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Meirieu - De Cock : Qu’est-ce qu’une école émancipatrice ? (Le Café)

12 novembre 2021

Meirieu - De Cock : Qu’est ce qu’une école émancipatrice ?
Si l’Ecole doit émanciper les élèves, qu’est ce qu’une Ecole émancipatrice ? Avec quels outils pédagogiques la construire ? Mercredi 10 novembre, Laurence De Cock, historienne et figure de la gauche enseignante et Philippe Meirieu, représentant iconique des pédagogues ont débattu autour de la question « L’école peut-elle être un lieu d’émancipation ? ». Le débat, qui a réuni une trentaine de participants en présentiel à la librairie Le genre Urbain, était aussi retransmis en direct sur la chaine des CEMÉA, co-organisateur de l’événement avec les éditions Agone et ESF, éditeurs des derniers livres des deux intervenants.

L’émancipation, une définition plurielle

Pour Laurence de Cock, reconnaître le rôle émancipateur de l’école fait l’unanimité même chez les plus libéraux. « Auparavant, le terme d’émancipation était l’apanage de la gauche. Aujourd’hui, récupéré par les partis de droite, il est désubstantialisé. Dans mon livre, je tente justement de le resubstantialiser. Dans la bouche de Blanquer et dans celle des concepteurs de formules de communication, l’émancipation relève d’une vision très libérale. Une vision très individuelle rapprochée de la libre entreprise de soi, dans le fait d’accompagner l’enfant dans sa construction mais en concurrence à l’autre et non dans une construction avec l’autre. Une sorte de stimulation par la carotte, un appel à se dépasser, à être le pionner de son existence. Et notre définition est à l’opposé de cette idée. Dans une vision de gauche, l’émancipation est impossible sans cadre collectif et sans un contexte de coopération. Mon émancipation n’est possible que si la tienne se fait avec moi. L’émancipation a un double objectif. Un objectif de justice sociale : je prends conscience qu’il existe des dominations et de ma position dans ce contexte de domination, soit de dominé, soit de dominant. Et un second objectif de lutte contre la domination. Je ne me bats pas pour appartenir au camp des dominants mais pour qu’il n’existe plus de dominants ».

Selon Philippe Meirieu, qui partage très largement la définition de l’historienne, l’émancipation vu par les anti-pédagogues serait l’inculcation du savoir, point. Un savoir qui serait reçu comme une illumination. « Et c’est là le clivage fondamental entre ceux qui nous appellent les pédagogistes et nous. Nous, les pédagogues, nous sommes beaucoup plus modestes. Nous cherchons à regarder concrètement comment accompagner les élèves vers cette émancipation. Nous nous interrogeons constamment sur les pédagogies à utiliser. Nous nous demandons, par exemple, s’il faut en permanence avoir une sorte de pédagogie des préalables ou au contraire une pédagogie de l’exploration où l’enfant est invité à découvrir, à rechercher. L’émancipation suppose qu’on refuse radicalement d’enfermer quelqu’un dans une image de lui-même, dans un moment de son développement, dans une appartenance et que l’on présuppose, un débord qui lui permet de faire œuvre de lui-même dans un collectif. Et c’est pourquoi la notion d’émancipation est politiquement très vive car nous sommes dans une période d’essentialisation massive des individus à partir de leur genre, de leur race, de leur origine, de leur appartenance. Cette essentialisation est corolaire d’une logique d’exclusion et d’une logique anti-éducative. L’éducation, la pédagogie présupposent que nul ne se réduit à ce que je vois et je sais de lui à un moment donné, qu’il existe un débord avec lequel je peux travailler avec lui et que grâce à cela, il peut s’allier aux autres et ne pas être dans une posture de concurrence aux autres. Une posture où il peut participer à une forme d’universalisme modeste dans lequel il partage progressivement les mêmes valeurs que d’autres, et c’est ce qui lui permet de faire œuvre de lui-même ».

L’école, un objet politique

Pour Laurence De Cock, il s’agit de redonner une dimension politique du scolaire car cette question est fondamentalement politique. « Aujourd’hui dans le débat politique sur l’école, il existe une forme de niaiserie, de com à tout va. Personne ne dira jamais qu’il ne s’intéresse pas aux inégalités ou qu’il trouve que c’est normal qu’elles existent et qu’elles doivent se perpétuer. Tout le monde est d’accord, et c’est là que je suis méfiante. Il faut redonner une saveur politique à l’école, une saveur engagée à gauche, assumée comme tel ».

L’historienne rappelle que son discours tenu en classe est bien différent de celui tenu lors de ses interventions publiques. « L’émancipation passe par l’interdiction de manipuler des enfants. Et l’enseignant, en classe, est le dominant. Dans une pédagogie émancipatrice, il est interdit d’exercer la moindre pression sur les élèves, sur les autres. Dans cette pédagogie émancipatrice, on prend le risque que les élèves ne deviennent pas ce que l’on aurait aimé qu’ils deviennent, sinon on les a endoctriné et manipulé ».

Philippe Meirieu rajoute, « l’interdit de l’emprise ne relève pas seulement d’une éthique professionnelle mais aussi, et surtout d’une éthique personnelle forte. En tant qu’enseignant, nous pouvons exercer une manipulation et c’est ce sur quoi nous devons être vigilant. Il nous faut être en permanence dans un regard critique sur ce que nous faisons, sur ce que nous transmettons, sur la façon dont nous transmettons les savoirs. Est-ce que nous leur transmettons des savoirs qui leur permette d’exercer un regard critique ou est-ce que nous leur transmettons un savoir dogmatique qui les priverait de leur liberté ? Il faut créer une dialectique entre les convictions de l’élève, dont je ne peux pas dire quelles sont mauvaises, et les connaissances que j’apporte en tant enseignant, connaissances qui vont entrer en dialogue avec ses convictions et qui lui permettent progressivement d’accéder à une réflexion de plus en plus critique et personnelle ».

L’école est un objet politique non seulement sur son organisation, la transmission au quotidien dans la classe est un acte politique, au sens noble. C’est un acte qui permet de penser par soi-même, qui permet de passer du désir de savoir – je sais comment est fait le monde, qu’il y a des bons et des méchants - au désir d’apprendre. « On peut donner aux enfants des savoirs qui les comblent, qui les enkystent dans une identité et bloquent leur dynamique d’apprentissage, explique Philippe Meirieu. L’émancipation, c’est comprendre le monde en sachant que cette compréhension est complexe, qu’elle nécessite une recherche, une confrontation à des sources, une confrontation aux autres et que tout ça participe à la construction de la pensée. Et c’est profondément politique, c’est ce qui rend possible la démocratie, pas une démocratie qui se cantonne à la juxtaposition d’individus mais un ensemble de personnes qui constituent le bien commun. Ceux qui nous combattent, nous les pédagogues, ne veulent pas former des citoyens acteur de la démocratie, ils veulent former des personnes qui attendent qu’on leur fournisse une pensée, une opinion ». Pour Laurence De Cock, dans une pédagogie émancipatrice, on détricote les certitudes sans opposer de savoir frontal, « on fissure tous les noyaux de certitudes, on démontre que c’est problématique d’être tous d’accord, d’avoir les arguments… Et c’est là tout le contraire de l’endoctrinent, cela vise à émanciper ».

L’école émancipatrice, au sens où l’entendent Laurence De Cock et Philippe Meirieu, ou comme l’entendent Blanquer et les libéraux ? La question est loin d’être anodine, c’est la définition même du rôle de l’école qu’elle questionne.

Lilia Ben Hamouda

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Extrait de cafepedagogique.net du 12.11.21

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