> Enseignement supérieur et Ouverture sociale > Ouverture sociale > Ouverture sociale. Sciences Po > Les conventions ZEP-Sciences Po (Généralités) > Interview de Richard Descoings, directeur de Sciences po, sur les (...)

Voir à gauche les mots-clés liés à cet article

Interview de Richard Descoings, directeur de Sciences po, sur les conventions ZEP, le lycée expérimental, la discrimination positive et la méritocratie

8 janvier 2006

Extrait de Libération du 08.01.06 : Sciences-Po est allé chercher les jeunes intelligences de banlieue

Richard Descoings, directeur de Sciences-Po, à l’initiative du premier lycée d’excellence en banlieue, explique pourquoi il faut partir du terrain plutôt que des grands débats abstraits sur l’école pour lutter contre la ségrégation urbaine.

Vous avez ouvert votre grande école aux lycéens des ZEP (zones d’éducation prioritaire) en les dispensant du sacro-saint concours d’entrée, et aujourd’hui vous lancez un lycée d’excellence en banlieue. C’est à Sciences-Po qu’on élabore une nouvelle politique pour résoudre la crise ?

Même si ce n’est pas Sciences-Po qui peut apporter une réponse à une crise structurelle, à la ségrégation scolaire et urbaine, nous avons passé des accords avec 33 lycées pour rassembler tous ceux qui, dans leur collège, leur lycée, ont eu une idée qui marche ­ pas seulement en banlieue parisienne, mais aussi à Perpignan, à Vénissieux ou en Moselle. Les débats sur l’éducation sont des débats nationaux parce qu’il y a de vrais clivages politiques et idéologiques, mais on peut aussi avoir une approche complètement différente qui parte des établissements, des personnes, pour repérer les réussites et analyser les échecs.
Notre projet d’établissement expérimental n’a finalement d’expérimental que le fait de partir du terrain plutôt que des débats nationaux sur l’école : il réunit toutes les initiatives qui restent isolées parce qu’on ne donne pas l’occasion aux professeurs et aux proviseurs de se rencontrer. Sciences-Po, acteur éducatif, a le devoir de ne pas laisser se perdre cette somme d’expériences.
Et puis, Sciences-Po, c’est d’abord la recherche, beaucoup de chercheurs de terrain, des gens qui travaillent sur l’éducation, d’excellents connaisseurs des banlieues. Leur métier, c’est de produire de la connaissance sur la manière dont s’est progressivement constituée cette ségrégation urbaine. On peut analyser, de façon très concrète et très scientifique, la façon dont des familles qui veulent les meilleures conditions possibles d’études pour leurs enfants ­ et comment pourrait-on leur jeter la pierre ­ ont des stratégies d’évitement de certains quartiers, de certains collèges et de certains lycées. L’économiste Jean-Paul Fitoussi, directeur du Conseil scientifique de l’école, avait d’ailleurs rédigé un rapport au gouvernement concernant les inégalités sociales et la ségrégation urbaine.

Les banlieues, étudiées par tous ces chercheurs, restaient cependant invisibles à la classe politique. Il a fallu que les voitures brûlent pour qu’on en parle.

C’est plus facile de montrer la violence que la souffrance, les voitures en flammes, les affrontements entre les jeunes et les forces de l’ordre. Mais on a des hommes politiques, élus locaux, élus régionaux, comme le maire de Bondy, celui de Bobigny, ou Patrick Braouezec à Saint-Denis, qui connaissent très bien chaque quartier de leur ville. D’ailleurs, dix millions de personnes habitent dans les banlieues. C’est plutôt la France du centre-ville, des villes moyennes ou des campagnes qui découvre la réalité, et de la façon la plus choquante.
Mais n’oublions pas ceux qui vivent le drame de voir leur quartier décrit médiatiquement comme le lieu de la violence, du danger, de la désinclusion nationale, alors que dans leur vie quotidienne ils savent que ce n’est pas vrai. Bien sûr, il y a des cités indignes de la France, mais pour autant il peut faire bon vivre dans ces villes.

D’où est venue cette idée de « désenclaver » l’école chic de la rue Saint-Guillaume, de jeter une passerelle entre Saint-Germain-des-Prés et les banlieues ?

