> VII- NIVEAUX D’ENSEIGN. de la Maternelle au Lycée. Interdegrés et Socle commun > Collège unique > Contribution à la réflexion sur le collège unique, par Jean-Paul Delahaye (...)

Voir à gauche les mots-clés liés à cet article

Contribution à la réflexion sur le collège unique, par Jean-Paul Delahaye (2e et 3e parties)

4 mars 2022

Contribution à la réflexion sur le collège unique
Si l’on veut vraiment faire de notre collège un « collège unique », alors il convient d’affronter quelques questions vives. Le collège unique est une question politique avant d’être une question pédagogique.

Jean-Paul Delahaye
Inspecteur général de l’éducation nationale honoraire

Contribution à la réflexion sur le collège unique1

Retour sur quelques questions vives

Le collège unique doit garantir l’achèvement de la scolarité obligatoire dans de bonnes conditions pour tous les élèves. La mission du collège n’est pas de se concentrer sur le tri et la sélection des élèves jugés dignes d’accéder à la voie générale du lycée en humiliant tous les autres. Si on ne se paye pas de mots avec notre « vivre ensemble », alors il faut « scolariser ensemble » jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire. Le collège unique est une question politique avant d’être une question pédagogique.

Comme l’écrit fort justement Jean-Pierre Véran sur son blog le 23 février dernier, « La transformation du collège peut-elle s’envisager en dehors d’une réflexion préalable sur le projet de société à laquelle nous souhaitons préparer les élèves au fil de leur scolarité ? Ne pas poser cette question préalable, conduit à proposer des reformes qui, faute de finalité explicite, ne changeront pas fondamentalement la donne »[1].

Si l’on veut vraiment faire de notre collège un « collège unique », alors il convient a minima d’affronter quelques questions vives. En voici cinq qui ne prétendent pas épuiser un sujet aussi complexe.

Réformer pour tous ou restaurer pour quelques-uns ?

Malheureusement, le temps du collège n’est pas le temps du commun pour ceux qui tirent profit de l’actuelle organisation du système éducatif. Après tout, pourquoi changer un système qui fait réussir convenablement les enfants de ceux qui peuvent peser sur les politiques publiques et qui n’ont pas vraiment envie d’autre chose. Prenons un exemple. Comment expliquer que cette avancée démocratique que représentait en 2016 une deuxième langue vivante offerte à tous les enfants en 5e et non plus seulement à quelques-uns en 6e ait été autant combattue par certains, à droite mais aussi par une certaine « gauche du haut » qui ne met pas toujours en accord ses actes avec les principes proclamés ? « Bilangue pour tous » en 5e plutôt que « bilangue pour quelques-uns » seulement (18 % des effectifs) en 6e, qui cela pouvait-il gêner ? Dans une école qui devrait préparer au « vivre ensemble » en « scolarisant ensemble » pendant la scolarité obligatoire, personne a priori. Sauf que ceux qui utilisaient les langues vivantes pour séparer leurs enfants des enfants des autres dès la classe de 6e, mais qui ne pouvaient évidemment avancer cet argument à visage découvert dans leur protestation très médiatisée et politiquement très diverse, ont préféré parler de « nivellement par le bas » ! Le bas, c’est-à-dire le peuple, quel mépris…

Les « 6e bilangues » pour quelques-uns ont donc été rétablies en 2017 à la grande satisfaction de ceux qui maquillent l’élitisme social de notre pays en soi-disant élitisme républicain. Et comme cela a été décidé à moyens constants, les collèges ont utilisé leur dotation globale pour remettre en place les 6e bilangues. Et voilà comment des moyens de la dotation destinée à tous (notamment pour les dédoublements et l’accompagnement personnalisé qui ont été lourdement pénalisés) ont été détournés pour préserver une filière de conservation sociale réservée à quelques-uns. En prenant cette décision, le gouvernement de 2017 n’a pas fait le choix d’une réforme pour tous, mais d’une restauration pour les plus favorisés.

