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François Dubet et Hugues Lagrange interviennent sur les banlieues

25 janvier 2006

Extrait de « Libération » du 24.01.06 : « On est passé d’un monde ouvrier qui se défait à un monde de ghetto »

François Dubet, professeur de sociologie à l’université Bordeaux-II et à l’EHESS, s’est exprimé lors de la première conférence sur le thème de la société inégalitaire.

Voici des extraits de son intervention.

« Il faut refuser une idée simple, celle que peut donner les sondages et qui serait que la pauvreté croît depuis vingt ans de manière exponentielle. Non, ça dépend, c’est plus compliqué, que ça, il faut rejeter cette image catastrophiquement inégalitaire. Il y a simplement une concentration : les pauvres ne sont pas de plus en plus pauvres, mais de plus en plus ensemble. Quand vous prenez “les quartiers”, vous pouvez doubler le nombre de Rmistes, de chômeurs, de délinquants et de victimes.

 » A leur création, les HLM étaient des sas, pas agréables à vivre, mais les gens y restaient trois ans. Désormais en HLM, il n’y qu’1% des appartements qui bougent. Les gens sont cloués. La projection des inégalités dans l’espace géographique s’est beaucoup creusée. Il y a 20 ans, les quartiers difficiles semblaient les endroits où finissait de mourir le monde ouvrier. Il y avait une idée de fin du monde : ceux qui manifestaient aux Minguettes en 1981, c’étaient de jeunes immigrés qui voyaient leurs projets d’intégration se casser. A l’époque, ils se définissaient sur le mode social : “Nous sommes les enfants de travailleurs privés de travail.” On était déjà dans une sorte de crise de la société industrielle, et la référence, c’était ça : la société industrielle. Maintenant, ce qui était perçu comme un problème social est perçu, entre autres, sur des termes ethniques : “Nous sommes Noirs, nous sommes Arabes, nous sommes de telle ou telle cité.”

 » En 25 ans, on passe d’un monde ouvrier qui se défait à un monde de ghetto, où les composantes sociales et culturelles se mêlent dans un espace conscient d’être isolé. Le monde des cités s’est reconstruit avec une énorme conscience du dedans et du dehors. C’est un espace totalement traversé par les médias, et avec énormément de contrôle social, d’honneur, de contrôle des filles, ce sont des choses qu’on ne voyait pas il y a 20 ans. Il y a un “capital guerrier” là-dedans. On doit se faire sa place dans ce monde. De même, la figure du militant, du travailleur social qu’il pouvait y avoir a été remplacée par la figure de l’homme de foi, une figure morale et communautaire. Ce qui a aussi changé, c’est qu’avant, ceux qui s’en sortaient restaient pour tirer les autres, comme le fils de paysan qui devenait instituteur et qui restait dans le village pour le tirer. Maintenant, on se tire.

 » L’exclusion s’est également accrue car la volonté d’intégration s’est renforcée. Il y a 20 ans, on arrêtait les études après le collège, maintenant, 70% d’une génération atteint le bac, donc l’école et les stages deviennent très importants, mais on avale les enfants des quartiers et on les relègue dans les filières mauvaises. Ils partagent ce sentiment : “L’école m’oblige à y aller, pour m’exclure. L’école est la seule manière que j’ai de m’en sortir, mais elle ne me propose rien d’efficace.” Donc, on est piégés par les institutions, même si celles-ci font un effort pour qu’on s’en sorte. Il faut aussi dire que les systèmes sont entièrement contrôlés par les blancs.

 » On passe d’une vision sociale d’un problème social à une vision nationale d’un problème social. Et ce qui me frappe finalement, ce n’est pas que les quartiers ont changé, c’est que la vision qu’en a la société a changé. On est complètement dans une déseuphémisation du langage. On ne dit plus “enfants d’ouvriers” mais “cas sociaux, handicapés sociaux”. Maintenant, il s’est créé l’idée que les vraies victimes sont les classes moyennes qui vont au front de ces quartiers. Résultat, des réformes comme l’apprentissage à 14 ans, la fin du collège unique, sont passées très facilement. On manipule le sentiment d’insécurité : une frontière se forme entre les “gens normaux” et ceux qui, parce qu’ils sont victimes, deviennent dangereux. Maintenant, on critique violemment les inégalités sociales, mais on critique aussi violemment le pauvre. Et les classes moyennes ont des sentiments de sympathie pour les pauvres tant qu’ils peuvent assurer leur fuite, qu’ils ne sont pas obligés de fréquenter le même établissement scolaire.

