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Deux entretiens avec Françoise Lorcerie : -"Il va bien falloir s’interroger sur l’enseignement de la liberté d’expression" (Le Café) - Accueillir l’altérité (Fenêtres sur cours, nov. 2020)

11 novembre 2020

Françoise Lorcerie : Liberté d’expression, j’écris ton nom
En ces lendemains d’hommage à Samuel Paty, il est bien tôt pour demander au lecteur d’écarter l’émotion suscitée par le crime et de mener une réflexion sur le point de départ scolaire du drame. Ce qui s’est passé au collège ne fut que le prétexte du crime. Pourtant c’est important de tenter de pousser la réflexion à ce sujet. Nombreuses sont les classes et nombreux les INSPE où un travail s’engage et va se poursuivre, avec les encouragements du ministre, autour de la liberté d’expression et de la laïcité. Il est plus que jamais nécessaire de cerner les enjeux d’un tel travail. Michel Crozier disait qu’en France les problèmes se résolvent grâce aux crises, en particulier à l’école. Ce pourrait être le cas avec la crise que nous traversons.

Il va bien falloir s’interroger sur l’enseignement de la liberté d’expression. Samuel Paty est mort pour avoir fait un cours sur la liberté d’expression, un cours qui a fait jaser les élèves après la classe. Laissons la justice définir au plan pénal l’engrenage fatal. Le drame oblige à poser la question des contenus et des supports de cet enseignement, et la question de ses méthodes. Il pousse dès lors à relire le programme d’enseignement moral et civique de 4ème, dans lequel s’inscrivait de cours de Samuel Paty, et à rouvrir la question de la mise en œuvre de ce programme.

La liberté d’expression est un pilier central de tout régime démocratique. Pour son cours, le professeur avait choisi de s’appuyer sur une fiche publiée par l’association Dessinez Créez Liberté (DCL), association soutenue par les ministères de l’Education nationale et de la Culture, la DILCRAH, Canopé, le Clemi, la BNF, l’AFP, etc. Cette association s’est donné pour mission, explique son site, d’« initier la jeunesse au dessin de presse –en particulier à la satire et la caricature– et [d’]offrir au plus grand nombre (enseignants, animateurs jeunesse, bibliothécaires, éducateurs, personnel pénitentiaire, etc.) des outils pédagogiques originaux pour ouvrir les débats et aborder les thématiques qui font l’actualité et agitent la société ». Ceci, ajoute le site, « sans tabou ni démagogie, ni frilosité intellectuelle ».

Dans le site de DCL, un onglet s’intitule « Nos fiches, décryptage ». La fiche dont s’est servi Samuel Paty est celle qui apparaît en premier. Elle a pour titre « Religion & caricature de Mahomet », et pour mots-clés : « Liberté d’expression. Liberté de conscience. Blasphème. Islamisme. ». On comprend qu’on peut s’en servir pour travailler la liberté d’expression et ses liens avec la liberté de conscience avec des élèves, des jeunes, des détenus éventuellement (l’éventail des publics auxquels DCL entend s’adresser). Les deux thèmes « blasphème » et « islamisme » ne sont pas sur le même plan que les deux premiers. S’il s’agit bien de valoriser la liberté d’expression et la liberté de conscience, il ne s’agit pas de célébrer le blasphème ou l’islamisme. Il s’agit, peut-on supposer, de faire réfléchir à leurs rapports avec les principes de liberté d’expression et liberté de conscience. Le blasphème, n’ayant pas d’existence en droit, il n’est ni interdit ni préconisé, et la fiche veut jouer de cette latitude. Quant à « l’islamisme », c’est selon la fiche, une façon d’« intrumentalis[er] la religion pour mieux faire taire les libertés démocratiques », et la fiche veut s’y attaquer.