Si on réfléchit, il n’y a aucune raison statistique que les bons élèves ne se trouvent que dans la cinquantaine de lycées qui, à travers leurs classes préparatoires, envoient les très brillants bacheliers réussir les concours. Nos grandes écoles vivent sur la procédure d’entrée, sur la sacralisation du concours ­ vous êtes polytechnicien le jour où vous êtes accepté dans cette école, les familles fêtent l’entrée, pas la sortie de l’école, c’est une procédure unique au monde.
La ségrégation scolaire aboutit à une concentration des meilleurs élèves sur un petit nombre d’établissements. Alors je suis parti de l’idée que dans tous les lycées il y a des jeunes intelligences, des filles et des garçons qui ont très envie de travailler dur, de réussir leur vie professionnelle et de monter dans l’échelle sociale. Il s’agissait d’aller les chercher, de découvrir tous ces lycées où les professeurs se défoncent pour leurs élèves, où les proviseurs se battent pour la réputation de leur lycée. Et de dire à ces élèves-là : vous avez évidemment les qualités intellectuelles pour réussir. Et de leur donner confiance, de casser l’autocensure, le manque d’ambition pour soi-même, la difficulté à se projeter dans l’avenir.
La préparation à Sciences-Po dans les ZEP commence dès la seconde, les lycéens viennent visiter la rue Saint-Guillaume. Ensuite la sélection se fait par les professeurs du lycée en terminale. Après le bac, les candidats passent devant une commission d’admission à Sciences-Po. Ils sont reçus ou non, la sélection est très dure : cette année, sur 480 élèves de première année, 57 viennent des zones d’éducation prioritaire.

Mais surtout la préparation à Sciences-Po dans ces lycées a un effet démultiplicateur. Les professeurs peuvent dire à leurs élèves : vous n’avez peut-être pas du tout envie de faire Sciences-Po mais donnez-vous le droit d’avoir envie d’être médecin ou avocat ou de faire une grande école d’ingénieurs. C’est difficile mais c’est possible.
<Dans notre système actuel, les concours des grandes écoles sont conçus pour les élèves de prépas qui se recrutent dans les classes supérieures. Ces voies de recrutement ne concernent que 10 à 15 % de la population, il faut créer d’autres voies de recrutement. Enfin, si les grandes écoles prétendent former les futures élites professionnelles du pays, on ne peut pas se désintéresser de la façon dont on les recrute en amont, de la composition sociologique des jeunes diplômés, c’est-à-dire des gens qui auront des responsabilités.

Cette première expérience en France de « discrimination positive » qui avantage les candidats de milieux défavorisés a été très critiquée au nom du principe de l’égalité de tous, la fameuse « méritocratie ».

La méritocratie à la française a très bien fonctionné quand la population française était homogène culturellement, socialement, ethniquement et en termes de référence religieuse. On mettait à égalité des jeunes gens qui se ressemblaient par leur fiche familiale, leur forme d’érudition, par la maîtrise parfaite du français. A l’époque où on a pensé les concours d’entrée aux grandes écoles ou à Normale sup, vous aviez rarement des Français d’immigration récente. Avant que les descendants d’immigrés italiens, espagnols ou polonais arrivent dans les meilleures écoles, il fallait beaucoup de temps. Et il y avait moins de différences culturelles.Aujourd’hui, nous avons une situation radicalement différente.
Jusqu’en 1974, jusqu’à ce que Giscard d’Estaing propose le regroupement familial, les immigrés étaient des hommes, des travailleurs qui avaient la ferme intention de retourner au pays. A partir de 1974, les femmes rejoignent les hommes et font des enfants. Nous sommes en 2005 quand les premiers enfants de cette immigration ont aujourd’hui de 15 à 20 ans. Ils arrivent au collège ou au lycée alors qu’on n’a pas fondamentalement changé ni le contenu ni les méthodes de l’enseignement pour tenir compte de l’immense hétérogénéité des classes.
Quand dans une classe vous avez une dizaine de nationalités différentes, des enfants qui ne parlent pas français à la maison et même s’ils le parlent, ce n’est pas le français d’Henri-IV ou de Louis-le-Grand. Comment voulez-vous qu’ils se sentent à égalité avec des jeunes gens brillants qui ont eu la chance d’être élevés dans une famille où la culture, l’envie de réussir sont importants ? Pourtant, ces enfants sont français, ils se sentent français. La République leur a dit : vous êtes français, vous avez les droits de tous les citoyens. Et ils constatent que la réalité n’est pas du tout cela.