En vérité, notre second degré général porte encore les traces de son passé malthusien. Il a eu beaucoup de difficultés à accepter d’accueillir les enfants du peuple et il est loin d’avoir achevé sa démocratisation, comme on pouvait encore le lire dans la circulaire du 26 août 2011 : « Pour certains élèves, peu nombreux, le collège n’est pas pleinement un lieu de réussite. La découverte de nouveaux espaces de formation, la découverte du monde de l’entreprise peuvent, en ouvrant les perspectives, permettre à l’élève de renouer avec les apprentissages scolaires et de préparer un projet d’orientation ». Ces deux phrases en apparence très policées sont en réalité d’une violence inouïe. Apprécions en particulier le cynisme de l’expression « découverte de nouveaux espaces de formation » qui vise « certains élèves » dont on peut penser qu’ils ne sont pas des enfants de cadres ni ceux des auteurs de cette circulaire. Si l’on traduit ce jargon, on a là une façon de dire aux enfants issus de milieu populaire que le collège qui les accueille n’a pas été pensé pour eux et, qu’en conséquence, ils doivent aller voir ailleurs, vers de "nouveaux espaces". Pour les rédacteurs de la circulaire, le collège, qui devrait pourtant être le bien commun de tous les citoyens, n’a pas à s’adapter à tous les élèves. Propriété, de fait, des élites intellectuelles et économiques qui en ont fait un petit lycée général, le collège doit accomplir la mission dans laquelle on l’a enfermé : trier et « orienter » les élèves non conformes.

Cette attitude est d’autant plus déplorable que le collège n’est toujours pas vraiment unique. Mais c’est manifestement encore trop pour certains. Comment peut-on en effet encore parler de collège unique quand le séparatisme social et scolaire à l’œuvre dans notre pays[2] est aussi bien documenté pour ce qui concerne précisément le collège. Nous rappelons dans notre dernier livre qu’on « observe que ‘’12 % des élèves fréquentent un établissement qui accueille deux tiers d’élèves issus de milieux socialement très défavorisés (ouvriers, chômeurs ou inactifs). Ces jeunes vivent leur scolarité dans des établissements presque exclusivement défavorisés’’ [3]. L’Éducation nationale a distribué pendant si longtemps (les choses bougent heureusement depuis quelques années) et si inégalement les structures (les SEGPA dans les collèges défavorisés et les sections pour élèves intellectuellement précoces ou les options rares dans les collèges de centre-ville), qu’elle n’a pas contribué à améliorer la situation ». Les établissements publics ont parfois des politiques qui installent au vu et au su de tous une ségrégation sociale et scolaire entre les classes d’un même établissement. Il est en effet observé « qu’en 3e de collège, grâce aux options ou aux divers parcours de tri, ‘’45 % des collèges pratiquent une ségrégation scolaire active… et 25 % des formes de séparatisme social [4] », au moyen par exemple de la mise en place de classes de niveau, ce qui est parfaitement illégal. Une publication de la DEPP vient de le confirmer : ‘’La fréquentation du collège public de proximité est un phénomène très marqué socialement. Plus le milieu social des élèves est favorisé, plus ils ont tendance à fréquenter un autre collège, souvent privé, parfois public. Le contournement du collège public de proximité modifie surtout le profil social des collèges les plus défavorisés socialement. De façon plus générale, il a pour conséquence une hausse de la ségrégation sociale entre collèges’’[5] »[6].

Aujourd’hui, la campagne présidentielle nous offre un florilège de propositions réactionnaires. Certaines demandent le retour de l’examen d’entrée en sixième (la fameuse « digue » chère aux conservateurs du XIXe siècle), pour faire disparaître un collège unique pourtant bien imparfait, d’autres préconisent même la création de deux collèges (pour séparer le bon grain de l’ivraie sans doute…), prônent une certaine étanchéité des filières et la maîtrise du nombre des transfuges sociaux par le biais, entre autres, des internats d’excellence. Dans le droit fil de ce qu’ont toujours pensé les conservateurs, ils nous servent aujourd’hui la même rengaine que leurs prédécesseurs[7].

Le collège est-il condamné à rester le parent pauvre du second degré ?

L’histoire du budget de l’éducation dans notre pays est l’histoire d’une préférence pour le lycée (on y dépense 35 % de plus que nos voisins européens).

