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Une longue interview de Hervé Hamon, expert auprès du Haut conseil de l’évaluation de l’école

septembre 2006

Extrait de « Libération » du 09.09.06 : L’école n’est plus à deux vitesses mais à quarante

Hervé Hamon expert auprès du Haut Conseil de l’évaluation de l’école, fait le point sur « l’égalité des chances », que les politiques éludent à coups d’effets d’annonce. Selon lui, alors que le niveau ne cesse de monter, les écarts continuent de se creuser. L’école reste injuste socialement.

La rentrée est placée sous le thème de l’égalité des chances. L’école peut-elle réellement l’assurer ou s’agit-il plutôt d’un slogan ? L’égalité des chances est une belle affiche, mais ce n’est pas une réalité. Nous nous sommes installés dans ce que les sociologues François Dubet et Marie Duru-Bellat ont appelé « l’hypocrisie scolaire ». On fait comme si le fait d’avoir ouvert la sixième à toute une classe d’âge, ce qui est une vraie révolution, entraînait automatiquement un accès égalitaire aux meilleures possibilités de réussite scolaire. Ce qui n’est pas vrai. Actuellement, 20 % des jeunes sont en grandes ou très grandes difficultés scolaires. Un chiffre que nous retrouvons dans la plupart des pays développés. Mais la manière dont nous nous attaquons au problème est peu efficace. On a enfourné dans un moule conçu pour une élite des populations nouvelles. L’école reste injuste socialement. Nous avons toujours le bac des riches et le bac des autres. Il y a vingt ans, en France, 75 % des enfants de cadres supérieurs décrochaient le bac général, contre 20 % d’enfants d’ouvriers non qualifiés. Aujourd’hui, ils sont respectivement 87 % et 45 %. Nous avons resserré la fourchette, mais elle perdure. Pour preuve, les enfants de cadres supérieurs décrochent à 83 % le bac général et technologique et à 4 % le bac pro. Chez les enfants d’ouvriers, c’est 32 % et 13 %. Les enfants d’enseignants et de cadres réussissent très bien. Ils sont dans un milieu culturel favorisant. Et leurs parents savent parfaitement se faufiler dans le jeu des options ou accomplir un détour par l’enseignement privé. Un tiers des usagers contourne la carte scolaire, qui a perdu son sens. Les non-initiés, eux, n’ont pas les mêmes facilités.

Les politiques disent que l’ascenseur social est en panne. Qu’en pensez-vous ?

Il faut nuancer. Nous avons eu, entre les années 80 et le milieu des années 90, une considérable élévation du niveau de formation et de qualification des jeunes Français. La France avait un niveau de performance relativement médiocre. On a alors investi beaucoup d’argent et d’ambition. Les familles, les jeunes, les enseignants ont misé sur l’école dans un contexte anxiogène de chômage et d’inquiétude. Les politiques ont voté des crédits ¬ à cet égard les années 1985-1995 apparaissent comme les « dix glorieuses » ¬ et on a obtenu des résultats. En 1980, 18 % parvenaient au bac général. Aujourd’hui, on est à peu près à 40 %. Si l’on ajoute les bacs technologique et professionnel, deux jeunes Français sur trois obtiennent leur bac. Or cet examen reste difficile et exigeant, contrairement à ce que racontent beaucoup de polémistes du café du commerce. La question, c’est que le niveau a monté, mais les écarts se sont creusés. Nous avons un peloton de tête qui roule plus vite, va plus loin et est plus étoffé. En revanche, ceux qui sont à la traîne sont plus largués, humiliés et marginalisés. Ce n’est pas une école à deux vitesses mais à quarante vitesses, source d’un sentiment d’injustice précocement intériorisé par les enfants. Depuis, nous plafonnons. L’école ne corrige pas assez l’inégalité sociale, et, pour partie, elle la sécrète. Trop d’élèves savent très tôt, dès la cinquième, que l’école, ça n’est pas pour eux.

Pourquoi s’est-on arrêté en 1995 ?