Changement radical de politique, Jacques Chirac est maintenant pour les quotas. Il vient d’annoncer que les classes préparatoires devront accueillir un tiers de boursiers. Une bonne idée ?

Je n’aime pas la notion de fixité. Voilà, ce sera tant ! On va en prendre chaque année un nombre fixe sans connaître ni la quantité ni la qualité des candidats, c’est absurde. Si cette année il y en a plus qui sont très bien, on en prendra plus, ou à l’inverse moins si le niveau est moins bon.
En revanche, ce que j’ai trouvé formidable dans la déclaration de Jacques Chirac, c’est la proposition de revoir les concours des grandes écoles et de la fonction publique pour diversifier les procédures de sélection, et donc les profils des candidats.

Allez-vous sélectionner les élèves pour votre futur « lycée d’excellence » en Seine-Saint-Denis ? Prendre les meilleurs de la région ?

Surtout pas, ce serait catastrophique de refaire de la ségrégation absolue. Le lycée expérimental n’aura de sens que s’il ne sélectionne pas ses élèves. On va respecter la carte scolaire et prendre les collégiens qui viennent du secteur. Si on vide les lycées du département de leurs « très bons éléments », on aura encore des lycées à deux vitesses. On voit déjà dans les lycées avec lesquels nous travaillons en Seine-Saint-Denis une diminution très forte des demandes de dérogation parce que les proviseurs disent : nous, dans notre lycée, nous avons une préparation pour l’entrée à Sciences-Po. Les familles qui raisonnent en fonction de ce qu’elles pensent être bon pour leurs enfants se disent alors : peut-être que c’est une façon pour eux d’avoir une chance supplémentaire d’entrer à Sciences-Po.
On ne va pas réformer les programmes, on ne va pas tout d’un coup découvrir les méthodes pédagogiques qu’il faudrait substituer à celles qui existent : on fait seulement la somme de toutes les expériences réussies. La première révolution, ce sera le volontariat des enseignants, leur recrutement sur la base de l’adhésion à un projet et un engagement durable, de plusieurs années. Ensuite, pour la formation des professeurs, on va réfléchir avec les IUFM (instituts universitaires de formation des maîtres) qui ont déjà travaillé là-dessus comme à Lyon. Il faut pouvoir capter l’attention, aiguiser l’intérêt dans une classe de 35 élèves qui a priori n’ont aucune envie de suivre les cours. On peut, par exemple, utiliser des techniques qui ne passent pas par des mots, comme le body langage que les Anglo-Saxons connaissent bien.

Deuxième chose importante, ce lycée sera polyvalent, avec des filières professionnelle, générale et technologique. Et il essaiera de mettre en avant l’intérêt d’enseignements communs à tous. On ne doit pas interdire aux lycéens de la filière professionnelle l’accès à la culture intellectuelle. Même s’ils ne font pas du latin ou du grec pour entrer à Normale sup. Il ne faut pas les assigner à résidence.
On va tâtonner, ce sera aux équipes de faire vivre le projet. Il faut que les jeunes soient formés au collège, au lycée, comme des citoyens, mais aussi comme des personnes qui vont trouver à travers leur investissement professionnel un épanouissement personnel. Et si on veut que les entreprises emploient ces jeunes, il faut leur transmette les codes nécessaires pour travailler en collectivité, ces codes qui, dans d’autres milieux, sont transmis par les familles.

Et allez-vous aussi changer quelque chose à la respectable institution de Sciences-Po ?

Notre école recrute dans les ghettos favorisés, à l’homogénéité sociale et culturelle, ce qui n’empêche personne d’être de gauche, antilibéral, antimondialiste. Et n’aide pas à connaître la réalité sociale. Ce qu’on a testé dans notre nouvelle école de journalisme et qu’on va faire en grand à Sciences-Po à la rentrée prochaine, ce sont des stages brefs, mais dans la vraie vie : une semaine dans un service de gérontologie, dans un commissariat, dans un collège de banlieue, suivre une assistante sociale, travailler dans une ANPE. Il s’agit de mettre les étudiants dans un lieu où ils découvrent une réalité sociale qu’ils ignorent totalement.

par Annette LEVY-WILLARD

Répondre à cet article