Le collège n’a jamais constitué une priorité budgétaire pour les différents gouvernements, ce qui est pour le moins étonnant. Dans un rapport sur les dispositifs de formation en alternance au collège en 2003[8], l’inspection générale a montré, dans l’indifférence générale, que les moyens accordés au collège, dans une période d’augmentation continue des moyens attribués au système éducatif, ont toujours été inférieurs à ceux des lycées et des lycées professionnels. La globalisation, dans les rectorats, des moyens consacrés aux collèges et aux lycées s’est souvent faite au détriment des collèges. Également en 2003, la Cour des Comptes avait dressé le même constat, ce qui avait suscité un peu plus de réactions : « le maintien, en second cycle, d’une offre de formation souvent surdimensionnée a ainsi été financé au détriment du collège qui n’a connu, depuis dix ans, qu’une amélioration limitée de ses moyens d’encadrement pédagogique. Alors que toutes les analyses soulignent le faible encadrement en collège et les difficultés d’insertion de l’ensemble des élèves dans un enseignement classique de type second degré, le premier cycle ne paraît pas avoir constitué la priorité des différentes politiques ministérielles »[9].

En vérité, la France « n’a jamais donné au temps de la scolarité obligatoire – école et collège - les moyens nécessaires à la réussite de tous. Une des conséquences, c’est en France (avec le Royaume-Uni pour l’école, et l’Espagne pour le collège) que les effectifs par classe à l’école et au collège sont les plus élevés en Europe »[10]. Une étude la DEPP montre que « la taille moyenne des classes dans l’enseignement élémentaire (CITE 1) et dans le premier cycle d’enseignement secondaire (CITE 2), secteurs public et privé confondus, varie de façon importante au sein de l’Union européenne. En 2017, en moyenne des 23 pays de l’UE membres de l’OCDE, il y a 20 élèves par classe en CITE 1 et 21 élèves par classe en CITE 2 (1.2.3). C’est le Royaume-Uni qui connaît la taille moyenne de classe la plus élevée en CITE 1, avec 27 élèves par classe. Il est suivi par la France avec 24 élèves par classe. Le minimum est observé en Lettonie et au Luxembourg, avec 16 élèves par classe. En CITE 2, ce sont l’Espagne et la France qui présentent les classes les plus chargées en moyenne avec 25 élèves, suivies de l’Allemagne avec 24 élèves par classe, tandis que la Lettonie présente à nouveau le plus faible effectif moyen par classe »[11].

Prenons encore l’exemple des bourses de collège dont le montant maximum s’élevait jusqu’en 2015 à 360 € par an, soit 2 euros par jour de classe, c’est-à-dire même pas le prix d’un repas à la cantine scolaire. L’augmentation de 25 % décidée en 2016-2017 à la suite de notre rapport sur la grande pauvreté à l’école a permis d’en porter le montant à 450 euros (459 euros aujourd’hui). Cet effort de revalorisation n’a pas été poursuivie après 2017. La dépense totale pour les bourses attribuées aux 800 000 collégiens d’origine modeste se monte aujourd’hui à 225 millions d’euros[12]. Cette somme est à comparer aux 70 millions d’euros que l’on sait trouver pour les heures de khôlle des 85 000 étudiants des classes préparatoires. Si l’on voulait faire proportionnellement le même effort pour les bourses des collégiens d’origine modeste que pour les héritiers scolarisés en classes préparatoires, il faudrait tripler le budget des bourses des collégiens ! Il y a manifestement des budgets contraints et d’autres sans contrainte, et des dépenses plus prioritaires que d’autres…

Pourquoi un socle vraiment commun ne structure-t-il pas suffisamment la scolarité obligatoire ?

Dans la dénomination « socle commun de connaissances, de compétences et de culture », c’est le mot « commun » qui nous semble le plus important. Dans le « commun », il y a bien sûr les enseignements dits fondamentaux. On entend souvent : « il faut renforcer les fondamentaux ». Ce qu’on ne rappelle pas suffisamment, c’est que la France est déjà la championne d’Europe pour l’enseignement des fondamentaux : 73 % du temps de la scolarité obligatoire est consacré chez nous aux disciplines dites « fondamentales » contre 50 % en Europe[13]. La France est le pays qui consacre le plus de temps à la lecture et à l’écriture en primaire : 37 % du temps contre 25 % en Espagne ou en Finlande. La conséquence est que les écoliers français ont moins de temps pour les sciences, les langues, l’art… Augmenter le temps consacré aux fondamentaux comme certains le demandent n’a donc aucun sens. En la matière, il ne faut donc pas davantage mais il faut, à coup sûr, beaucoup mieux.

