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« La mixité mérite mieux que des négociations cosmétiques »
Choukri Ben Ayed, professeur de sociologie spécialiste des questions de mixité, a souhaité réagir « La mixité mérite mieux que des négociations cosmétiques ». Pour le chercheur, le secrétaire générale de l’enseignement catholique laisse peu de marges de manœuvre au Ministre. Un constat qui l’agace. Il rappelle que « l’enseignement privé en France n’est pas un réseau parallèle d’enseignement avec une autonomie totale. Il est placé sous l’autorité de l’État et non de l’église. Il est donc juridiquement dans l’obligation de répondre à une feuille de route définie par une politique éducative nationale. Le ministre a donc tous les éléments pour se situer en position de force ».
Choukri Ben Ayed et Etienne Butzbach avaient proposé des pistes concrètes au Ministre pour un plan mixité ambitieux. Des propositions restées sans réponse de la rue de Grenelle. Dès le 6 mars, dans une interview exclusive au Café pédagogique, le chercheur et le coordonnateur du réseau mixité sociale à l’école pour le CNESCO nous en dressaient les grandes lignes.
Philippe Delorme estime que la loi Debré garantit aux établissements privés de se « prévaloir » d’un caractère propre en réponse à leur participation à une politique de mixité sociale. Vous n’êtes pas d’accord avec cette affirmation ?
Je souhaiterais mettre cette question en perspective. Lors de la négociation de la loi Debré les autorités cléricales n’étaient pas les interlocutrices principales de l’État mais avant tout les associations de parents d’élèves. Pour le législateur il s’agissait de se situer sur une ligne de crête : ne pas reconnaitre officiellement un enseignement confessionnel en France, contraire à la constitution et au principe de laïcité, tout en préservant le respect de la liberté de conscience également constitutionnalisée.
La notion de « caractère propre » qui en a résulté est donc très large, elle peut avoir une connotation religieuse ou non. Les contrats d’associations ne sont donc pas signés avec le secrétariat général de l’enseignement catholique mais par chaque établissement et l’association loi 1901 – l’organisme gestionnaire. L’enseignement privé n’est donc marqué institutionnellement du sceau d’une obédience religieuse fusse-t-elle catholique. Pour preuve il y a en France des écoles Freinet ou Montessori, juives et même musulmanes pour ne citer que ces quelques exemples – qui peuvent être sous contrat simple ou hors contrat, même s’il est vrai que les établissements dits catholiques représentent 95 % des contrats d’association.
Mais il y a surtout d’autres éléments historiques sur lesquels il faut revenir. J’ai déjà rappelé l’une de motivations de la loi Debré de 1959, celle de la liberté de conscience, de toutes les consciences. Mais il y a à propos de cette loi souvent deux principes qui sont oubliés et pourtant essentiels. La loi Debré s’inscrivait dans un contexte historique particulier : celui de la massification scolaire. La contractualisation s’expliquait par le fait que l’enseignement public seul ne pouvait faire face à l’afflux massif d’élèves et avait donc besoin des infrastructures des établissements privés pour en accueillir également et dans le même temps mettre un terme à la guerre scolaire.
C’est la raison pour laquelle le cadre législatif précise que l’enseignement privé doit répondre à un « besoin scolaire reconnu » et à ce titre remplir une mission de service public en contrepartie des financements. Ceci a un revers de la médaille essentiel qu’on oublie souvent de rappeler. Le législateur a prévu que dans le cas où l’enseignement public peut à lui seul assumer la prise en charge des élèves à un niveau territorial les établissements privés ne peuvent en principe s’implanter et encore moins instaurer par ce biais une logique de concurrence. Ce principe vaut encore aujourd’hui il suffit de se rapporter aux conditions juridiques prévues pour l’ouverture d’un établissement privé, ouverture soumise à la décision du Recteur.
Donc la problématique centrale est moins celle du caractère propre que de celle de la concurrence entre enseignement public et privé ?
Tout à fait ! Et j’irai plus loin, le caractère propre est devenu l’alibi de la logique de concurrence avec l’enseignement public voire entre établissements privés eux-mêmes. Mais il ne s’agit pas de s’en tenir à des affirmations il faut argumenter. Dans le cadre d’un contrat d’association les « temps religieux, spirituels » sont prohibés du temps scolaire et surtout facultatifs. Une catéchèse pas exemple ne peut se tenir durant le temps scolaire.