 » Pour résumer, les problèmes qui étaient vus il y a vingt ans comme sociaux et interrogeant la société sont vus désormais comme des problèmes culturels, des problèmes d’institutions, des problèmes d’étrangers, des problèmes de classes dangereuses. Bientôt, on ne parlera même plus des immigrés, mais des minorités, comme on parle aux Etats-Unis d’Afro-Américains. Prenons garde. »

Recueilli par Gilles Wallon

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Extrait du « Monde » du 25.01.06 : Ce que nous avons appris sur les nuits de novembre

Hugues Lagrange :

Les émeutes de novembre 2005 ont un caractère inédit en France. Les épisodes analogues n’ont jamais eu cette extension ni dans le temps ni dans l’espace. Ceux du début des années 1980 portaient une adresse aux politiques, notamment à travers ce qui se passait dans les quartiers de Lyon. Ceux du début des années 1990 ont marqué une rupture avec la gauche municipale et les institutions. Ensuite, nous avons connu deux phases de violences urbaines diffuses. La première, de 1993 à 1997, voit l’affrontement des jeunes avec la police se durcir. Au cours de la deuxième, de 1998 à 2002, la violence s’enfonce dans la délinquance : c’est le moment des rixes entre bandes, du développement des violences envers les filles.

Les nuits de novembre marquent un retour de l’exigence politique. La plupart des acteurs mineurs de ces émeutes ne sont pas connus des services de police, et les 20 % suivis par l’autorité judiciaire le sont dans la moitié des cas au titre de l’enfance en danger, de problèmes familiaux. S’il y a eu des actes graves comme des tirs au fusil à grenaille, des violences envers des personnes - parfois criminelles -, nous ne sommes pas dans un épisode de délinquance. Les pillages ont été peu nombreux. Les jeunes ont brûlé des gymnases ou des écoles d’abord parce que c’étaient les institutions les plus accessibles à leur colère.

Les acteurs des nuits de novembre ne sont pas des groupes cherchant à faire masse, plutôt de petites bandes qui ont appris à tendre des guet-apens qu’une police extérieure aux cités peine à déjouer. Beaucoup d’entre eux font l’objet de contrôles d’identité quotidiens, on a vu s’élever les jugements pour outrage et rébellion. L’abandon de la police de proximité, la réduction des crédits aux associations qui font de la médiation ont confirmé cette éviction du tiers entre les jeunes et la police d’ordre public. Ces jeux de force viennent renforcer l’idéologie viriliste qui se développe parallèlement à la ségrégation des filles.

Les jeunes de 16 ans à 20 ans qui ont affronté pendant plus de quinze jours les forces de l’ordre ne sont pas un échantillon représentatif des jeunes Français. Ce sont d’abord des enfants d’ouvriers, d’employés précaires et de chômeurs. Pour la première fois, la part prise par les jeunes issus de l’immigration africaine subsaharienne semble importante. Aujourd’hui, les dernières vagues migratoires sont celles qui posent le plus de problèmes de socialisation.

Contrairement à certaines analyses, il ne semble pas que l’on puisse dessiner à partir des émeutes la carte en creux des zones de deal. Les incidents ont été relativement peu nombreux à Gennevilliers, Colombes, Asnières, Bagneux ou Nanterre, lieux de deal importants. Pour autant, il n’y a pas eu une sorte de couvre-feu opéré par le business, car des communes où le deal est avéré comme Aulnay et d’autres comme Grigny, Evry, Corbeil, Villiers-le-Bel ont été impliquées dans les violences. De fait, l’on n’a guère entendu parler pendant les émeutes de ces "grands frères" qui devaient servir de médiateurs. Les animateurs ont joué un rôle, mais ils n’étaient pas en position d’être entendus, ce qui est un aspect important de la crise actuelle. Quant aux caïds, qui auraient pu avoir de l’autorité en dehors des responsables religieux, ils ne se sont pas impliqués. Les appels à une mobilisation civique des élus locaux ont révélé le défaut des médiations associatives et politiques.

