faire vivre la laïcité
dans un collège de l’Aisne
Compte rendu de la rencontre du 1er avril 2015
"À la suite des événements tragiques de janvier 2015, remettre la laïcité sur le devant de la scène et la réinterroger était nécessaire. Mais comprendre et faire vivre la laïcité, développer des actions d’éducation à la citoyenneté ne sont pas des missions réservées au champ de l’Éducation prioritaire.
Ce serait revenir à une conception du 19e siècle selon laquelle la morale ne concernait que les pauvres de l’enseignement primaire et que, pour les bourgeois du secondaire, nul besoin de leur prodiguer des maximes puisqu’ils étaient supposés maîtriser toutes ces phrases écrites à la craie blanche chaque semaine sur un grand tableau noir ».
Francine Best, (Inspectrice générale honoraire de l’Éducation nationale, ancienne directrice de l’INRP) ouvre ainsi la rencontre et Pierre Tournemire (Vice Président de la ligue de l’Enseignement) poursuit. Interventions de deux militants de l’éducation populaire passionnés par la question de la laïcité et qui savent combiner l’Histoire et la pédagogie.
Les slogans de la manifestation du 11 janvier, Francine Best les a recensés. Un appel à la liberté d’expression certes, mais elle nous invite à nous méfier des contresens repérés sur les pancartes qui ne reflétaient pas toujours cette liberté d’expression revendiquée. La liberté d’expression s’apprend et s’exerce. Les enseignants doivent mettre cette liberté d’expression en pratique.
La laïcité est une notion complexe avec un thème, une valeur, un cadre. Ces trois concepts vont guider cette intervention à deux voix. La laïcité, c’est avant tout une condition pour « vivre ensemble » et ce n’est surtout pas, comme on l’entend beaucoup trop aujourd’hui, « la cantine, les plats et les vêtements ». Les faits religieux ne sont qu’une partie de la laïcité et ce qui s’entend ici et là est révélateur de la confusion qui existe aujourd’hui.
Il faut donc distinguer ce qui relève de la foi et de la raison, de la vie publique et de la vie privée. Il faut comprendre tout ce qu’ont dit les philosophes du 18e siècle sur la liberté de conscience, tout ce qui fait la valeur humaine de la laïcité et surtout ne pas la prendre par le petit bout, de manière négative ou contraignante.
Un malentendu historique
Pierre Tournemire retrace l’histoire de cette loi, célèbre par sa date mais peu connue pour ses articles. Les promoteurs de cette loi étaient pour la plupart des libres penseurs, des francs maçons, des radicaux, défenseurs acharnés d’une cause laïque qui permettrait de restreindre la place de l’église catholique en France.
Ses promoteurs n’en seront pas les concepteurs. En effet, la loi de 1905 n’est pas du tout, comme cela était prévu par les gens qui l’ont portée, une loi pour encadrer le fonctionnement d’une église catholique dont le comportement était inacceptable pour la plupart d’entre eux. Ce sont les parlementaires qui ont eu l’intelligence de créer une loi de pacification, d’aller au fond des choses et de créer les conditions de « faire société » tout en respectant les singularités de chacun.
Mais pour faire société et se construire un destin commun, des valeurs partagées doivent être recherchées dans le respect des différentes convictions. La laïcité est un principe d’organisation qui doit permettre de vivre de façon pacifiée dans la société. Cela suppose d’accepter la liberté d’expression, la liberté de conscience pour chaque individu.
Pour lutter contre toutes les formes d’asservissement, permettre l’émancipation, développer l’esprit critique, permettre à chacun d’être en capacité d’utiliser sa raison, un cadre juridique a été défini par la loi de 1905, dernière grande loi de liberté de la 3e République.
Ce cadre juridique reposait sur trois grands principes
• La liberté de conscience et d’expression. La République assure la liberté de conscience et garantit la libre expression des convictions de chacun. Dans un contexte d’affrontement, c’est bien parce que des parlementaires ont fait le pari de la liberté qu’ils ont pu construire des conditions pour que la laïcité devienne le bien de tous. Chacun est libre de pouvoir se déterminer sans contrainte imposée et, s’agissant de liberté de conscience, cela concerne de fait la question religieuse. Mais il faut bien déterminer les limites de cette liberté pour que la liberté d’expression soit compatible avec la liberté de tous :
◦ respect de l’ordre public ;
◦ respect d’autrui, un cadre que l’on pourrait ajouter aujourd’hui. Dans notre société, la liberté de critique est totale mais on ne peut pas l’exercer dans n’importe quelles conditions. Cela suppose que l’on soit respectueux des libertés et des personnes. Cela signifie aussi que, si quelqu’un se sent agressé par une pièce de théâtre ou par une caricature, il puisse l’exprimer dans le respect de la justice, seule habilitée à dire s’il y a infraction à l’ordre public et au respect d’autrui.
