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"Il y a une sorte d’incantation magique : avec un nouveau programme, tout irait mieux" (entretien P. Garnier)
De nouveaux programmes de français et de mathématiques entreront en vigueur à la rentrée 2025 pour les élèves de la maternelle au CE2. Pascale Garnier, sociologue et professeure en sciences de l’éducation et de la formation à l’Université Paris Nord, en présente les spécificités pour les niveaux de maternelle et en pointe les limites.
ToutEduc – Quel changement majeur apportent ces programmes scolaires pour les élèves de maternelle ?
Pascale Garnier – Un des premiers changements a trait à la dénomination même du programme. On parlait avant de domaines d’apprentissage. On passe maintenant, comme pour l’école élémentaire, à des disciplines scolaires : les mathématiques et le français. Ce changement radical dans la philosophie de l’école maternelle accentue le passage à une logique d’instruction qui conforme le programme de l’école maternelle à celui de l’école élémentaire. La maternelle a toujours préparé la suite de la scolarité, mais ces nouveaux programmes renforcent à nouveau la forme scolaire de la maternelle.
ToutEduc – Comment percevez-vous ce changement ?
Pascale Garnier – Il faut le regarder d’un œil très critique dans le sens où cela méconnaît les processus d’apprentissage évolutifs et le développement des jeunes enfants. L’enfant devrait être réceptif et apprendre des savoirs scolaires (le lexique, la syntaxe, etc.) tels qu’ils sont transmis par l’enseignante. Alors que d’autres manières d’apprendre fonctionnent davantage avec les jeunes enfants, parce qu’ils sont liés aux situations vécues qui ont du sens, c’est-à-dire dans lesquelles l’enfant apprend à partir des milieux familiers et échange avec d’autres. Les nouveaux programmes appréhendent par exemple le langage comme un objet d’étude en soi, la langue, et non comme une activité langagière en situation. Dès 3 ans, c’est bien trop tôt !
ToutEduc – Pourtant, ces programmes sont présentés comme une solution face à la baisse du niveau des élèves…
Pascale Garnier – Le programme de 2015 prenait davantage en compte la logique du développement des jeunes enfants et s’inscrivait dans une charte qui prévoyait une évaluation des programmes avant d’en proposer de nouveaux. Mais de plus en plus, chaque nouveau gouvernement dit que l’école est en danger et fait un nouveau programme sans prendre le temps d’examiner ce qui a fonctionné ou pas avec les anciens. Il y a une sorte d’incantation magique : avec un nouveau programme, tout irait mieux. Mais ce n’est pas ainsi que les résultats aux évaluations internationales évolueront.
ToutEduc – Que faire alors pour que le niveau des enfants s’élève ?
Pascale Garnier – Le niveau se relèvera en France à partir du moment où les modes d’apprentissage et les situations concrètes vécues par les enfants, dès la maternelle, seront pris en compte. C’est aussi une question de moyens : Combien y a-t-il d’élèves ? Combien y a-t-il d’enseignants ? Est-ce que les enseignants sont formés ? Est-ce qu’il y a une ATSEM pour seconder la maîtresse ? La France est un des pays où le taux d’encadrement en maternelle est extrêmement faible. Il est en moyenne d’un enseignant pour 22 élèves. Par exemple, en Norvège, ce sont 3 éducateurs pour 18 enfants pour la même tranche d’âge (3-6 ans).
ToutEduc – Des élèves seront-ils plus impactés par les programmes ?
Pascale Garnier – Oui, une partie des élèves seront mis en difficulté. Ces programmes sont plus exigeants et ne correspondent pas à une grande partie des enfants de milieux populaires, en particulier les garçons et les enfants allophones, ceux qui n’ont pas été dans des modes d’accueil collectifs, comme la crèche, dont la fréquentation est socialement différenciée. Ces programmes sont très loin de leur mode d’apprentissage ordinaire et s’imposent à eux d’emblée sans tenir compte de leurs expériences passées. Il est désormais attendu que l’enfant de trois ans soit pleinement un élève. Mais beaucoup d’enfants ne peuvent pas répondre à ce schéma.
ToutEduc – La marge de manœuvre des enseignants sera-t-elle modifiée ?
Pascale Garnier – La marge de manœuvre existe toujours. Le problème tient à la formation des enseignants. S’ils ne sont pas formés, ils n’ont pas de recul critique vis-à-vis des programmes, qui peuvent être appliqués mécaniquement. Cela ne va pas s’arranger avec la crise de recrutement que nous connaissons. Le programme est beaucoup plus prescriptif qu’avant. Et cela correspond bien à toute une part d’enseignants vacataires qui ne connaissent pas les jeunes enfants et qui ont des représentations du professeur des écoles comme d’un adulte qui enseigne à des jeunes. Le problème étant aussi qu’il n’y a pratiquement plus de formation spécifique à l’école maternelle. C’est un déclin que l’on observe depuis les années 1970.
ToutEduc – Comment pensez-vous que les parents vont recevoir les programmes ?
Pascale Garnier – L’annonce de ce nouveau programme caresse pour ainsi dire les parents dans le sens du poil, dans le sens où ces derniers croient au discours qui dit que le niveau sera relevé grâce à un programme plus exigeant. Ce discours plaît, y compris aux parents de milieu populaire qui ont un souci très fort de l’école parce qu’elle représente une voie de réussite pour leurs enfants. Mais la réalité, c’est que nombre d’enfants qui entrent en maternelle n’ont pas les prérequis pour satisfaire aux exigences du programme, en particulier ceux de milieux populaires qui peuvent être mis en difficulté dès leur entrée à l’école. Puis, les conditions de scolarisation font que ces enfants sont encore en échec à la fin de l’année, les échecs étant cumulatifs tout au long de la scolarité. Rappelons que des dizaines de milliers de jeunes sortent du système scolaire sans diplôme, dont 5 fois plus d’enfants des milieux populaires que de CSP supérieures. Des sociologues parlent des "exclus de l’intérieur", c’est-à-dire des enfants encore scolarisés mais en marge. Ils sont dans la classe mais ne répondent plus aux attentes scolaires et ont un comportement de refus, de résistance ou de repli, et cela on peut l’observer dès la maternelle.
ToutEduc – Ces nouveaux programmes viendraient donc accroître ces exigences et le risque de mises en échec ?
Pascale Garnier – Oui, d’autant qu’ils ignorent complètement les modes d’apprentissage des jeunes enfants, qui suivent une progressivité en fonction des milieux qu’ils fréquentent. Là, ce sont des savoirs abstraits qui sont planifiés de manière rigide. Le nouveau programme parle par exemple de l’emploi du futur antérieur à la fin de grande section ! Ce programme est présenté comme une solution alors que l’enjeu fondamental tient aux conditions de scolarisation des jeunes enfants et le respect de leur mode d’apprentissage, de leur rythme et de leur développement.