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Enseignement privé et mixité sociale : une question sociale et politique, par Djéhanne Gani, professeure en REP+ (Le Café)

13 février 2023

Double hold up de l’enseignement privé : de l’argent public pour un public plus favorisé

En France, 1 élève sur 5 en moyenne est scolarisé dans un établissement privé sous contrat, avec de fortes disparités selon les territoires, 1 élève sur 3 à Paris et 1 sur 10 en Guyane. Un phénomène qui accentue la non-mixité à l’école et qui bénéfice d’un financement public à hauteur de 73%.

L’école privée sous contrat est financée à 73% par l’argent public. La France est un pays où l’enseignement privé est étroitement lié au public, du point de vue de la scolarité comme du financement. Dès lors, l’expression-même école « privée » par opposition à l’école « publique » ne prête-t-elle pas à confusion, tout en l’entretenant. Parler d’école « subventionnée » ne serait-il pas plus juste et moins « trompeur » dans la mesure où l’école privée sous contrat est essentiellement financée par l’argent public, par les impôts de l’ensemble de tous les contribuables, sans qu’elle ne soit accessible à tous ? Le financement public n’est à ce jour soumis à aucune condition de mixité sociale ou de carte scolaire.

Or, les données du ministère sont des preuves de la non-mixité et révèlent l’épreuve de la mixité, qui est au cœur des questions sociales et politiques. Ce constat d’une École inégalitaire est un défi pour l’École française, auquel le ministre Pap Ndiaye entend se confronter, et ce, précise-t-il dans un dialogue avec le privé.

Dès lors, la question du financement sans condition de l’école privée sous contrat, ne se pose-t-elle pas alors qu’elle est doublement favorisée, par le financement public d’une part et d’autre part par sa composition sociale ? Tous les contribuables co-financent l’école privée, qui, elle, n’est pas accessible à tous. Au nom de la liberté de quelques-uns, l’argent de tous, doit-il financé l’école de quelques-uns ?

Financement public de l’école privée au nom de la liberté, oui mais au détriment de l’égalité et de la fraternité ?

Les effectifs sont stables dans l’enseignement privé malgré la baisse démographique.
L’enseignement privé sous contrat est très majoritairement catholique. Malgré le recul de la pratique religieuse, les inscriptions ne faiblissent pas, ce qui semblerait indiquer que les motivations ne seraient pas uniquement d’ordre confessionnel. La proximité géographique ou la fréquentation de l’établissement sont des motifs invoqués par les familles. Si le critère pratique de proximité géographique semble être déterminant dans le choix des familles pour l’école élémentaire, pour le choix du collège privé, la motivation est davantage la perception d’un établissement « de bon niveau » et d’un sentiment de sécurité. Le critère de choix est donc un environnement social, la composition sociale des élèves accueillis. La ségrégation sociale des collèges connaît une forte hausse dans les années 2000.

La question du financement de l’école privée revient à interroger la politique éducative dans son ensemble : dans quel mesure le financement de l’école privée ne fragilise-t-il pas l’école publique dans une société ou l’école est devenu un marché et cristallise les peurs et volonté de chaque famille du meilleur pour son enfant, générant une tension entre intérêt général et intérêt particulier, entre liberté et égalité, au détriment de cette dernière.

École publique et privée : une école des classes

Est-ce que le ministre de l’Éducation Nationale apportera des réponses à la question de la mixité sociale pour endiguer les écarts qui se creusent entre écoles publiques et privées depuis les années 2010 ? Pap Ndiaye a annoncé des propositions pour favoriser la mixité sociale et scolaire qui devraient également concerner l’enseignement privé sous contrat. « Notre liberté de recrutement n’est pas négociable », c’est-à-dire la possibilité des familles d’« éviter » l’établissement de secteur, a répondu Philippe Delorme à la tête de l’enseignement catholique. Avec cette affirmation péremptoire, le secteur privé sous contrat récuse toute volonté d’une politique de mixité malgré l’ambition du ministre de l’Éducation Nationale. Ces propos pourraient-ils mettre à mal l’ambition du ministre qui rejoint celle de nombreuses familles, personnels éducatifs et citoyens attachés à l’École publique ? « Comment espérer vivre dans une société plus apaisée si on ne scolarise pas les élèves ensemble ? » demande Jean-Paul Delahaye, spécialiste de l’éducation, ancien directeur général de l’enseignement scolaire. L’affaiblissement de l’École publique et du recul de la mixité joue un rôle dans l’affaiblissement des liens sociaux et la perte de confiance en l’École.