Une erreur à ne pas commettre concerne la religion. C’est un choix individuel qui ne doit ni être imposé ni contraint. Personne n’a à se mêler de la liberté de conscience de chacun. C’est bien la laïcité qui permet que, dans l’espace public, on puisse exprimer ses convictions, même avec beaucoup de véhémence ; mais on ne doit pas les imposer aux autres d’où le respect de l’ordre public et d’autrui.
• L’égalité en droits des citoyens. Personne ne peut être privilégié ou discriminé en fonction de ses appartenances politiques, philosophiques ou religieuses. Pour citer Léon Bourgeois, « Il ne suffit pas de proclamer l’égalité en droits, il faut aussi faire vivre dans la réalité quotidienne l’égalité des situations », donc créer les conditions pour la survie sociale.
Accepter l’égalité en droits ne signifie absolument pas que l’on va interdire aux personnes de se regrouper par affinités. La laïcité reconnaît et permet les solidarités communautaires, facteur d’intégration, mais doit combattre le communautarisme.
• La séparation du politique et du religieux pour garantir l’intérêt général. L’État ne peut pas être sous la contrainte d’options partisanes pour fonctionner, c’est le peuple souverain qui doit déterminer le bien commun : « la loi protège la foi aussi longtemps que la foi ne vient pas dicter la loi ». Cela ne veut pas dire, comme on l’entend aujourd’hui, qu’il doit y avoir une séparation entre la sphère publique et la sphère privée. L’État, c’est la puissance publique, qui se doit d’être neutre pour respecter l’intérêt général mais cela ne signifie pas que l’on doive neutraliser les citoyens. Au contraire ! La démocratie exige que l’on puisse exprimer des convictions sans les imposer à d’autres dans un espace public de société.
Ce cadre juridique doit être préservé. Pour ce faire, il faut refuser l’instrumentalisation et faire vivre ses principes. La loi de 1905 est avant tout une loi de liberté.
Réfléchir et analyser
Les ABCD de l’égalité ont disparu. Qu’à cela ne tienne ! Pierre Tournemire propose un ABCD de la laïcité fondé sur quelques préconisations :
A : analyser les situations et les hiérarchiser,
B : bosser (pour travailler), parce que sans travail autour de ces questions, il n’y a pas de solution,
C : comprendre sans être complaisant,
D : dialoguer : pour créer les conditions de la rencontre, défendre ses convictions dans la discussion avec les autres et dans le respect de chacun pour faire progresser les choses.
Cela suppose un travail d’éducation, qui ne relève pas seulement de l’école, pour faire la distinction entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas et rechercher les conditions pour vivre ensemble le plus intelligemment possible. Il faut donner des perspectives partagées pour construire une identité qui fasse que les histoires diverses puissent être partagées.
La devise « liberté, égalité, fraternité » nécessite que les éducateurs fassent un travail d’explication pédagogique.
Cette devise n’a jamais été réalisée, c’était juste une affirmation des Républicains. Pour que la République devienne républicaine, il fallait s’en rapprocher par des luttes collectives permettant d’enrichir cet idéal. La laïcité ne va pas de soi. Il ne faut pas dissocier "comprendre" et "faire vivre" (deux aspects nécessaires pour s’approprier le concept). Il ne suffit pas de faire vivre ou de dialoguer sans compréhension : l’enseignement autour des notions morales et civiques est, pour cela, déterminant.
La convention internationale des droits de l’enfant peut être un appui pour comprendre intellectuellement la laïcité et pour faire vivre aux enfants des actions concrètes. Les articles 13 et 14 mettent en avant la liberté de conscience, de pensée et d’expression. Des stages spécifiques de formation sur la laïcité, l’éducation aux médias, l’approche de la laïcité par la vie scolaire, en lien avec le professeur d’instruction civique, sont quelques-unes des pistes possibles pour apprendre et accepter la complexité de la laïcité.