Je crois qu’on a commencé à avoir peur du succès. En France, on qualifie en déqualifiant. Pour qu’il y en ait qui gagnent, il faut qu’il y en ait qui perdent. Chaque fois qu’on annonce une bonne cuvée au bac, on entend des gémissements : « On brade. » Non, ce n’est pas parce que beaucoup réussissent que l’examen est sans valeur. Au milieu des années 90, on a donc commencé à freiner des quatre fers. Les classes préparatoires aux grandes écoles, par exemple, se sont « armées » contre cette poussée démocratique. Aujourd’hui, les « grands » lycées sont le plus souvent des enclaves privées à l’intérieur du système public, qui sélectionnent leurs élèves et rejettent ceux qui n’auront pas le bac avec mention bien. De ce point de vue, on peut dire que l’ascenseur social est en panne. Faute de politique globale, on a recours à des mesures volontaristes, comme l’a proposé, entre autres, le directeur de Sciences-Po, Richard Descoings, afin de permettre à des jeunes issus de secteurs difficiles de montrer qu’ils sont capables de faire jeu égal avec des élèves plus favorisés. La démonstration est sympathique mais ne peut remplacer une politique. On sait mieux qu’autrefois hisser des élèves d’origine modeste jusqu’au BTS. Mais les élites se « protègent » : l’ascenseur peut monter, mais ne dessert pas tous les étages.

Le ministre Gilles de Robien annonce à grand fracas de nouveaux dispositifs, comme les collèges « ambition réussite » dans les quartiers sensibles, qui vont avoir plus de moyens. Cela va-t-il faire bouger les choses ?

On reste dans l’effet d’annonce et dans le saupoudrage. Et je ne parle pas des querelles d’avant guerre sur la méthode globale d’apprentissage de la lecture. Il n’est évidemment pas antipathique d’allouer à des collèges de ZEP des moyens supplémentaires. C’est toujours bon à prendre, sur fond de rationnement budgétaire. D’un côté, on serre la vis ; de l’autre, on fait des effets d’annonce parce qu’il y a l’échéance électorale de 2007.

Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal ont chacun fait des propositions. Percevez-vous une vision nouvelle ?

Ni les gens de l’UMP, ni les socialistes n’ont exprimé autre chose que des déclarations d’intention. Le problème de l’école, c’est que son rythme n’est pas celui de la vie politique. Elle a besoin de décisions qui traversent les alternances. Un exemple : depuis vingt ans, l’enseignement professionnel a formidablement changé. Lorsque j’ai fait ma première enquête avec Patrick Rotman en 1984, nous avions visité beaucoup de lycées d’enseignement professionnel, les LEP d’alors, et nous avions été consternés de découvrir des parkings à chômeurs. Vingt ans plus tard, j’y suis retourné. Tout n’est pas rose, mais la transformation est spectaculaire. Ces établissements ont de l’argent et dispensent des formations réellement qualifiantes. Cela a été possible parce que ni les enfants de ministres, ni les enfants d’essayistes mondains ne s’y trouvent. Les lycées pros, c’est pour les enfants de milieux modestes. On leur a donc fichu la paix. Et des gens de bon sens, à droite comme à gauche, ont réussi à faire passer des réformes progressives. Il a fallu du temps. C’est ce qui manque pour le collège et pour le lycée.

Chaque ministre considère que l’histoire commence au moment où il arrive. Du coup la question centrale, celle du collège démocratique, n’est pas explicitement posée. Veut-on faire de l’école une méritocratie qui s’accommode des inégalités ? Si oui, il faut jouer ouvertement la compétition, et ne pas dire : « Vous avez l’égalité des chances », mais plutôt : « Que le meilleur gagne », en sachant très bien que le meilleur sera aussi celui qui a le plus de ressources. Les perdants, comme par hasard, seront à Clichy-sous-Bois. Ou bien on a l’ambition de développer une école démocratique. Ce qui implique des réformes à long terme. Il ne s’agit pas simplement de créer quelques collèges « ambition réussite » mais de remettre à plat la politique des ZEP, qui n’a trop souvent été qu’une manière d’acheter un peu de paix sociale.

Cela veut dire mettre le paquet, comme les Canadiens, sur les établissements les plus défavorisés. Cela signifie aussi en fermer certains, parce qu’il y a des endroits où l’on n’arrivera pas à injecter de la mixité sociale. Cela veut dire encore transformer la formation des enseignants, leur demander d’être beaucoup plus présents dans l’établissement, de ne pas faire simplement des cours magistraux mais de la méthodologie, de travailler ensemble, d’être capables de faire du soutien, d’entrer dans une culture de l’évaluation, etc.

