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Apprentissage de la lecture : "L’effet des dédoublements est très limité" et l’évaluation du Plus de maîtres a été censurée (audition de Roland Goigoux à l’Assemblée nationale)

29 novembre 2023

Apprentissage de la lecture : cesser de normaliser, faire confiance aux enseignants
A l’Assemblée nationale, Roland Goigoux a répondu aux questions des membres de la mission parlementaire chargée de dresser un état des lieux de l’apprentissage de la lecture en France, d’en identifier les points de blocage et de proposer des pistes d’évolution.

Mission parlementaire : Apprentissage de la lecture[1]
Audition de Roland Goigoux à l’Assemblée nationale[2]

Compte-rendu des réponses apportées par Roland Goigoux aux questions des rapporteurs de la mission parlementaire : Annie Genevard, députée Les Républicains, et Fabrice Le Vigoureux, député Renaissance (08/11/2023)

[...] En résumé
Les résultats des échantillons représentatifs des évaluations nationales et des évaluations internationales permettent d’affirmer qu’il n’y a pas de crise de la lecture ni de baisse de niveau en France mais que les inégalités sociales d’apprentissage se creusent malgré les efforts déployés.

Pourquoi colporter l’idée fausse d’une dégradation et d’une déroute en lecture ? On ne peut fonder de nouvelles prescriptions au CP sur cette base alarmiste.

[...] 12. Dans un article consacré aux dédoublements, vous écriviez que la France, « préoccupée par les élèves, […] a maltraité les maîtres. Elle a suivi naïvement les sciences cognitives et oublié les sciences humaines. Le ministère de l’Éducation nationale a appliqué une méthode autoritaire et brutale de conduite du changement, imposant une pédagogie officielle unique, discréditant et démobilisant les praticiens efficaces mais non conformes, dénoncés au motif de leur manque de “loyauté”. » Pourriez-vous expliquer et développer ce point de vue ?

Nos réponses à cette question ont été exposées précédemment. La défiance envers les enseignants a des effets délétères.

Comment faire pour que les données scientifiques soient correctement prises en compte dans les politiques éducatives ? Nous souscrivons aux conclusions d’un rapport[48] rédigé pour le CNESCO qui identifie deux conditions, malheureusement rarement réunies en France au cours des cinq dernières années :

la communication aux enseignants des résultats scientifiques consensuels suite à une expertise collective et pluridisciplinaire ;
la confiance des acteurs envers la crédibilité des informations à caractère scientifique (transparence pour éviter la désastreuse suspicion de conflit d’intérêts).

13. Selon vous, le dédoublement des classes en REP et REP+ n’a qu’un effet limité. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ? Est-ce à dire que la démarche devrait être abandonnée ? Le dispositif « plus de maîtres que de classes » était-il plus efficace à vos yeux ?

L’effet des dédoublements est très limité, en effet, imperceptible en français au CE1 après un bénéfice au CP. Ce sont les données de la DEPP qui l’attestent[49]. Un rapport d’information du Sénat le confirme en 2022[50]. Le sociologue Pierre Merle l’affirme lui-aussi au collège de France : « la politique de dédoublement des CP et CE1 de l’éducation prioritaire a exercé des effets modérés, voire nuls, sur la progression scolaire des élèves. Une autre limite de cette politique tient au fait qu’elle concerne moins de 15 % des élèves en difficulté scolaire scolarisés à l’école élémentaire[51] ».

La politique du dédoublement a été suggérée au gouvernement par Laurent Bigorne (Institut Montaigne)[52] mais elle n’a pas été cautionnée par le CSEN qui connaissait son mauvais rapport coût / efficacité. Le journal économique Les échos s’en est ému à de multiples reprises : les dédoublements coûtent très chers pour une efficacité minime, encore plus faible en France qu’à l’étranger. « Cette politique a coûté 500 millions d’euros, mobilisé près de 11 000 enseignants et l’on est très très loin des effets annoncés » a déclaré au quotidien La Croix le sénateur Brisson (LR), coauteur du rapport sénatorial.

