Le point de vue de Nestor Romero sur la carte scolaire

6 juin 2007

Extrait du site « Rue89 » du 04.06.07 : La carte scolaire ou comment occulter l’inégalité sociale

Posons le postulat suivant : il est dans toute société une multitude de tâches que nul ne choisirait d’accomplir s’il avait le choix.

Ces tâches, pourtant, que Rousseau nommait ignominieuses ("De l’inégalité parmi les hommes") et qu’Edgar Morin désigne comme "choses prosaïques que l’on est obligé de faire sans joie et sans intérêt pour survivre" (Le Monde 2 du 5 mai 07), une multitude de femmes et d’hommes passent leur vie à les assumer.

De sorte que la "question sociale" posée en démocratie peut s’énoncer ainsi : comment désigner en toute justice les êtres qui auront à assumer ces tâches inéluctables leur vie durant ? Telle est, me semble-t-il, exprimée aussi simplement que possible, l’essence même de la fameuse "tension" qui travaille toute société démocratique.
Il s’ensuit que le rôle effectif de l’institution scolaire est moins de désigner une "élite", ce qui ne présente guère de difficultés grâce à l’héritage et à la compétition, que de désigner, sans porter atteinte au principe de justice, celles et ceux qui auront à assumer ces tâches.

Pour résoudre cette difficulté, l’école républicaine s’est saisie d’un concept, "le mérite", qui, excluant toute détermination, tout "héritage", permet de sortir miraculeusement de l’impasse, de l’aporie, comme disent les philosophes. Il est des êtres méritants sans que l’on sache d’où leur vient cette capacité à l’être et d’autres qui ne le sont pas sans que l’on sache davantage d’où leur vient cette incapacité. C’est toute la perversité du "mérite" que de considérer l’éternelle question du libre arbitre et du déterminisme comme tranchée une fois pour toute. Ce à quoi il convient de réfléchir attentivement car ce qui se trouve mis ainsi en question est l’objectif proclamé de toutes les tentatives de réforme : la réussite pour tous.

Ainsi par exemple quand un syndicaliste aussi posé que Gérard Aschiéri affirme en conclusion de son article (Le Monde du 2 juin 07) "l’obligation impérieuse pour notre service public d’assurer effectivement la réussite de tous", il n’est sans doute pas loin d’affirmer une impossibilité car les tâches ignominieuses et inéluctables sont là qui devront être assumées. Et, sauf à penser qu’il est des êtres si peu dotés en capacités de toutes sortes qu’ils ne "méritent" rien d’autre que de perdre leur vie à ces "choses prosaïques", le principe de justice s’en trouve fort contesté.

C’est, me semble-t-il, à la "lumière" de cette "impasse" que doit être abordée la question de la carte scolaire qui en 1963 n’était rien d’autre qu’une mesure de "régulation des flux" (Rapport de Jean Hébrard La mixité sociale à l’école et au collège mars 2002). Le problème de la mixité sociale se pose quelques années plus tard de façon prégnante par la relégation des populations pauvres à la périphérie des villes (Agnès Van Zanten : "L’école de la périphérie", PUF, 2001 - N. Romero : "L’école des riches, l’école des pauvres", Syros, 2001) et ce n’est donc en aucune façon la suppression ou l’aménagement de la carte qui résoudra la question posée par la structure même de l’habitat. On peut, à cet égard, compter sur l’ancien maire de Neuilly pour favoriser la mixité sociale.

La liberté du choix de l’école donnée aux parents (en réalité à certains parents, les mieux formés et informés) par la suppression de la carte revient à donner aux établissements la liberté de choisir les parents et ainsi à exacerber la concurrence et la compétition au cœur de l’idéologie du mérite, ce qui aboutit inéluctablement à la relégation d’une vaste population, toujours la même, dans les établissements peu "méritants" et à l’institutionnalisation de cette relégation.

Mais il y a plus, car supposons le problème résolu : nous voici donc dans un collège (niveau sensible et fragile de l’édifice éducatif) dans lequel règne la mixité la meilleure qui se puisse imaginer. Tous les enseignants savent d’expérience que se pose alors le casse-tête de la structure des classes et l’angoissante question : comment faire cours dans des classes nécessairement hétérogènes puisque mixité sociale oblige ?

Combien de conseils de classe débutent-ils par cette constatation navrée : classe hétérogène ! Ce qui signifie : classe dans laquelle on ne peut rien faire.
Alors, justement, que fait-on ? On constitue, y compris en ZEP... des "bonnes" et des "mauvaises" classes ! On détruit la mixité et on renforce la ségrégation au niveau le plus élémentaire, celui de la classe même.