Le dessin principal est une caricature signée de Coco, dessinatrice rescapée du massacre de l’équipe de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Il est daté de 2012. Il montre « Mahomet » prosterné dans la position de la prière musulmane, pieds, genoux et avant-bras à terre. Le personnage est dessiné nu à l’exception de son turban, et vu de dos légèrement de côté, depuis le niveau du sol. Son postérieur est donc au premier plan avec ses testicules et son pénis dont s’échappe une goutte. L’anus est caché par une étoile à cinq branches jaune (la seule couleur), qui renvoie au titre du dessin : « Mahomet : une étoile est née ! ». Le dessin est obscène et attaque avec virulence le personnage central de l’islam.

Le commentaire laisse totalement de côté ces caractères saillants, pour traiter des choix graphiques et l’intention de la dessinatrice. Coco, nous dit-on, s’est inspirée d’un film non diffusé en France, d’où l’étoile qui rappelle Hollywood, et le titre du dessin. Sur le fond, la dessinatrice « vient réaffirmer son droit d’exercer sa liberté de conscience ». Elle s’inscrit dans une tradition de la caricature caractérisée par « la sexualisation outrancière et la grivoiserie, ces jubilations de l’excès qui malmènent, à dessein, les puritanismes en tout genre ». La « transgression » portée par le dessin, souligne le commentaire, est protégée par la loi : « Les limites à la liberté d’expression ne se déterminent pas en fonction de ce qui plaît ou déplaît à une personne ou à un groupe. La loi protège des citoyens, pas des mythes : on peut rire des religions, de leurs dogmes et de leurs porte-parole, mais on ne peut pas appeler à la haine contre les croyants. »

Est-ce suffisant pour que le dessin soit mis en avant dans le site DCL, accompagné d’une fiche qui vante son potentiel pédagogique dans un travail sur la liberté d’expression et la liberté de conscience ? C’est discutable. D’autant que la fiche n’évite pas les biais de raisonnement. Ainsi est-il dit qu’en représentant « Mahomet », le dessin transgresse un interdit de figuration qui ne concerne que « certains musulmans », sous-entendu les plus rigoristes, car il y a eu des figurations du prophète dans le chiisme jusqu’au XIX°s. Certes, mais ces représentations sont codifiées, tout comme les figures saintes des vitraux des cathédrales. Elles ne traitent en aucun cas Mohammed comme un homme ordinaire, encore moins comme un être lubrique singeant la posture de la prière. Il n’est pas un musulman qui ne soit pas profondément troublé par le dessin. Et même, probablement, les croyants de quelque religion qu’ils soient, sinon au-delà. Ce dessin pratique l’« offense charitable », dit plaisamment François Héran. Il choque, et pas seulement les « islamistes » désignés comme les cibles nominales de l’attaque, mais c’est pour le bien de ceux qu’il choque.

Intentionnellement ou non, la fiche joue aussi du sous-entendu, et toujours dans le même sens. Continuons la lecture : « Avec ce dessin, elle [Coco] rappelle que les religions n’ont pas à jouir d’un statut à part, d’un traitement de faveur ou d’une exception qui les placeraient hors du champ de la critique, de l’humour ou de la polémique ». Jusqu’ici tout va bien. La fiche enchaîne comme pour expliciter : « Respecter un croyant, c’est lui laisser la liberté de croire et de pratiquer sa religion. Respecter un non-croyant, un athée ou un agnostique, c’est lui laisser la liberté de ne pas croire, de critiquer et de rire des religions, de railler et de dénoncer ceux qui tuent au nom de celles-ci. » On relit. C’est bien cela : dénoncer ceux qui tuent au nom des religions est une « liberté », et c’est l’apanage du non-croyant. A contrario, comprend-on, le croyant, lui, n’a pas la liberté de dénoncer ceux qui tuent au nom de la religion. De musulman à terroriste…

La fiche flirte ainsi avec l’amalgame. Elle ne parait pas très adaptée à l’enseignement de la liberté d’expression au collège, c’est le moins qu’on puisse dire. Le dessin est grossier à dessein, violemment anti-musulman. Le texte est biaisé, également anti-musulman.