Ce qui est important c’est que ce cadre juridique prévu dès 1959 coïncide avec toutes les analyses des historiens concernant le déclin des vocations et des pratiques catholiques en France. L’historien Antoine Prost dès les années, 1980 avait fait le constat selon lequel : « les écoles libres changent de fonction » autrement dit, elles sont passées d’une logique de « caractère propre » à celle d’espaces refuge à l’égard d’un enseignement public considéré comme dysfonctionnel, ce qu’ont montré également les travaux de Robert Ballion. C’est précisément là que la logique de concurrence s’immisce. Un autre argumentaire est simple à comprendre. Les recherches académiques nationales comme internationales ont bien pointé que le développement des logiques de marchés scolaires résulte de ces logiques de concurrence. Or il y a des pays où la concurrence est généralisée public/privé – pays au libre choix total de l’école – et d’autres comme la France où c’est l’existence d’un enseignement privé qui stimule ces logiques de marchés scolaires en raison de son statut lui garantissant une liberté de choix. Il n’est pas inutile de rappeler, en reprenant les travaux de Robert Ballion, que l’enseignement privé se constitue comme un sous-marché d’enseignement avec des offres pédagogiques différenciées. Dès le début des années 1980 il montrait à ce titre que les motivations religieuses en matière de choix d’un établissement privé étaient loin d’être majoritaires, ce qui a été confirmé par d’autres recherches depuis.
Les établissements publics qui subissent de plein fouet cette concurrence que l’on pourrait considérer comme déloyale usent de stratégies spécifiques pour faire face : jeu d’options, octroi de dérogations pour répondre aux attentes de certaines familles et éviter qu’elles ne fuient vers le privé. Or toutes les recherches concordent : les logiques de marchés scolaires sont incompatibles avec les politiques de mixité sociale, la ségrégation en étant le produit, la concurrence ne profitant qu’aux mieux dotés.
Quelles sont les spécificités de la France en la matière ?
Elle se situe dans une sorte de logique ubuesque. Il s’agit probablement du pays au monde qui finance le plus l’enseignement privé en lui accordant autant de liberté – s’exonérer de la sectorisation notamment. Autrement dit l’État finance son propre concurrent, l’enseignement privé, en mettant par là même à mal toutes volontés politiques d’agir en faveur de la mixité sociale. Les lignes rouges évoquées par Philippe Delorme ont à ce titre un caractère révélateur. Quelles marges de manœuvres laisse-t-il au ministre de l’Éducation nationale ?
Nous sommes dans une situation des plus paradoxales. Je l’ai rappelé l’enseignement privé est financé au titre de ses missions de service public. Or la loi de 2013 de refondation de l’école de la République indique que le service public d’enseignement veille à la mixité sociale. L’enseignement privé à mon sens en fait donc partie. Il ne peut considérer ses missions de service public à géométrie variable. Il respecte déjà par exemple les programmes scolaires, les certifications nationales, etc. Pourquoi la mixité sociale alors serait à ce point négociable voire non négociable ? Au nom du seul caractère propre ? Mais alors comment trouver un point d’équilibre entre caractère propre, mission de service public, et intérêt général de la nation ?
Rappelons qu’il y a 43 ans le président de la République François Mitterrand avait déjà souhaité la création d’un grand service public unifié d’enseignement incluant l’enseignement privé. Les manifestations de 1984 ont eu raison de ce projet. Mais en quarante ans nous avons assisté non seulement au déclin de ce caractère propre, religieux, à l’exacerbation des logiques de concurrence, à l’accroissement des ségrégations et des inégalités scolaires ce qui est particulièrement visible dans les données de comparaisons internationales. Ces constats méritent plus qu’une négociation cosmétique avec l’enseignement privé mais une remise à plat de l’édifice juridique de la loi Debré dans le contexte qui est celui d’aujourd’hui, très différent de 1959. En la matière donc tout est négociable et c’est au législateur qu’appartient la décision.
Aucune loi n’est immuable. L’enseignement privé en France n’est pas un réseau parallèle d’enseignement avec une autonomie totale. Il est placé sous l’autorité de l’État et non de l’église. Il est donc juridiquement dans l’obligation de répondre à une feuille de route définie par une politique éducative nationale. Le ministre a donc tous les éléments pour se situer en position de force. Or c’est l’inverse qui semble se produire aujourd’hui par crainte d’une nouvelle guerre scolaire ? Et que faire des élèves les plus faibles laissés sur le côté, celle-ci les concerne-t-elle vraiment ?
Bien évidemment il ne suffirait pas d’un coup de baguette magique d’amender le statut de l’enseignement privé pour que la mixité sociale émerge de facto. Il faut dans le même temps comprendre et traiter les raisons de la fuite de l’enseignement public pour lui rendre son attractivité : les dysfonctionnements de l’enseignement public entretiennent une relation objective avec le « succès » de l’enseignement privé.
Concernant le tri des élèves. Le secrétaire général reconnaît certaines pratiques, mais à la marge. Là encore, vous n’êtes pas d’accord. Qu’en est-il selon vous ?
Là encore il convient de se référer aux faits établis. Les chiffres produits chaque année par le ministère indiquent une fréquentation de 12 à 15 % de l’enseignement privé. Mais ces chiffres ne sont pas exacts. Si je me réfère aux travaux, certes à présent anciens, de Gabriel Langouët et Alain Léger la réalité est toute autre.