Pourquoi les dédoublements sont-ils encore moins efficaces en France que dans les autres pays qui ont tenté l’expérience avant de l’abandonner ? On ne le sait pas très bien puisqu’aucun dispositif de recherche n’a été mis en place par le ministère ou l’université pour analyser cette innovation et en tirer des leçons. Nous en sommes réduits aux conjectures, par exemple celle de la conjonction de trois facteurs défavorables aux progrès en lecture : 1) de mauvais choix didactiques, par exemple appliquer les leçons-modèles du guide orange, tout miser sur le décodage au détriment de l’encodage ; 2) une absence de guidage pédagogique : les maîtres ont pratiqué avec 12 élèves de la même manière qu’avec 24 (la succession leçon/exercice par exemple) ; 3) une erreur de pilotage, autoritaire et sans recherche d’enrôlement des acteurs, élément clé de la réussite des innovations. Au plan international, il est solidement établi que le changement ne se décrète pas : il nécessite l’adhésion des enseignants traités comme des professionnels compétents et responsables.

Qu’en pensait le CSEN ?
Le CSEN connaissait les résultats des expériences étrangères, résumés et diffusés notamment par la fondation britannique EEF (Education Endowment Foundation[53]) que le CSEN cite souvent en modèle. Cette fondation tient à jour une synthèse des recherches mondiales relatives aux innovations pédagogiques. Elle les classe en tenant compte de trois critères : le coût, l’impact et la force de la preuve. Dans tous ces classements, depuis 10 ans, la réduction forte des effectifs (les dédoublements en France) est mal notée : « faible impact pour un coût très élevé, basé sur des preuves très limitées » peut-on lire en 2023[54].

Les dédoublements ont été instaurés à grande échelle sans expérimentation préalable, pour des raisons politiques : assoir l’assise sociale du gouvernement et se démarquer de l’innovation du précédent quinquennat qui visait les mêmes objectifs. Le dispositif « Plus de maitres que de classes », qui touchait six fois plus d’élèves à coût équivalent, avait été expérimenté pendant cinq ans et il venait d’être évalué par la DEPP. Jean-Michel Blanquer a censuré la publication des résultats de cette évaluation qui aurait permis de comparer le rapport coût / efficacité des deux dispositifs.

La mission parlementaire pourrait-elle exiger sa publication afin que les élus de la nation aient les moyens de comparer les différentes solutions ?

Pourrait-elle aussi en suggérer une troisième, qui avait été imaginée par le CSEN, mais qui n’a pas été mise en œuvre ?

Laquelle ?
Il s’agit du dispositif dit de « la réponse à l’intervention » (RAI) [55], version francisée d’un dispositif d’Amérique du nord (Tiered approach) de prévention par étages (ou niveaux)[56]. L’objectif est d’intervenir le plus tôt possible pour prévenir les difficultés d’apprentissage des élèves, sans attendre que l’échec s’installe et sans se soucier, dans un premier temps, des causes de ces difficultés. Il suffit de les identifier en définissant des seuils d’alerte lorsque le niveau attendu n’est pas atteint. Les évaluations nationales de la DEPP ont été construites dans cette logique, avec le soutien du CSEN : définir deux seuils pour détecter les élèves (élèves « à besoins » et élèves « fragiles ») qui relevaient de ce dispositif et qui devaient très tôt dans l’année bénéficier d’une intervention particulière. Mais le projet a été abandonné car il supposait que les élèves ciblés bénéficient de plus de temps d’enseignement. On devait ajouter trois heures à leur semaine de travail (et celle de leurs maitres), ce qui rapprochait ce dispositif de celui de « l’aide personnalisée » du quinquennat 2007-2012, abandonné sans évaluation pour des raisons politiques. L’évaluation a été maintenue mais l’expérimentation de la remédiation n’a jamais été testée.

Conclusion
En toute rigueur, le ministère de l’Éducation nationale devrait laisser une chance à ces trois dispositifs (Dédoublements, Plus de maitres que de classe, Réponse à l’intervention), en mesurer les forces et les faiblesses en examinant les progrès des élèves et la réduction des inégalités sociales. Mais il est vrai que cela demanderait du temps : ceux du pédagogique, du scientifique et du politique concordent difficilement.