Débat
Q - Au même titre qu’il y avait la morale pour les pauvres, j’ai le sentiment qu’aujourd’hui il y a la laïcité pour les musulmans...
PT - Ne pas connaître l’histoire conduit à des erreurs d’interprétation du présent.
Ainsi, l’idée que la laïcité a pu s’imposer parce qu’il y a eu des combats très forts contre l’église catholique est reprise aujourd’hui, avec la tentation de faire la même chose avec les Musulmans pour restreindre la visibilité de l’Islam dans la République.
Ce contresens historique est désastreux. Le refus de l’Islam et l’islamophobie font que des pratiques jusque là d’une grande banalité deviennent soudainement inacceptables. Voir les sportifs se signer ou se prosterner ne signifie pas que la religion pénètre de plus en plus le sport. C’est ainsi depuis très longtemps et d’ailleurs le sport s’est fondé sur les religions. C’était parfaitement admis quand c’était des signes qui faisaient référence à la religion catholique. Il faut prendre de la distance par rapport à ces gestes.
Q - Le communautarisme n’est-il pas inquiétant notamment lorsque l’on voit que des établissements privés musulmans se développer sans que cela interroge les politiques ?
PT - D’une amicale d’Aveyronnais, on dit que c’est bon enfant et convivial ; d’une amicale de Portugais, on dit que c’est du folklore ; en revanche, d’une amicale de Maliens ou de Maghrébins, on dit que c’est du communautarisme. Pour éviter cette stigmatisation, il est nécessaire d’analyser, de hiérarchiser et de prendre en compte ce qui mérite d’être banalisé ou non. Parce qu’il ne faudrait pas être trop naïf non plus, il y a effectivement des choses aujourd’hui qui pourraient remettre en cause les fondamentaux.
Q - L’enseignement de la laïcité qui donnerait lieu à des évaluations pourrait être une dérive. C’est davantage sur le binôme pratique et enseignement qu’il faudrait intervenir.
PT - L’enseignement de la laïcité est effectivement une question délicate. Si on ne fait pas l’effort de prendre de la distance avec les éléments historiques, sociologiques et juridiques, on risque de tomber dans le dogmatisme. Il y a des événements historiques qui expliquent les luttes menées, les discussions, les décisions qui ont permis aux hommes d’évoluer, sur des questions comme l’égalité hommes/femmes notamment.
Q - Le bilan de la loi de 2004 sur les signes religieux n’a jamais été fait. Qu’en est-il ?
PT - Beaucoup de chefs d’établissements étaient hors du droit en interdisant le voile. Si l’avis du Conseil d’État avait été respecté et mis en œuvre correctement, nous n’aurions jamais assisté à ces dérives. C’est lorsque le voile devient une marque de prosélytisme que c’est inquiétant.
Aujourd’hui il y a des prises de position qui vont à l’encontre de la loi 1905. Quand Marine Le Pen explique qu’il y a du communautarisme partout, ce n’est pas conforme à la loi 1905. Quand on parle des cantines et des menus uniques à proposer, ce n’est pas de la laïcité. Quand le Haut Conseil de l’Administration avance que le voile ne devrait pas être autorisé dans les universités, c’est une atteinte à la démocratie. Quand le parti radical de gauche dépose un projet de loi où apparaît que la question essentielle concerne le foulard pour les crèches, les centres de loisirs et les sorties scolaires, cela interroge.
Il faut se battre pour la défense des libertés. Cela fera d’ailleurs l’objet d’un communiqué commun de trois associations (la Ligue des Droits de l’Homme, la Libre Pensée et la Ligue de l’Enseignement) qui condamnent ces excès.
Q - Comment comprendre et faire vivre la laïcité ?
FB - C’est dans le corpus de l’instruction civique dans l’Éducation nationale. Quand on forme les délégués de classe, le binôme CPE et Professeur d’éducation civique devrait travailler ensemble. Le savoir est important et des pratiques démocratiques dans le collège sont essentielles pour former des véritables citoyens. La culture du débat est un apprentissage pédagogique. Les enseignants devraient être formés au débat.
Compte rendu rédigé par Brigitte D’Agostini