Est-ce à dire que la fiche « Religion & caricature de Mahomet » viole la neutralité religieuse à laquelle l’école est tenue au titre même de la laïcité ? Pas forcément. Mais à une condition absolument nécessaire : que son exploitation en classe respecte pleinement la dignité des individus qui se sentent attaqués par la caricature et par le commentaire. Que leur soit donnée en classe la liberté de parler de l’offense qui leur est faite, avec toute l’aide qui peut être nécessaire. Le sacrilège n’a pas d’existence dans le droit français. Mais il existe subjectivement pour certains membres de la société, et c’est bien ceux que vise le dessin. La laïcité de l’Etat non seulement protège le sentiment des individus ainsi attaqués, mais elle leur accorde le droit de le dire publiquement (« droit » a ici le sens de latitude). Y compris à l’école. En France, et à l’école, on peut aimer les caricatures de « Mahomet », c’est ce que fait l’association DCL. On peut ne pas les aimer, mais les défendre, comme dit le gouvernement aujourd’hui. On peut aussi ne pas les aimer et ne pas les défendre, les déplorer ou encore les critiquer, - tout cela dans le respect de l’ordre scolaire.

Mieux : la neutralité de l’école impose d’équilibrer les points de vue. Il est déontologiquement interdit de mener une activité pédagogique qui se place exclusivement du point de vue de l’athéisme combatif, sans faire une place aux autres points de vue et notamment au point de vue des personnes qui se savent attaquées. C’est ce qu’a essayé de faire Samuel Paty en offrant aux élèves qui le voulaient de détourner leur regard ou de sortir. C’est d’ailleurs prévu dans le standard pédagogique de DCL. L’association revendique dans sa page d’accueil, une approche en quatre temps, ainsi décrite :

1. « Phase d’observation attentive et de description détaillée : que voit-on sur ce dessin ?

2. Phase de recontextualisation : à quoi le dessinateur fait-il référence ? De quelles actualités traite-t-il ?

3. Phase d’interprétation : quelles sont les intentions du dessinateur ? Que veut-il nous dire ?

4. Phase de positionnement personnel et d’argumentation qui permet d’enclencher les débats : êtes-vous d’accord avec ce dessin ? Pourquoi ? »

La fiche « Religion & caricature de Mahomet », on l’a vu, couvre les trois premiers temps. Le quatrième n’est pas mentionné. Or ce quatrième temps est décisif dans la perspective d’une formation de tous les élèves à la liberté d’expression. Plus largement même : ce temps d’échange et de discussion entre les élèves, régulé par un professeur neutre et bienveillant, est décisif pour la formation morale et civique des jeunes, si l’on en croit le programme d’Enseignement moral et civique (EMC), implanté à tous les niveaux scolaires depuis la rentrée 2015. Sa première finalité énoncée est « Respecter autrui », avec ces attendus : « Respecter autrui, c’est respecter sa liberté, le considérer comme égal à soi en dignité, développer avec lui des relations de fraternité. C’est aussi respecter ses convictions philosophiques et religieuses, ce que permet la laïcité ».

L’enjeu étant la formation, à l’école et grâce à l’école, d’une société inclusive où chacun ait sa place, il est vital que les enseignants puissent concrétiser cette finalité. Hélas, les documents d’accompagnement de ces programmes novateurs ne sont pas publiés.

Françoise Lorcerie
CNRS-Aix-Marseille Université

A propos de la réunion des référents valeurs de la République

La démonstration de F Lorcerie

Extrait de cafepedagogique.net du 09.11.20

 

"Accueillir l’altérité"
Interview de Françoise Lorcerie, directrice de recherche au CNRS

Si on en croit les débats actuels, il existerait plusieurs laïcités ?
Il semble difficile d’avoir une définition qui fasse l’unanimité. En réalité, la laïcité renvoie d’une part à des principes qui sont le fondement de nos institutions démocratiques : liberté, égalité de respect. L’article 1 de la Constitution est très clair en déclarant que la République assure l’égalité de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ni de religion, et respecte toutes les croyances. D’autre part, elle s’appuie sur des règles juridiques et des règlementations qui ont varié et continuent de varier. Certaines sont très fortes comme la règle de séparation de l’État et des cultes. Enfin, elle renvoie à des positions morales qui sont, effectivement, différenciées, sinon parfois opposées entre elles.