Compte-rendu rédigé par Roland Goigoux le 17 novembre 2023

Extrait de blogs.mediapart.fr/roland-goigoux du 27.11.23

 

Roland Goigoux : “Je ne m’indigne pas des choix politiques mais de l’instrumentalisation de la science.”

Roland Goigoux, spécialiste de l’apprentissage de la lecture, a été auditionné le 8 novembre par les rapporteurs de la mission parlementaire sur l’apprentissage de la lecture. Un riche moment d’échange qui a donné lieu à un riche compte-rendu rédigé par le chercheur. Fluence, méthodes de lecture, guide orange, labélisation des manuels, effets des dédoublements et des plus de maitres que de classes… étaient au cœur de cet entretien. Et si Roland Goigoux est connu pour son engagement citoyen, c’est en tant que scientifique qu’il a répondu aux questions, précise-t-il. « Que la politique fasse de la politique et assume ses choix, mais qu’elle n’utilise pas la science pour cautionner des directives qui sont idéologiques », lâche-t-il. Une mise au point salutaire en ces temps de récupération politique de l’apprentissage de la lecture.

On entend beaucoup parler d’une crise de la lecture. Vous avez d’ailleurs été interrogé sur cette question. Qu’en est-il réellement ?

Cette crise n’est absolument pas perceptible d’un point de vue scientifique, au regard des données officielles nationales et internationales – je vous invite à lire ma réponse à la première question des députés. L’affirmation d’une crise de la lecture est plutôt de l’ordre d’un discours médiatique et politique.

Au CP, l’absence d’évaluations internationales comparatives s’explique par la diversité orthographique des langues. Malgré des différences initiales, le niveau des élèves français à la fin du CP est satisfaisant pour les ¾ d’entre eux selon le ministère de l’Éducation nationale lui-même. Au CM1, les résultats internationaux de la France en matière de compréhension de textes, stables depuis 2011, ne présentent pas de problèmes spécifiques. Pour autant, ils attestent la reproduction des inégalités sociales qui influent sur la compréhension des élèves. Au CM2, l’outil d’évaluation CEDRE montre une stabilité des résultats en lecture de 2003 à 2015, suivie d’une amélioration jusqu’en 2021. Les performances des élèves à l’entrée en 6e en 2022 étaient supérieures à celles de 2017, toujours selon les évaluations nationales. Pour autant, des inégalités persistent, notamment entre les élèves de l’Éducation prioritaire et les autres, corrélées à l’indice de position sociale (IPS).

Pour résumer, il n’y a pas de crise de la lecture ni de baisse de niveau en France, mais les inégalités sociales d’apprentissage se creusent malgré les efforts déployés.

Vous évoquez aussi la question de l’évaluation de la fluence…

On peut distinguer trois questions. La première, c’est reconnaitre que la fluence est un outil de mesure très partiel de ce qu’est la lecture. Elle ne dit rien de la compréhension des textes. On peut lire vite des choses que l’on ne comprend pas. On survalorise un test qui n’évalue qu’une partie des compétences de lecture, celle de la maîtrise du décodage et de son automatisation. Et qui n’incite les professeurs qu’à entrainer cette seule habileté.

Deuxième problématique, les résultats de cette mesure peuvent être utilisés de différentes manières. L’une d’entre elles est politique et vise à construire une image de l’école, de ses forces et de ses faiblesses. Pour cela, il suffit de jouer avec les seuils de réussite. Pour donner un simple exemple, si la Depp avait appliqué les critères établis par la DGESCO – 50 mots par minute à la fin du CP – 36% des élèves seulement seraient jugés au niveau. Ce seuil est si déraisonnable que le service statistique du ministère l’a abaissé à 30 mots. On s’étonne donc du choix de maintenir le seuil préconisé par le ministère pour les évaluations de l’entrée en 6e (120 mots). Un choix qui permet aux ministres d’affirmer que la moitié des élèves ne savent pas lire à l’entrée en sixième, ce qui est faux

Troisième problématique, plus technique. En France, on évalue un nombre de mots correctement lus par minute et on oublie l’indicateur majeur d’expressivité de la lecture – intonation et phrasé – contrairement à ce qui est fait au niveau international. L’expressivité permet de donner des indications sur la compréhension du texte, c’est une erreur didactique qui a de lourdes conséquences pratiques. Si les enseignants et enseignantes comprennent que c’est le nombre de mots lus qui importe, ils surentrainent mécaniquement cette vitesse. Il devrait au contraire travailler sur l’expressivité de la lecture et, à travers cela, la compréhension des textes.