Il faut reconnaître qu’en 2005 comme en 2013, on a raté une occasion d’enrichir le socle commun exigible à l’issue de la scolarité obligatoire pour y intégrer, à la manière de certains pays scandinaves, des contenus qui aient du sens pour tous les élèves. Par exemple, un enseignement technologique davantage manuel (mécanique, travail du bois, cuisine, électricité…) qui devrait faire partie de la culture de tout citoyen. Cela existait au collège avant 1975. Mais, comme le collège unique est très vite devenu une sorte de petit lycée préparant uniquement à la voie générale du lycée, ces enseignements sont apparus inutiles pour la formation des futures « élites » et ont disparu[14]. De même, la découverte du monde de l’entreprise et de l’économie devrait faire partie du socle commun à tous au collège et ne pas être réduite, comme on a déjà tenté de le faire, à une option réservée aux seuls élèves que l’on envisage « d’orienter » dans l’enseignement professionnel. Il nous faut aussi reconnaître notre échec collectif à bien articuler le socle commun avec les programmes scolaires qui devraient permettre d’en atteindre les objectifs, « tant la tendance à la compétition qui fracture l’emporte sur la recherche de ce qui peut réunir ». Nous reprenons là les termes utilisés par un groupe d’experts réunis autour de Roger-François Gauthier[15] pour travailler cette question. Ces experts pensent, à raison, que la France « va devoir s’interroger sur sa conception des programmes dans lesquels les disciplines se disputent les meilleures places pour toujours mieux sélectionner, sans que cela fasse sens pour les élèves ». On ne réduit pas l’importance fondamentale des contenus à enseigner, et on ne « nivelle pas par le bas » comme le craignent certains, quand on travaille à définir des savoirs pour émanciper tous les élèves et non pour servir à la sélection sociale.

L’enjeu est de taille : veut-on une « école de la culture pour tous ou une école qui fracture »[16]. Dans le cadre de la scolarité obligatoire, dont il faut sans cesse rappeler qu’elle n’est pas le temps du tri et de la sélection, il faudrait donc renoncer à la concurrence sans fin des options ou des formations qui non seulement conduit à l’impasse pour les enfants des pauvres mais qui isole précocement des « élites » qui n’ont ainsi jamais vu d’autres enfants que ceux de leur classe sociale. Répartir de façon inégale au collège, c’est-à-dire pendant la scolarité commune, les options ou les parcours particuliers qui n’ont pas pour objectif premier de préparer à des études ultérieures mais plutôt de séparer les élèves les uns des autres, ne permet pas de construire un « commun » partagé par toute la jeunesse.

Pourquoi l’organisation de l’accompagnement dans le temps scolaire du travail personnel des élèves est-elle à ce point défaillante ?

Le travail effectué personnellement par les élèves après les cours est essentiel aux apprentissages. C’est là que peuvent se creuser les écarts entre les élèves. Impensé de l’école, le travail personnel des élèves en dehors de la classe « donne pourtant lieu à de fortes discriminations entre les élèves de milieux sociaux différents. Ces devoirs […] s’accompagnent d’une cohorte de malentendus sociocognitifs rarement levés et souvent source de tension entre l’école et les familles mais aussi au sein même des familles.[17] » Le temps du travail personnel devrait être le moment d’un accompagnement par des enseignants attentifs face à des difficultés, le temps d’un enseignement des méthodes pour réussir, et la possibilité d’accéder, dans l’établissement, à une documentation permettant d’anticiper ou de prolonger le cours des professeurs… C’est à l’école, dans le temps scolaire, que tout cela devrait être fait pour tous les élèves et non être reporté après la sortie de l’établissement. On doit malheureusement observer que l’école française ne se préoccupe pas suffisamment de cette question très mal prise en charge au sein des établissements et qui est trop souvent renvoyée à d’autres (la famille, les cours privés payants…). Une partie de la jeunesse issue des milieux défavorisés est donc placée en situation de profonde inégalité.