Mixité sociale et scolaire : Le privé plaide non-coupable, vraiment ?

L’état des lieux est sans appel : Le privé sous contrat accueille deux fois plus d’élèves socialement très favorisés que les établissements publics et deux fois moins d’élèves défavorisés, les écarts - et donc la ségrégation de certains établissements publics - se creusant depuis les années 2000. L’écart a doublé entre les secteurs publics et privés en 20 ans, il est particulièrement marqué dans les agglomérations. Cette ségrégation sociale est en partie le reflet de ségrégation urbaine, mais aussi le résultat du jeu de mise concurrence entre établissement et les secteur privé et public. L’enseignement privé se distingue en effet par sa concentration d’élèves issus de milieu social très favorisé, ils représentent en moyenne 40,5% contre 19,5% dans le secteur public à la rentrée 2021. En miroir et contraste, le pourcentage d’élèves issus de milieu défavorisé est de 18,3% dans le privé et de 42,6% dans le secteur public. Toutefois, les écarts ne sont pas homogènes : dans les départements ruraux, dans le quart nord-ouest et le sud du Massif central, la composition sociale des élèves des secteurs publics et privés est proche.

A mesure que l’Indice de Position Sociale (indicateurs du ministère pour décrire le public social accueilli par un établissement, rendus publics à l’automne 2022) est élevé, la présence des écoles publiques diminue.

Liberté de recrutement du secteur privé : un facteur de ségrégation

Dans certains territoires contrastés, à Paris, dans les Hauts de Seine, ou les Bouches du Rhône, le privé joue un rôle phare dans la ségrégation. Si les établissements privés étaient plus mixtes socialement, ils seraient certainement moins attractifs pour de nombreuses familles, comme le confirme la sociologie des établissements. La réponse du responsable du Secrétaire général de l’enseignement catholique est donc cohérente et sans surprise.

Une étude des chercheurs Hugo Botton et Youssef Souidi sur le collège démontre d’une part que l’évitement scolaire est socialement marqué et d’autre part que lorsqu’un collège favorisé se situe près d’un collège défavorisé, il s’agit d’un collège privé. L’évitement du collège de secteur comme l’existence du privé sont donc deux facteurs -liés - de la ségrégation sociale et scolaire. Des collèges proches peuvent ainsi être très distincts dans leur composition sociale.

Non mixité et sélection de l’école privée versus service public d’éducation

Les établissements privés sont libres de recruter, de sélectionner les élèves. Les critères de sélection ne sont pas transparents, une étude de 2014 a démontré le caractère discriminatoire de la sélection. Des courriers fictifs d’un père ont été envoyés pour l’inscription d’un enfant, le nom à consonance maghrébine a reçu moins de réponses positives. Le mode de sélection pourrait expliquer la sous-représentation d’élèves issus de l’immigration. Il serait légitime de se demander dans quelle mesure cette sous-représentation ne serait-elle pas un facteur d’attractivité de l’école privée, notamment dans la perception de l’école privée, pour certaines familles ? Une étude menée par de chercheurs aux États-Unis a mis en évidence le lien entre l’arrivée d’immigrants dans un lycée et le départ d’élèves vers l’enseignement privé en milieu urbain.

Et pourtant, le privé sous contrat plaide non coupable

« Nous ne sommes pas responsables des faillites de la politique de la ville, ni des problèmes d’organisation de l’Éducation Nationale qui ont pu aboutir à la constitution de ces ghettos. » affirme Philippe Delorme.

Or, les choix politiques de financement sans contrepartie favorisent le privé, voire le favorisent doublement, notamment quand la loi de 2019 du ministre Jean-Michel Blanquer rend obligatoire l’école maternelle, ce qui a entraîné un transfert estimé à 150 millions d’euros vers le secteur privé sans contrepartie et en période de rigueur budgétaire. Pourquoi ne pas conditionner le financement pour cesser d’avoir, d’un côté, l’école de tous, gratuite et laïque et de l’autre, celle qui sélectionne et qui, en même temps, par l’absence de mixité sociale participe à la ghettoïsation des collèges publics.

