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Pourquoi l’échec des mesures contre le harcèlement ? : deux tribunes de Claude Lelièvre (Le Monde) et de Bernard Defrance, philosophe (ToutEduc)

25 septembre 2023

Harcèlement scolaire : pourquoi l’éducation nationale n’arrive pas à enrayer le phénomène
Les difficultés de l’institution sont notamment le fruit du fonctionnement en silo de l’administration, où l’on peine à se saisir d’un enjeu qui implique la sensibilisation de tous les adultes. Le manque de personnels est aussi dénoncé.

Extrait de lemonde.fr du 22.09.23

 

Pourquoi toutes les mesures actuellement prises contre le harcèlement scolaire ne peuvent qu’échouer ? (B. Defrance, philosophe)

Bernard Defrance, philosophe, nous propose cette tribune que nous publions très volontiers. Selon la formule consacrée, les opinions qui y sont exprimées n’engagent que leur auteur (voir sa notice Wikipedia ici)

Pourquoi toutes les mesures actuellement prises contre le harcèlement scolaire ne peuvent qu’échouer ?

… Tout simplement parce qu’elles ne mettent pas en cause le fonctionnement institutionnel de notre système éducatif, qui, à la racine, est le producteur par sa violence intrinsèque, verticale, continue, froide et invisible, des violences horizontales, sporadiques, chaudes, dont la visibilité donne prétexte à exploitation médiatique et politique, sur le mode compassionnel ou répressif.

Serait-ce trop demander à nos décideurs au plus haut niveau de s’instruire ? ou au moins de lire, entre autres, sur les causes des violences, Henri Laborit ou René Girard ? Notre école en effet réduit constamment écoliers, collégiens et lycéens au statut des rats de Laborit, qui, soumis à un stress extérieur (la grille électrique déclenchée par l’expérimentateur), se battent entre eux pour préserver tout bonnement leur santé, y compris physique, au moins un certain temps, au lieu de sombrer dans la dépression, les maladies psychosomatiques et carrément le suicide, comme forme ultime de la fuite. Et dans le harcèlement, sont en cause les enchaînements sacrificiels qui permettent aux groupes (classes, bandes de quartier, gangs économiques...) de maintenir leur fusion mafieuse, en parallèle exact de l’échec scolaire nécessaire à l’autojustification de l’institution, productrice, notamment dans le creuset des classes préparatoires, des sociétés d’anciens élèves qui se partagent l’essentiel des pouvoirs économiques et politiques dans un jeu féroce de chaises musicales et de corruptions partagées.

C’est d’abord dans le refus d’une prise en compte pédagogique des origines et histoires sociales, culturelles, familiales des enfants au nom d’une pseudo-égalité de principe que les conditions mêmes du travail scolaire le rendent producteur de frustrations, voire de négation de l’identité de chaque élève. Ensuite, c’est dans l’inversion mortifère entre les fondamentaux et les instrumentaux de la culture que se consacre la déconnexion entre désir et sens : lire, écrire, d’instruments d’expression de soi et d’impression par autrui, se pervertissent en devoir de performance utilitaire. Ce qui entraîne la pénalisation des apprentissages où une tâche devient un devoir, une interrogation un interrogatoire, une sanction une punition, sous le régime de la mise en examen au rythme des évaluations quantifiées : apprendre est d’abord apprendre à restituer ce que le maître ou le directeur de thèse attend, tout en donnant l’illusion d’écrire et non de recopier, de parler au lieu de répéter, de créer et non reproduire…