Depuis une vingtaine d’années, au lycée professionnel, au lycée d’enseignement général et technologique et au collège, a pourtant été mis en place un « accompagnement personnalisé » inscrit dans l’horaire des élèves et dans le service des enseignants, précisément pour que l’aide au travail personnel soit assuré par le service public d’éducation. Au lycée, les heures d’accompagnement personnalisé ont fondu comme peau de chagrin. Au collège, l’accompagnement personnalisé devrait être offert aux élèves à hauteur de 3 heures par semaine en 6e et quatre heures en 5e, 4e et 3e. L’arrêté du 16 juin 2017 pris par le nouveau gouvernement pour le collège ne supprime certes pas l’accompagnement personnalisé mais il rend possible que les trois heures qui y étaient en partie affectées soient utilisées plus librement par les établissements pour d’autres actions. En fait, comme nous l’avons dit plus haut, ce texte a surtout servi à réintroduire les sixièmes bilangues ou des options pour quelques-uns.

Depuis novembre 2017, un nouveau dispositif a été mis en place au collège, « Devoirs faits », qui propose à tous les élèves volontaires une aide aux devoirs, au sein de l’établissement mais en dehors des heures de classe. Une initiative certes intéressante et utile mais qui, pour l’instant, n’est pas utilisée par tous les élèves qui en auraient le plus besoin.

Pour l’accompagnement des élèves en dehors des heures de classes, l’effort de l’Etat n’est pas non plus à la hauteur. Observons en effet la dépense engagée pour un dispositif pouvant être mobilisé pour une aide au travail personnel des élèves après la classe, si essentiel pour les plus fragiles : l’accompagnement éducatif (pour une aide aux devoirs, notamment, mais aussi pour des activités culturelles et sportives). En éducation prioritaire, le budget engagé pour cette action a été chiffré par la Cour des comptes à 32 millions d’euros pour 1,7 million d’élèves pour l’année 2016. Cela représente une dépense moyenne de 18,80 euros par élève[18]. Nous avons montré qu’on dépense 45 fois plus pour l’accompagnement éducatif des étudiants des classes préparatoires aux grandes écoles[19]. Un peu comme si les économies réalisées sur les plus faibles servaient à préserver les privilèges des plus forts.

Les personnels sont-ils bien formés pour enseigner au collège à des élèves divers dans des classes hétérogènes ?

La scolarité obligatoire, qui rassemble toute la jeunesse est, par définition, le temps de l’hétérogénéité des élèves. Et nos enseignants de collège sont insuffisamment préparés à cela. Ici, un rappel historique est utile car le problème a été posé, et bien posé, dès le début de la mise en œuvre du collège unique. Le ministère a en effet immédiatement conscience que l’arrivée à la rentrée 1977 dans un tronc commun de formation, qui s’aligne de fait sur la scolarisation de type lycée, d’élèves qui étaient auparavant accueillis dans d’autres filières, peut créer des problèmes d’adaptation aux professeurs. C’est pourquoi on insiste dès 1977 sur le fait que la mise en œuvre de la réforme nécessite « quelques précautions en ce qui concerne la répartition et l’organisation du service des enseignants ». Car, précise la circulaire qui organise la première rentrée du collège unique en 1977[20], il faut à présent accueillir « des classes de composition variée ». Il est donc recommandé, pour que le collège unique réussisse, de faire appel à la fois à des professeurs certifiés spécialisés et à des professeurs bivalents, et de constituer ainsi des « équipes de professeurs appartenant à diverses catégories d’enseignants ». En un mot, il est demandé de faire appel à « des enseignants ayant une solide expérience pédagogique », c’est-à-dire notons-le, de faire appel à des enseignants en mesure d’aider à l’amalgame des publics scolaires autrefois séparés. Il est même précisé, un peu en écho au plan Langevin-Wallon (qui préconisait l’association, pour l’enseignement aux jeunes de 11 à 15 ans, de « maîtres de matières communes » et de « maîtres de spécialités », tous licenciés), que cet équilibre des diverses compétences enseignantes est nécessaire « pour parfaire le collège unique ». C’est ce que dit la circulaire de rentrée de 1979 qui revient sur l’équilibre à préserver « dans tous les établissements entre, d’une part, les professeurs certifiés, d’autre part, les PEGC et les personnels affectés sur des postes d’instituteurs spécialisés »[21].