Les incendies n’auraient pas eu une telle ampleur si les discriminations et la ségrégation spatiale ne s’étaient approfondies. La suppression des emplois-jeunes et la restriction des contrats emploi- solidarité n’a pas été compensée par l’ensemble des contrats jeunes en entreprise, des contrats initiative-emploi : en même temps qu’elles privaient les villes de médiateurs, elles ont engendré un déficit de 100 000 emplois qui auraient pu profiter aux jeunes des cités. Les pouvoirs publics ont constamment sous-estimé les effets ravageurs du chômage des aînés diplômés. En Seine-Saint-Denis, les communes les plus touchées par les incendies sont celles où les taux de chômage des 15-24 ans diplômés sont très élevés (Clichy, Montfermeil, Aulnay, Villepinte, Le Tremblay). Ce n’est pas seulement l’ascenseur social qui est en panne, mais le modèle de socialisation : le grand frère qui a fait des études mais se trouve sans emploi met en déroute toutes les bonnes paroles sur la réussite scolaire. Du coup, les modèles qui fonctionnent sont les figures négatives, celles du caïd, du business, parce que leur posture a plus de cohérence que celle des animateurs sociaux au chômage.
Isolée, l’action des jeunes des cités est pourtant apparue légitime à une large fraction de la population de ces quartiers. Ceux ou celles qui auraient pu le faire légitimement n’ont pas lancé d’appel au calme. Les mamans n’ont rien dit, elles ont laissé faire. Dans les cités, ce sont souvent des "mères courage" qui tentent d’assumer des situations qui les dépassent : combien d’entre elles ont ressenti une fierté secrète, peu avouable devant ces incendiaires si proches ? Les pères de famille se sont aussi montrés plutôt solidaires des jeunes émeutiers, tout en restant à distance.

L’idée la plus souvent défendue devant les difficultés scolaires, le chômage et la délinquance dans les quartiers d’habitat social les plus stigmatisés est celle de l’échec du creuset français. Cette vision concentre tous les maux sur l’école et tous les espoirs sur elle. Nous serions face à une société enkystée dans des difficultés auxquelles vingt-cinq ans de politique de la ville n’auraient fait qu’ajouter des pansements. Cela ne rend pas justice à la diversité des situations dans les quartiers d’habitat social. C’est précisément avec l’élévation des niveaux scolaires - les progrès ont été notables dans les zones urbaines sensibles (ZUS) entre 1990 et 1999 - que les enjeux se sont déplacés vers les discriminations à l’embauche.

Les émeutes de novembre renvoient à la problématique du dernier arrivant dans une société qui se "pluriculturise".
Elles ont révélé les dimensions territoriales des inégalités sociales et leurs effets ségrégatifs, plus marqués en France que chez beaucoup de nos voisins. Il nous appartient de trouver les moyens de permettre à ces adolescents de "sortir", de rencontrer d’autres jeunes, de voir d’autres lieux.

Ce faisant, il faut éviter deux écueils : une politique exclusivement axée sur les personnes, qui conduirait au départ des quartiers de ceux qui s’en sortent le mieux et annulerait l’effet d’entraînement qu’ils pourraient susciter ; une politique visant exclusivement le traitement social des territoires, qui durcit leur séparation au lieu de rendre leurs frontières poreuses. Il faut diversifier l’offre scolaire dans les quartiers pauvres, prolonger la symbolique de l’accès aux meilleures écoles des meilleurs élèves des zones d’éducation prioritaires (ZEP), l’effet positif des contrats aidés qui favorisent l’accès à des emplois dans le secteur marchand.

Les émeutiers de novembre ont envoyé un message de désespoir qui est apparu d’une telle légitimité qu’il a amené en moins de dix jours les pouvoirs publics à renverser leur propre politique (financement des associations, internats scolaires, bourses). On ne prend pas la mesure des émeutes de novembre si l’on ne se demande pas comment les jeunes des quartiers peuvent reconquérir l’estime de soi. Le retour de l’ordre est précaire. Si l’on veut renouer les fils, il faut instaurer un autre fonctionnement de la police, reconstruire les médiations associatives, établir une nouvelle solidarité des espaces urbains les mieux dotés.

Hugues Lagrange, sociologue, chercheur au CNRS.

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