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La solitude des professeurs
J’ai été professeur pendant plus de quinze ans. Ça a commencé au début des années 1990. J’étais fou de littérature, mon enthousiasme débordait, j’avais la vocation. À 21 ans, j’ai passé le Capes et l’agrégation de lettres modernes ; j’ai eu les deux. Je me suis retrouvé, un mois et demi plus tard, sans préparation, face à une classe d’un lycée d’Orvault, dans la banlieue nantaise. Les élèves avaient 17 ans, quatre ans à peine nous séparaient, mon enthousiasme était contagieux. Puis, après cette année de stage, j’ai été muté en banlieue parisienne où j’ai enseigné dans des collèges, en ZEP (zone d’éducation prioritaire), à Villiers-le-Bel, Argenteuil, Louvres et dans bien d’autres villes encore du Val-d’Oise, ainsi qu’à Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines.
Je prenais le RER D à Châtelet (la ligne qui était toujours en grève) ou le train à Saint-Lazare, celui de 6 h 40, pour arriver à temps dans la cité du Val-Fourré, où j’enseignais à 8 heures du matin le français, c’est-à-dire la grammaire, la conjugaison, la poésie, le roman, le conte, tout quoi, à des enfants de 12 à 15 ans, dont les conditions de vie étaient le plus souvent violentes, parfois misérables. On apprenait des poèmes par cœur, on allait au Louvre voir des tableaux « en vrai » (époque bénie d’avant les protocoles de sécurité) ; je me souviens que je leur demandais de regarder des films de Clint Eastwood qui passaient à la télé, parce que la scène de l’arrestation dans L’Inspecteur Harry me permettait de leur faire étudier l’air de rien la première page du Procès de Kafka. Un jour, un petit de 5e B : « Monsieur, on fait Kafka aujourd’hui ? » (Émotion d’entendre ce nom dans un couloir de collège du Val-d’Oise.)
Aucun inspecteur n’est venu en seize années dans aucune des banlieues où j’ai travaillé : les pédagogues officiels ne s’aventuraient pas jusqu’à ces quartiers qu’on commençait à dire « perdus pour la République ». Mais, perdus, ils ne l’étaient pas : il y avait nous, les professeurs.
Moi qui ne le suis plus, il m’arrive de me demander si la République a encore un sens, mais je sais que les professeurs lui donnent le sens qui lui manque : la République, c’est eux qui l’incarnent.
Car la République n’est pas un principe abstrait, pas même un ensemble de « valeurs » : c’est une femme ou un homme qui fait lire un texte de Rimbaud dans une salle de classe à des jeunes gens qui parlent français, viennent d’Algérie, du Mali ou d’ailleurs, sont chrétiens, juifs, musulmans, athées ou rien du tout. La République, c’est ça : une trentaine de jeunes gens tous différents et un prof, différent lui aussi, qui discutent de l’histoire et de la poésie, qui essaient de comprendre ensemble ce qu’est le monde, ce que sont les langues, ce que sont une passion, un événement, un conflit, ce que sont le passé, le présent, l’avenir.
Puis, tout s’est durci, et ma joie a disparu
Ceux qui n’ont pas été seuls, une fois, face à une trentaine d’élèves à Mantes-la-Jolie ou à Sarcelles ne savent pas ce qu’est la société française, ils croient qu’ils font de la politique, mais en réalité ils pérorent devant une classe vide qui s’appelle la France.
Très vite, j’ai eu des difficultés. La solitude est pesante quand on est aux prises avec des enfants dont la violence est à la fois le quotidien et l’horizon. Quand il faut s’interposer entre les Asiatiques et les Maghrébins qui se font une guerre de quartier dès l’enfance, comme à Villiers-le-Bel. Quand les fins d’après-midi, les adolescents ne tiennent plus en place.
Mais s’occuper des difficultés des autres, n’est-ce pas la beauté de ce métier ? Ça me plaisait d’être à l’écoute, d’être là, vraiment là à chaque instant (car trois secondes d’inattention, et la situation explose). J’aimais expliquer, éclaircir, apaiser, m’asseoir à côté d’un élève et regarder avec lui ce qui n’allait pas dans sa rédaction ; j’aimais trouver les mots pour lui – mieux : l’aider à trouver les siens.