En un mot, pour les fondateurs du collège unique, on ne peut accueillir au collège des élèves différents qu’en mettant en face de ces élèves des compétences professorales diversifiées et complémentaires.

On ne peut malheureusement que constater qu’on a fait radicalement le contraire en mettant en œuvre en 1987-1988 une unification du corps enseignant en collège (les instituteurs spécialisés et les PEGC disparaissent) par un alignement sur les seules compétences des enseignants de lycée, les certifiés, qu’on n’a pas assez préparé, tant en formation initiale qu’en formation continue, à la mission d’enseigner au collège à tous les élèves.

Le comble a donc été qu’après avoir fait sortir du collège les enseignants qui étaient préparés à prendre toute leur part de travail dans l’accueil de l’hétérogénéité, on a fait sortir pendant toutes ces années du tronc commun du collège des élèves qui n’étaient pas adaptés aux compétences des enseignants qui s’y trouvaient. On s’est ingénié, de circulaire en circulaire, à trouver d’autres formules d’accueil pour « certains élèves », tout en se défendant d’ailleurs de vouloir créer des « filières ». Des dispositifs innombrables ont alors fleuri, le plus souvent abandonnés rapidement (et parfois réapparaissent sous des noms différents) : heures de soutien vite récupérées par les disciplines, remise à niveau, tutorat, regroupement dans une classe de sixième et cinquième spécifique dès 1977-1978 (avec des personnels « volontaires », comme si cela ne relevait pas de la responsabilité de tous), cycle d’observation en 3 ans, classes technologiques devenues progressivement et malheureusement des classes d’éviction, classes préprofessionnelles de niveau (CPPN)[22] et classes préparatoires à l’apprentissage (CPA), devenues au début des années 1990 « dispositif d’aide et de soutien » en 4e et « troisième d’insertion », « découverte professionnelle » et même « apprentissage junior » à 14 ans en 2005 !

Est-ce qu’on réglera la question avec un corps spécifique de « professeur de collège » ? Faut-il des « professeurs bivalents » ? Ces questions ne sont pas taboues et peuvent bien sûr être posées. Mais il nous semble qu’on ne peut poser la question du statut des enseignants de collège sans prendre en compte ce que nous dit aujourd’hui l’expert de l’OCDE Éric Charbonnier qui résume bien la situation atypique de notre pays : « Les enseignants en France sont hautement qualifiés selon les standards internationaux : 70 % possèdent un diplôme de master ou plus, ce qui est largement au-dessus de la moyenne OCDE (45 %). Mais ils sont aussi moins bien préparés sur le volet pédagogique du métier que leurs voisins : seuls 66 % des enseignants actuellement en poste au collège (contre 79 % dans l’OCDE) ont, par exemple, étudié à la fois le contenu disciplinaire et la pédagogie des matières qu’ils enseignent, et ont eu la possibilité de les mettre en pratique face aux élèves »[23].

Comment espérer améliorer les résultats scolaires des élèves en général, et des enfants des pauvres en particulier, si on ne forme pas mieux à la didactique et à la pédagogie des enseignants, en collège comme ailleurs, qui sont trop souvent démunis pour enseigner à des effectifs d’élèves hétérogènes, démunis pour identifier et prévenir les difficultés de leurs élèves, démunis pour traiter ces difficultés ? S’agissant du collège, combien de temps faudra-t-il pour reconnaître qu’enseigner la spécialité « mathématiques » en terminale et enseigner les mathématiques dans une classe de 6e hétérogène, ce n’est pas exactement le même poste de travail et donc la même formation ?

Notre pays n’a jamais considéré sérieusement la formation professionnelle pédagogique et didactique de ses enseignants du second degré, considérant qu’une solide formation académique (évidemment indispensable !) suffisait. Avant même de poser la question du statut des enseignants qui enseignent en collège, c’est cette question qu’il faudrait régler.

Jean-Paul DELAHAYE

1. Pour faciliter la lecture, nous avons regroupé dans cet article les deuxième et troisième parties de notre contribution à la réflexion sur le collège unique.