Mais peut-on faire autrement ? Évidemment ! Tous les enseignants quelque peu versés en pédagogie savent qu’il faut en finir avec l’archaïque organisation en quatre quarts (une heure, une classe, un professeur, une matière) pour s’adonner, enfin, aux joies du travail collectif comme cela se fait dans bien des pays et ici même dans de multiples expérimentations depuis des années (en ce moment des enseignants de Montreuil . Si l’on veut avoir une idée précise d’une autre organisation pédagogique possible, on peut toujours revenir au rapport Legrand sur la rénovation du collège qui, malgré ses vingt-cinq ans, n’a pas pris une ride et qui fut accueilli par un tollé à l’époque où il était pourtant question de "changer la vie".

C’est que nous nous heurtons là à la peur, non pas des enseignants mais d’un grand nombre d’entre eux qui redoutent tout changement de pratique pédagogique qui altèrerait leur mode de vie : ne plus être "seul dans sa classe", travailler collectivement, c’est-à-dire prendre le risque de mettre en évidence ses propres lacunes, travailler avec des groupes de niveau qui se constituent et se dissolvent selon les besoins, accepter, donc, de bouleverser les emplois du temps quand c’est nécessaire, voilà qui effraye bien des enseignants qui savent pourtant que c’est là ce qu’il faudrait faire.

On va donc continuer à débattre de la carte scolaire et occulter ainsi la seule question qui vaille, celle de la lutte contre l’inégalité sociale qui était et qui demeure pour l’instant encore l’objectif affirmé de l’éducation dite prioritaire.

Mais n’entend-on pas dire que les enseignants aussi doivent améliorer leur "productivité" en "travaillant plus pour gagner plus", c’est-à-dire produire plus et mieux de "ressources humaines" adaptées aux "besoins de l’économie" ? N’est-ce pas là le discours de l’entreprise, celui qui transforme les enseignants en techniciens productifs et les enfants en "ressources" ?

Nestor Romero ancien enseignant, à 13 h 09, le 04/06/2007

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Extrait du site « Agoravox », le 06.06.07 : Suppression de la carte scolaire ?

La suppression de la carte scolaire va-t-elle rétablir la liberté de chaque famille à choisir l’école de ses enfants ? Une mesure dite libérale ouvre-t-elle véritablement un champ des libertés individuelles ?
La carte scolaire opère une répartition des élèves par secteur d’affectation, obligeant chaque famille à scolariser son enfant dans l’établissement du secteur où elle est domiciliée. Un débat fait rage autour de son maintien ou de sa suppression.

En effet, la carte scolaire répond essentiellement à un souci de planification des ouvertures et des fermetures de classes par le ministère de l’Education nationale. Accusée d’être un frein à l’égalité des chances parce que détournée, contournée par quelques familles favorisées et bien informées, sa suppression répondrait à une volonté de rétablir le libre choix de manière égale pour toutes les familles.

Cette porte ouverte vers une liberté individuelle doit être analysée dans ses conséquences possibles et concrètes.

Il est vrai, à ce jour, que le carte scolaire contraint les familles défavorisées à l’enracinement forcé dans un secteur donné tandis que d’autres fuient la mixité sociale par des moyens détournés connus. Ce constat fait l’unanimité.

Le projet libéral prévoit la suppression de la carte scolaire et le transfert des dépenses en éducation en « chèques éducation » remis à chaque famille. Les familles pourraient ensuite remettre ce chèque à l’établissement de leur choix. Les établissements se livreraient alors une concurrence dite positive pour les usagers afin de cumuler des chèques sur l’adhésion à un projet pédagogique novateur, dans le cadre d’une autonomie totale des EPLE.

L’élève dont le chèque se verrait refusé par l’établissement de son choix serait donc affecté dans l’établissement de son secteur de domiciliation en vertu de l’obligation scolaire. Bien que le "chèque-éducation" ne figure pas dans le programme présidentiel, il faut s’interroger jusqu’au bout sur une logique qui nous y amènera tôt ou tard.

Ce projet répond-il à une exigence de respect de la liberté individuelle et rétablit-il l’égalité des chances qui doit légitimer tout projet libéral ?
Cela revient à se poser la question : cette liberté formelle aboutit-elle pour tous à une liberté réelle ?
La suppression de la carte scolaire favorisera-t-elle une sélection par le mérite et non par l’argent ?

Adhérer comme je le fais à la philosophie libérale n’interdit nullement une réflexion autour de ses questions, quitte à pointer du doigt les contradictions possibles d’un projet libéral : la liberté est d’abord celle de l’esprit, donc le droit à l’esprit critique.