Et puis, alors que j’enseignais au collège Eugénie-Cotton, à Argenteuil, il a commencé à y avoir des problèmes religieux. On était en 1993–1994, je crois, on ne savait pas très bien ce qui se passait. Les élèves venaient en classe le matin avec une agressivité nouvelle ; le prétexte était souvent absurde, insignifiant : je leur expliquais une règle de grammaire, et ils protestaient. Une après-midi, je rendais des « interrogations écrites » : un élève qui n’avait pas eu la moyenne a prétendu, devant toute la classe, que je l’avais mal noté parce que j’étais « raciste ». Après le cours, parlant avec lui, il m’avoua que c’était « l’imam qui l’avait dit ». J’ai compris que tout ce que nous affirmions en classe était systématiquement repris et contesté le soir, lors de l’« aide aux devoirs » : les Frères musulmans commençaient à s’infiltrer dans les cités.
Puis, tout s’est durci, ma joie a disparu, et de retour à Mantes-la-Jolie, dans l’un des collèges du Val-Fourré, un élève, un matin de septembre, m’a insulté. Avais-je perdu la flamme ? J’ai été pris soudain d’une immense lassitude, j’ai quitté la salle de classe et ne suis plus revenu. Arrêt longue maladie, dépression, comme tant d’autres collègues. Pas envie de parler de cet enfer-là. Juste dire que j’ai réussi à reprendre, j’ai fait encore cinq années dans un bon lycée, mais c’était trop tard : un matin, je n’ai plus eu la force. J’étais usé à 36 ans. Heureusement, j’avais la littérature : je me suis mis à écrire des romans.
J’aimerais dire une chose simple : je ne crois pas qu’on se rende compte de la vie réelle des professeurs. De ce qui se passe dans les classes des collèges et lycées, aujourd’hui, en France. De la difficulté qu’il y a à enseigner. De la beauté qu’il y a à se battre contre les difficultés. De la grandeur des enseignants, qui savent que la difficulté est l’enseignement lui-même. Je ne crois pas qu’on se rende compte de la solitude des professeurs. •
Extrait de charliehebdo.fr du 06.01.21
(Source : revue de presse des Cahiers du 10.01.21)
Note du QZ :
Voir aussi ci-dessous l’extrait de l’interview du sociologue FabienTruong par Le Monde du 23.11.20
[...] Le risque aujourd’hui, c’est de transformer ces moments en points finaux : sanction, esclandre, branle-bas de combat. C’est le vent du moment : « Ils ne passeront pas », etc. Tout autre discours est perçu comme une capitulation.
Mais une relation d’enseignement et de décentrement se joue sur la longueur et la confiance, sans caméra. Il faut prendre ces provocations pour un point de départ, car quelque chose d’important s’exprime. Savoir écouter pour partir des problèmes qui se posent ; cela ne consiste en rien à ne « pas faire de vague », à « baisser le niveau », à céder à la peur ou au moins-disant républicain. Une fois qu’on laisse un élève argumenter, la bulle d’imaginaire politique explose vite car, généralement, l’argumentation est pauvre. Mais il faut prendre le temps d’écouter sans humilier et ensuite on construit. Ce n’est pas de la naïveté mais du pragmatisme. C’est, il faut le rappeler, le quotidien de nombreux profs en banlieue et ce n’est jamais facile.
Les profs sont fatigués, travaillent dans des conditions pas possibles et on leur demande de réparer des gamins cassés en quelques mois quand tout le monde est à fleur de peau. La formation sur ces questions est aussi assez défaillante (la méconnaissance sociologique du public est un vrai problème) et, sans effectifs réduits, ce type de relation est tout simplement impossible.
C’est vrai, trop de profs travaillent avec la peur au ventre – une peur qui, avant d’être liée à « l’islam », tient aux conditions d’exercice du métier dans un contexte de ségrégation urbaine qui produit mécaniquement des situations explosives. Et le métier s’apprend pas à pas : ne culpabilisons pas les profs qui commettent des maladresses. En 2019, il y a eu environ 900 atteintes à la laïcité pour 12 millions d’élèves. C’est significatif mais ce n’est pas la jungle islamo-fasciste. Le premier problème des profs, c’est la déconsidération du métier qui tranche avec les hommages du moment. On ne peut d’ailleurs qu’admirer Samuel Paty. Car, à entendre ses anciens élèves, il savait y faire : écouter, rire et donner le goût d’apprendre.
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