L’école privée ne serait donc pas responsable de la politique éducative comme de l’affaiblissement et de l’évitement du secteur public ? Cependant, cette mise en concurrence joue un rôle fondamental dans le séparatisme social et scolaire. Les chercheurs Botton et Souidi observent « Dans 85 % des cas, lorsqu’un collège favorisé est situé à proximité d’un collège très défavorisé, il s’agit d’un établissement privé. Ces configurations peuvent ainsi inclure un collège public au secteur de recrutement relativement mixte, mais massivement évité par les catégories sociales les plus favorisées, au profit du collège privé de proximité. Cette observation contraste avec le discours selon lequel les établissements privés les plus favorisés le sont du fait de l’absence d’élèves d’origine sociale défavorisée à proximité. »

Pour Julien Grenet, spécialiste de l’éducation et directeur de recherche au CNRS, la ségrégation scolaire dans les collèges parisiens est due pour moitié à la ségrégation résidentielle et pour moitié à la concurrence du privé. Les collèges publics sont donc privés de la moitié des élèves issus des catégories sociales très favorisées. En 20 ans, le pourcentage de collégiens scolarisés dans le privé est passé de 29 à 35%.

La mixité : une question sociale et politique

En France, les inégalités sociales pèsent sur le destin scolaire comme sur notre démocratie. Sans une politique active et volontariste orchestrée par différents acteurs et à différentes échelles -familles, équipes éducatives, éducations populaire et ministères, Logement, Éducation Nationale, Jeunesse, la mixité recule en même temps qu’une école de classe progresse. Parce que l’échec de la promesse d’égalité participe à la crise de légitimé de l’école publique, il semble nécessaire et urgent d’engager un dialogue avec l’école privée et de transformer les écoles publiques pour ne pas aggraver les inégalités. La question de la mixité sociale et scolaire est au cœur des enjeux sociaux, urbains, économiques, sécuritaires.

La volonté politique, nationale ou locale, est déterminante comme en attestent des expérimentations volontaristes en faveur de la mixité à Toulouse ou à Paris. Si la concentration d’une population défavorisée dans certains territoires et quartiers est indéniable, et que de fortes disparités existent, particulièrement dans les métropoles, il est aussi vrai que des solutions pour favoriser la mixité existent et ont été mises en œuvre. Cependant, ces mesures resteront toujours partielles, au vu du système éducatif avec la mise en concurrence du privé sans condition. Si le ministère a la volonté de favoriser la mixité sociale et scolaire et si l’enseignement privé n’entend pas modifier ses critères de sélection, ne serait-il pas de sa responsabilité de conditionner le financement des écoles privées ?

Pour une politique au service du Service public d’éducation

A rebours de la dynamique pour mettre en œuvre la mixité dans les établissements publics certaines collectivités territoriales ont des politiques éducatives favorables au secteur privé, entretenant donc l’affaiblissement du service public d’éducation, souvent victime d’une logique comptable. En Ile-de-France, Région présidée par Valérie Pécresse, de nombreux lycées sont dans un état de délabrement, comme le lycée Voilaume en Seine-Saint-Denis dont les images ont fait la Une alors que de fortes sommes sont allouées aux lycées privés, sans que cela ne relève des obligations pour la Région, mais d’un choix politique comme une enquête de Médiapart le souligne. Une enquête du Monde révèle que des lycées privés parisiens sont mieux dotés que les lycées publics, à l’heure de réduction parfois drastique de moyens dans les établissements publics, avec des DHG en baisse et des suppressions de poste.

Le contexte actuel est celui d’une rupture de confiance avec l’École, la sécurité dans l’École, comme sa qualité : cette new École, entre prof bashing et job dating, héritière de la compétition scolaire, mâtinée de peur pour l’avenir et celui de ses enfants, cette École génère défiance des familles comme des élèves. Convaincre serait mieux que contraindre, mais sans contraindre l’école privée, co-responsable de la ségrégation sociale, est-ce que l’école publique saura convaincre ? Sans opposer les secteurs privé et public, il s’agit d’avoir un cadre commun de droits et de devoirs, seule garantie de plus de justice sociale et d’équité. En l’état actuel, les règles du jeu de la compétition scolaire ne sont pas égalitaires et justes, le « jeu » est donc faussé : car si l’école privée contribue à l’offre scolaire, elle contribue également à fragiliser l’école publique.

L’École, l’École publique, doit réinspirer confiance et réinsuffler du sens. L’école française n’est-elle pas malade ou schizophrène de son système dual et inégalitaire, prônant l’égalité et la fraternité, tout en en ayant peur ? L’État ne devrait-il pas mettre en place une politique qui renforce l’École publique car l’école privée, subventionnée par l’argent public prospère sur les fragilités fertiles de l’école publique. Or l’État ne devrait-il pas s’assurer que l’éducation reste un service public, un bien commun, gratuit et équitable pour toutes et tous ?

Djéhanne Gani

Extrait de cafepedagogique.net du 10.02.23

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