Dans le quotidien scolaire, le hachis caractéristique des emplois des temps et des espaces déstructure le sens des investissements culturels dans les successions mécaniques et chronométrées des disciplines et des exigences de la discipline, objet d’incantations rituelles – et ridicules – de "retour" à l’autorité confondue avec l’exercice du pouvoir, chez des professeurs contraints institutionnellement d’être juges et parties puisqu’ils doivent juger des résultats de leur propre enseignement, ou de se faire justice à eux-mêmes dans les nécessités du maintien de l’ordre. Cette pénalisation des apprentissages rend nécessaire le nivellement homogène des progressions dans le carcan du système des classes d’âges qui interdisent d’être à la fois tout débutant dans une matière et déjà bien avancé dans une autre, qui oblige dans le doublement d’une année à refaire ce que l’on maîtrisait déjà. Les discriminations à l’œuvre dans les orientations sont préparées dès la maternelle avec la première perception des divisions du travail par la fréquentation d’adultes dont les uns organisent les tâches nobles, l’initiation aux éléments de la culture assortie du droit de punir, les autres étant chargés des tâches ‘’ignobles’’ d’entretien des lieux ou de cuisine. La séparation des filières techniques, littéraires, scientifiques fabrique des individus mutilés culturellement, techniciens méprisés, scientifiques incultes, et littéraires hors-sol.

Six heures par jour, cinq jours par semaine, la ‘‘vie scolaire’’ bafoue constamment les exigences de bien vivre ensemble, de la citoyenneté, dans la répétition des micro-humiliations, des brimades, de l’alternance de la coercition et du laxisme, de la notation et de sa ‘’constante macabre’’ dont le caractère arbitraire a depuis longtemps été démontré. Un des exemples de ces rituels meurtriers est la remise des copies – terme qui trahit la véritable nature des tâches scolaires – publiquement, assortie généralement de remarques humiliantes ou dangereusement (pour la suite dans la cour) élogieuses. Imagine-t-on un chef d’établissement réunissant ses professeurs pour délivrer en public ses notations et appréciations administratives, sans courir le risque de se faire immédiatement lyncher ? Or toute atteinte au droit est, par principe indiscutable, plus lourdement punie si la victime est mineure…

"La réussite scolaire est un signe majeur de névrose" disait jadis Françoise Dolto1, et chacun peut constater en effet dans la vie quotidienne et les aléas de la vie administrative et politique les dégâts commis par nombre de décideurs, anciens bons élèves. Le dernier exemple étant fourni par une rectrice – partie pantoufler dans le privé depuis – menaçant les parents d’un élève harcelé, et qui s’est suicidé par la suite, de poursuites en diffamation...

On l’aura compris : la somme des stress engendrés par le fonctionnement institutionnel de notre école aboutit à la vaste résignation/soumission de la très grande majorité des élèves, à l’intériorisation par une minorité socialement héritière des mécanismes d’obtention des diplômes ouvrant, en marchant sur les rivaux, accès à vie à des positions, mêmes dérisoires, de pouvoir, et à la fabrication de la minorité symétrique des décrocheurs et de ceux, encore plus minoritaires, qui déchargent leurs frustrations sur les pairs ‘’maillons faibles’’ : la violence verticale engendre la violence horizontale.

On le sait aussi (mais apparemment pas les ministres successifs et leurs conseillers) : les solutions institutionnelles et pédagogiques existent et sont mises en œuvre depuis longtemps dans les pédagogies coopératives. Une déjà fort ancienne monographie de Fernand Oury, Luigi et Mohamed, montre avec précision comment peuvent se déjouer les mécanismes de harcèlement au bénéfice de tous les acteurs, bourreaux et victime et aussi du maître, aveugle jusque là... Mais les praticiens dans l’institution des pédagogies Freinet, Oury, etc., sont constamment entravés, voire carrément réprimés dans leur action par les stupidités des hiérarchies intermédiaires, jouant des mutations ‘’dans l’intérêt du service’’ pour casser les rares équipes qui font face avec succès aux défis actuels dans l’éducation de nos enfants ; et cela dans le même temps où ces pédagogies dites nouvelles se commercialisent dans des officines privées où les parents qui en ont les moyens peuvent espérer faire échapper leurs enfants aux rigueurs de la carte scolaire et aux promiscuités populaires. Le ministre actuel étant lui-même le produit de ces couveuses à élite...

Mettre fin aux mécanismes d’agressivité et de harcèlement, mais aussi de passivité, de résignation et de décrochage, supposera donc que l’école républicaine cesse, enfin, de trahir ses propres finalités. Peut-on espérer que l’école devienne enfin école ?

Bernard Defrance, philosophe

Extrait de touteduc.fr du 24.09.23

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