Nous savons qu’il y a des établissements fortement demandés par des familles favorisées et aux capacités d’accueil limitées. Faride Hamana, le président de la Fédération des conseils de parents d’élèves souligne à juste titre, selon moi, qu’un établissement de 500 places ne pourra jamais du jour au lendemain accueillir 2000 à 3000 élèves. Une sélection des chèques éducation s’opèrera donc au profit des « bonnes familles ». Et tous les établissements ne disposent pas de moyens égaux pour monter des projets éducatifs attractifs et concurrentiels : le projet d’Alternative libérale le reconnaît clairement, « la dépense publique par élève dans les ZEP est en effet inférieure de l’ordre de 30% à la moyenne nationale ». Si un élève originaire d’une ZEP se voit refuser son entrée au lycée Henri IV très demandé, il sera contraint de rester dans sa ZEP. Est-il antilibéral de se demander si la suppression va ou non favoriser la concentration des familles populaires et défavorisées dans les mêmes établissements ? Et si cela constitue réellement une liberté possible octroyée à tous ?

Nous parlons du choix des familles : mais dans le cadre d’une autonomie renforcée des établissements, pourquoi ne pas réfléchir sur le choix des élèves par les établissements et ses conséquences ? A qui profitera cette liberté de choix ?

Qui osera dire enfin que le travail des équipes d’enseignants en ZEP n’est pas courageux et admirable ? et que cela ne convaincra pas les familles favorisées de les fuir ?

Pourquoi ? Parce que les familles sont soucieuses d’avoir près de leur domicile un établissement de qualité dans un environnement sain : quelle que soit la qualité du travail des enseignants dans un quartier populaire et difficile, les stratégies familiales viseront à s’évader de ce quartier.

Gabrielle Fack et Julien Grenet, chercheurs à l’EHESS, nous renseignent utilement : "Une étude réalisée par Olivier Gilotte et Pierre Girard en 2003 montre que sur les 109 collèges publics que compte l’académie de Paris, les classes de sixième des 58 établissements les plus favorisés sont composées à 46% d’élèves issus de catégories socioprofessionnelles privilégiées (chefs d’entreprises, cadres supérieurs, professions libérales, professeurs, etc.) contre 18% issus de milieux modestes (ouvriers et chômeurs). A l’autre bout de l’échelle, dans les 17 collèges les moins favorisés, les proportions s’élèvent à 7 et 51% respectivement."

Ils posent aussi la question : "Sur le tiers des élèves parisiens scolarisés dans le secteur privé, combien le sont principalement en raison de son approche éducative ?"

Des expériences d’assouplissement de la carte scolaire ont été tentées au début des années 1980 et abandonnées au début des années1990 : "en effet, on s’est vite aperçu que la liberté de choix n’était effective que pour une minorité de parents, dans la mesure où tous les voeux se portaient sur les mêmes établissements. Ainsi, à Paris, il fut décidé de mettre fin à l’expérience parce qu’un tiers des familles obtenaient le collège de leur choix, suscitant frustrations et protestations parmi les autres".
Ils concluent ainsi : "Dès lors, il s’agit moins de se prononcer pour ou contre la sectorisation que de s’interroger sur les modalités concrètes qui pourraient permettre au système éducatif de garantir réellement la mixité sociale à l’école. Sans elle, l’égalité des chances n’est qu’un vain mot."

Et l’égalité des chances doit être le fondement de toute porte ouverte vers la liberté, de tout projet libéral n’est-ce pas ?

Car la mise en concurrence des établissements scolaires revient à rendre ces derniers directement responsables de la dégradation des banlieues, du chômage, de l’exclusion, de l’insécurité : ces facteurs extérieurs et environnementaux dont sont précisément victimes les établissements scolaires sont le fondement des stratégies de contournement de la carte scolaire, comme le sont également les inégalités de moyens. Le libre choix éducatif mis en avant pour justifier la suppression de la carte scolaire est en réalité secondaire dans les motivations réelles des familles.

Le Credoc tente de pointer les vrais problèmes et les solutions : "réfection des locaux, mise en place de filères d’excellence, renforcement de la sécurisation des abords d’établissements, communication sur les succès des équipes pédagogiques et les résultats obtenus par les élèves, implication des communes sur cette communication... L’étude suggère aussi d’éviter les opérations de réhabilitation "haut de gamme" des quartiers qui amplifient les ségrégations scolaires. Le but visé est de fixer les classes moyennes pour élever le niveau scolaire dans les établissements."

Un projet démocrate, libéral et social, donnant par l’égalité des chances la possibilité pour tous d’accéder à une liberté réelle doit entretenir cette réflexion et faire d’une école républicaine intelligemment réformée le moteur de l’épanouissement individuel contre toutes les ségrégations, avec ou sans carte scolaire. Et mesurons en toute transparence les conséquences immédiates de sa suppression.

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