Qu’en est-il des atteintes à la laïcité dans les écoles ?
Il y a peu de remontées spontanées. Les enseignants, dans leur majorité, savent qu’ils travaillent avec des enfants qu’ils doivent former, qu’ils sont là pour leur apprendre, notamment, la différence entre croyance et savoir scientifique. Il s’agit d’aider les élèves à faire la distinction en donnant des critères. Si un élève croit que la terre n’est pas ronde, cette crédulité ne constitue pas une atteinte à la laïcité, c’est une expression de ce qu’il a en tête. Les élèves n’ont pas tous la même conscience scientifique. S’il y a parfois des difficultés sur l’enseignement des faits religieux, ou en sciences, par exemple, cela ne constitue pas a priori un événement à dénoncer. On peut le voir plutôt comme un tremplin pour travailler.

“La crédulité ne constitue pas une atteinte à la laïcité”

Il existerait une islamisation de l’école ?
Dans les écoles, il y a des enfants musulmans, c’est un fait. Mais, les discours sur l’islamisation parlent d’« islamisme » et non d’individus. Quand on est enseignant, on s’adresse bien à des personnes, que l’on accepte avec leur religion, leurs opinions. Nous avons tous des identifications collectives, nous en avons même souvent plusieurs. Il y a donc une diversité d’identifications à l’école, c’est indiscutable. On peut se sentir en difficulté face à ces paroles divergentes. Mais elles pourraient être vécues comme un ferment de l’apprentissage, l’occasion de débats permettant de construire des savoir-être et des savoirs.
Pour cela, bien sûr, il faut que les enseignants soient formés à accueillir l’altérité. D’autant que les élèves musulmans ont souvent une attente de reconnaissance. Il y a des blessures identitaires réelles en situation minoritaire. Ces enfants et adolescents ont le droit d’en faire part à l’école. Et les écouter, c’est déjà mettre du baume sur ces souffrances. C’est du coup contribuer à plus de solidarité. Mais il faut être formé pour le faire.

Qu’est-ce que faire vivre la laïcité à l’école ?
Dans la charte de la laïcité à l’école, il y a 14 articles normatifs qui rappellent le cadre constitutionnel et la réglementation, et un dernier article que je retiendrais : « Par leurs réflexions et leurs activités, les élèves contribuent à faire vivre la laïcité au sein de leur établissement ». Concrètement, une réponse privilégiée passe par l’EMC, avec le débat réglé comme outil principal. On revient à la question de la formation. Savoir vivre ensemble, s’écouter, accepter les divergences, autant de compétences indispensables. L’enjeu est de construire une compétence civile, visant la relation entre les membres d’une société basée sur la solidarité et la coopération. Les discussions des plateaux télé et les propos du ministre présentent la laïcité comme menacée. Or c’est plutôt le bien-vivre ensemble qui est en danger. Ces discours n’aident pas à instaurer des classes paisibles où tous les apprentissages puissent avoir lieu, en faisant grandir la citoyenneté de tous.

Quelle difficulté à ces débats en classe ?
Les enseignants savent souvent tenir compte de la diversité des niveaux intellectuels des élèves, mais ils n’ont pas appris à travailler avec la diversité des sentiments des enfants – et des familles. On monte parfois en épingle des divergences d’opinion. C’est vrai, certains sont hostiles à certaines évolutions de la société. Il arrive que des valeurs auxquelles majoritairement nous souscrivons entrent en conflit avec d’autres. La question n’est pas d’en faire prévaloir une, l’obligation de neutralité devrait l’en empêcher. La question est de savoir comment, en tant qu’enseignant, concilier et faire concilier la liberté d’expression et le respect d’autrui. Quelle place autoriser à la subjectivité des uns et des autres, pour former progressivement leur liberté de penser et leur esprit critique ?

Extrait de snuipp.fr du 10.11.290

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