[1] https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/230222/le-college-question-profondement-politique?fbclid=IwAR0ZNpn91G37GL9c7BPDSTCIdlxgxPGI9j1OmpEY6rYQ

[2] Séparatisme aggravé par l’existence d’un enseignement privé largement financé par la puissance publique (30 % de boursiers dans l’enseignement public, 12 % dans l’enseignement privé…). Voir Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres, pour une école républicaine et fraternelle, Le Bord de l’Eau, 2022, p. 120.

[3] CNESCO, Mixités sociale, scolaire et ethnoculturelle à l’école : quelles politiques pour la réussite de tous les élèves ? juin 2015

[4] Ibid.

[5] Mustapha Touahir et Sylvain Maugis, « Les territoires de l’éducation, des approches nouvelles, des enjeux renouvelés », MENESR, Éducation et Formations, n° 102.

[6] Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres, pour une école républicaine et fraternelle, Le Bord de l’Eau, 2022, p. 116.

[7] Même pendant la scolarité obligatoire, la mixité sociale et scolaire au collège est considérée aujourd’hui par certains comme un risque de nivellement pour leurs enfants qui seraient alors victimes d’égalitarisme. Il se battent contre ce qu’ils considèrent être un péril démocratique et veulent ériger une digue protectrice pour contrôler l’accès au second degré, retrouvant ainsi sans le savoir les arguments d’Alfred Fouillée la fin du XIXe siècle qui parlait de « digue » et qui pouvait déclarer sans sourciller : « Il est douteux qu’à vouloir tout mêler on puisse tout élever ». Alfred Fouillée, 1898 (voir Jean-Paul Delahaye, op. cité, p. 27).

[8] Inspection générale de l’éducation nationale, Les dispositifs de formation en alternance au collège, janvier 2003.

[9] L’évaluation de la gestion du système éducatif, rapport de la Cour des Comptes, 2003.

[10] Jean-Paul Delahaye, op. cité, p. 83

[11] DEPP, L’Europe de l’éducation en chiffres, 2020, p. 14.

[12] Loi de Finances 2022.

[13] Commission européenne, Recommended Annual Instruction Time in Full-time Compulsory Éducation in Europe, 2017/2018.

[14] Jean-Paul Delahaye, Le Collège unique pour quoi faire, les élèves en difficulté au cœur de la question, Retz, 2006.

[15] Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR), constitué au sein du CUIP (Comité universitaire d’information pédagogique).

[16] C’est la thématique qui a été abordée lors des rencontres du CICUR le 20 novembre 2021 à Paris, à la Bibliothèque Nationale de France : « École de la fracture ou École de la culture ? Les savoirs au centre du débat ! »

[17] Alain Pothet, inspecteur correspondant académique pour l’éducation prioritaire de l’académie de Créteil, in Choukri Ben Ayed (Coord), Grande pauvreté, inégalités sociales et école, sortir de la fatalité, Berger-Levrault, 2021.

[18] Cour des comptes, L’éducation prioritaire, Rapport d’évaluation d’une politique publique, 2018.

[19] Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres, pour une école républicaine et fraternelle, Le Bord de l’Eau, 2022, p. 48.

[20] Circulaire n° 77-011 du 5 janvier 1977.

[21] Circulaire n° 78-406 du 2 novembre 1978.

[22] J’ai personnellement enseigné en CPPN et CPA où je n’ai jamais rencontré d’autres enfants que des enfants de milieu populaire. S’est-on jamais demandé ce que cette appellation alambiquée et à l’acronyme aussi abscons (CPPN !), imaginée par ceux qui n’y mettraient jamais leurs enfants, pouvait dire aux familles et aux élèves concernés ?

[23] Éric Charbonnier, « Les inégalités à l’école : ce que nous disent les comparaisons internationales », in Choukri Ben Ayed (dir.), Grande pauvreté, inégalités sociales et école, sortir de la fatalité, Berger-Levrault,

Extrait de mediapart.fr du 03.03.22

 

Voir aussi Sur son blog, Jean-Paul Delahaye entame une série de 3 textes de réflexion sur le collège unique et son histoire

Voir la sous-rubrique Socle commun, Curriculum et Programmes
le mot-clé Socle commun, Curriculum et Programmes (gr 5)

Répondre à cet article