Face à cette question, on est aujourd’hui dans un discours royalement faux-cul. Sarkozy dit : « Je veux défendre les enfants des milieux modestes qui se battent. On va les soutenir, leur donner des bourses. » La gauche réplique : « Nous sommes les garants de la persistance du collège démocratique. » J’attends qu’on nous parle du « comment ». Au moins Gilles de Robien a-t-il fait quelque chose : il a, officiellement, mis à mort le collège unique en recréant l’apprentissage à 14 ans. On sait très bien que les entreprises ne veulent pas d’apprentis de cet âge-là. C’est juste une façon de dire à des élèves qu’ils doivent sortir du système scolaire. C’est toujours la même chose : plutôt que de transformer le collège, on dit à l’élève qu’il n’y a pas sa place.

Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy ne se rejoignent-ils pas en prônant la discipline et le mérite ?

C’est le discours du moment. La France est un peu déboussolée. Les discours réactionnaires trouvent un écho parce que c’est facile de se rassurer par le bas. Sarkozy s’y livre sans effort, apparemment Ségolène Royal aussi. Au demeurant, qui peut être contre l’idée qu’il faut de la discipline dans les établissements ? Une fois encore, la question est de savoir comment. Le but n’est pas uniquement de sanctionner un élève, mais qu’il intériorise des règles, que cette école devienne son école. Cette année, on introduit une note de vie scolaire. J’ai récemment entendu une conseillère d’éducation expliquer que cette note allait être un capital de 20 points qui allait ensuite s’éroder. Or les pays qui font mieux que nous sont des pays qui notent moins, mais qui suivent mieux et qui sanctionnent plus intelligemment, négativement comme positivement. En Norvège, les élèves ont de meilleures performances, mais ils ont trois notes à la fin du trimestre. Quand l’un décroche en maths, un véritable Samu s’abat sur lui et le prend en charge. Contrairement à la France, championne en la matière, il n’y a pas de redoublement. C’est très joli d’annoncer des « heures de soutien » mais les professeurs français sont d’abord formés à s’occuper des bons élèves.

Ne met-on pas trop d’espoirs dans l’école pour corriger des inégalités qui sont avant tout d’ordre social ?

L’école est une passion française. La France a largement construit son identité républicaine sur son école. Nos interlocuteurs étrangers sont souvent étonnés par la passion que nous y mettons. Nous n’arrivons jamais à parler calmement de l’école et à regarder les faits. Le niveau d’orthographe n’a, certes, pas progressé, mais un enfant de cinquième a entendu parler de l’ADN. Pourtant à chaque rentrée, certains vont répétant que le niveau baisse... Quand on lit les rapports des présidents de jury du baccalauréat, on voit que c’est déjà vrai en 1890, 1891, 1892, etc. Depuis 1890, le niveau de la jeunesse française n’aurait ainsi cessé de dégringoler... Le problème, c’est que l’on ne peut pas mettre les choses à plat. De plus en plus les politiques suivent l’opinion, et comme l’opinion est versatile et que l’on est tous experts en matière d’école puisqu’on a un enfant ou un neveu, les considérations sur l’école sont rapportées à l’expérience anxieuse de l’enfant ou du neveu. Et il n’y a pas moyen de sortir de la cacophonie. Je ne suis pas pessimiste sur l’école. Je pense que de nombreux jeunes y apprennent beaucoup de choses. Mais je suis pessimiste sur la capacité des Français à débattre sur le sujet. On va voir ce qui se passe dans les prochains mois mais je pars, quant à moi, dubitatif.

Hervé Hamon, 60 ans, a enseigné la philosophie cinq ans avant de quitter l’Education nationale pour se consacrer à l’écriture et à l’édition. D’abord auteur de grandes enquêtes ÑTant qu’il y aura des profs (Seuil), Génération, Tu vois je n’ai pas oublié (Points), avec Patrick Rotman, ou seul, Tant qu’il y aura des élèves, réédité en poche (Points)Ñ il s’est tourné vers des essais plus personnels : Besoin de mer, l’Abeille d’Ouessant (Seuil), le Vent du plaisir (Points). Expert indépendant auprès du Haut Conseil de l’évaluation de l’école, Hervé Hamon est aussi désormais un écrivain maritime. En avril 2005, il a publié avec Anne Smith un livre d’art, Cargo, travaux et rêveries portuaires (Seuil).

Véronique Soulé

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