En raisonnant à l’échelle des familles, de l’ensemble des fratries et de l’ensemble des scolarités de ces même fratries : c’est une famille sur deux qui a scolarisé au moins une fois l’un de ses enfants dans l’enseignement privé avec un très gros bastion de familles qui fréquentent et l’un et l’autre, enseignement public et privé. Aujourd’hui ces chiffres seraient sous toute vraisemblance amplifiés. Donc l’enseignement privé en France fait quantitativement jeu égal avec l’enseignement public. C’est une donnée essentielle sinon ce débat n’aurait pas autant d’enjeux. Concevoir une politique de mixité sociale sans l’enseignement privé et sans traiter l’ensemble des pratiques d’évitement de la carte scolaire des familles, c’est un peu mettre un coup d’épée dans l’eau. Prenons l’exemple du département de l’Ile et Vilaine qui a engagé une politique de mixité sociale. Dans la seule ville de Rennes, ce sont près de 50 % des élèves qui sont scolarisés dans l’enseignement privé.
Oui mais qu’en est-il du tri des élèves dans l’enseignement privé, marginal selon Philippe Delorme ?
C’est hélas la question la plus simple à laquelle répondre. Il est parfaitement établi que dans les systèmes éducatifs fonctionnant selon une logique de marché scolaire ce ne sont pas les élèves qui choisissent leurs établissements mais les établissements qui choisissent leurs élèves.
Donc nul ne peut contester que l’enseignement privé sélectionne. En revanche je fais crédit à Philippe Delorme que ce n’est pas nécessairement sur les frais d’inscription, il y a en effet des aménagements, mais l’examen du dossier scolaire de l’élève est central.
Mais surtout en matière de sélection il y a un effet de miroir déformant que l’on retrouve bien dans les propos de Philippe Delorme. La sélection la plus significative ne se fait pas lors des inscriptions à un moment « t », mais en cours de parcours scolaire. Donc il faut raisonner de façon longitudinale. Les probabilités pour un élève de milieu populaire de faire toute sa scolarité dans l’enseignement privé sont minimes. La sélection se fait en cours de parcours, ce que ne donnent pas à voir les IPS pourtant déjà éloquents sur le caractère ségrégatif de l’enseignement privé. Les données longitudinales nous les avons à partir des panels de l’Éducation nationale qui codent la scolarité des élèves sur l’ensemble de leurs parcours scolaires année après année. Ce sont des données robustes. J’avais consacré ma thèse à cette question et actualisé ces données dans un article paru en 2011 dans la Revue française de pédagogie.
Les constats sont clairs. Les élèves de milieux populaires sont « évincés » de l’enseignement privé en cours de scolarité en lien avec l’origine sociale des parents, des revenus faibles et des résultats scolaires en déclin. À l’inverse les élèves issus de milieux sociaux élevés intègrent l’enseignement privé lorsque leurs résultats déclinent dans l’enseignement public. Cet effet ciseau est donc l’inverse de la mixité sociale !
Le caractère sélectif de l’enseignement privé est également perceptible dans les enquêtes qualitatives auprès des élèves de milieux populaires qui regorgent de ce type de témoignages au point que dans un ouvrage à paraitre je n’évoque même plus le thème de la sélection mais de probables processus discriminatoires. Les témoignages des élèves de milieux populaires scolarisés de façon minoritaire dans les établissements privés sont préoccupants : tout les pousse en effet à rejoindre l’enseignement public. Même si on ne peut faire de généralités, ces données qualitatives sont en concordance avec les constats statistiques.
Quel est alors votre sentiment général sur les conditions posées par le secrétaire général de l’enseignement privé à propos de la mixité sociale ?
Mon intention ici était de souligner l’aspect très restrictif de ce qui était présenté comme des pistes de négociations au regard des fameuses lignes rouges. Il me paraissait fondamental, même brièvement, de rappeler ces éléments de cadrage pour préciser la place et le fonctionnement de l’enseignement privé en France et déjouer quelques euphémismes en les confrontant à la réalité de l’état de la recherche. Ces éléments à mon sens doivent peser dans les négociations pour plus de mixité sociale impliquant enseignement public et privé. Une nouvelle fois tout est négociable si ce n’est imposable.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Références :
Robert Ballion, Les consommateurs d’école, Paris, Stock, 1982
Sylvain Broccolichi, Choukri Ben Ayed, Danièle Trancart., (coord.), École : les pièges de la concurrence. Comprendre le déclin de l’école française. Paris, La Découverte, 2010
Gabriel Langouët et Alain Léger, Le choix des familles. École publique ou école privée ? Paris Éditions Fabert, 1997
Choukri Ben Ayed, « À qui profite le choix de l’école ? Changements d’établissement et destins scolaires des élèves de milieux populaires », Revue française de pédagogie, 2011/2, n° 175
Choukri Ben Ayed, L’école discrimine-t-elle ? Le cas des descendants de l’immigration nord-africaine, Éditions du Croquant (à paraitre mars 2023)