Vous avez été aussi interrogé sur la pertinence du guide orange ?

Ce guide est un exemple des outrances du ministère qui, pour faire passer l’idée consensuelle qu’il faut enseigner les correspondances graphèmes-phonèmes, promeut une exigence absurde : ne travailler que sur des textes 100% déchiffrables. Ce slogan est infondé sur le plan scientifique, voire dangereux. La note d’alerte du CSEN à ce sujet est caricaturale : elle est fondée sur le fait que les préconisations du guide orange ne sont pas suivies à la lettre, ce qui est en réalité une bonne nouvelle.

Un manuel unique, la labélisation, quelle est votre position ?

Pourquoi vouloir labéliser les manuels de lecture au CP ? Quel message le ministère de l’Éducation nationale souhaite-t-il adresser publiquement aux enseignants : celui d’une défiance envers eux, incapables de choisir leurs propres outils de travail ? Quel métier supporterait cela !

Il ne me semble pas pertinent de risquer la disqualification et la fragilisation de toute une profession pour contraindre quelques enseignants ignorants ou égarés. Il serait plus simple et plus constructif que les équipes de circonscription aident les professeurs en détresse qui n’ont pas bénéficié de formation continue depuis longtemps. Plutôt que d’imposer une méthode unique, il serait utile de définir ce qu’ils ne doivent pas ignorer touchant les caractéristiques des pratiques qui pénalisent les apprentissages des élèves.

Pourquoi se limiter à labelliser les manuels de lecture et pas ceux de mathématiques au CP ? Ou ceux de grammaire au cours élémentaire, de sciences au cours moyen, d’histoire en quatrième ? Est-ce uniquement parce que le CSEN est piloté par un groupe de chercheurs spécialisés dans ce domaine ?

La labellisation accréditerait la thèse d’une crise de la lecture et d’un problème majeur dans son enseignement initial, ce qui est faux. Elle perpétuerait l’idée erronée – mais oh combien populaire – selon laquelle les difficultés de compréhension des collégiens trouvent leur origine – et leur solution – au cours préparatoire et qu’il s’agit tout simplement d’un problème de « méthode ».

La labellisation serait inutile aussi, car tous les manuels publiés aujourd’hui respectent déjà les critères publiés par le MEN. Elle serait même dangereuse si le comité de certification était sous l’emprise des chercheurs qui prônent une syllabique radicale. Cela reviendrait quasiment à imposer un manuel unique, comme le manuel Néo de chez Nathan, soutenu par la DGESCO et déjà imposé à Mayotte.

Elle soulèverait aussi des questions sans fin sur le plan budgétaire – l’État peut-il obliger les communes à acheter de nouveaux manuels de lecture au détriment d’autres outils pédagogiques ? – et règlementaire : tous les enseignants seraient-ils tenus à se servir d’un manuel ?

Frein à toute innovation, la certification obligerait-elle l’Éducation nationale à licencier les pédagogues pionniers comme elle le fit avec Célestin Freinet en 1935 ? Sa méthode « naturelle » était pourtant fondée, avec beaucoup de pertinence, sur l’apprentissage intensif de l’écriture !

Vous avez aussi été interrogés sur la pertinence des dispositifs de dédoublement et de Plus de maîtres que de classes.

Comme je l’ai dit lors de mon audition, je regrette que l’évaluation du Plus de maîtres que de classes, qui a été réalisée par la DEPP, n’ait jamais été publiée, censurée par JM Blanquer. On n’a jamais pu savoir ce que cette innovation a apporté aux élèves. Nous aurions pu la comparer aux dédoublements : quel coût pour quels effets ? Si les effets étaient avérés, même modérés comme pour le dédoublement, et c’est mon hypothèse, il aurait été intéressant de signaler qu’elle bénéficiait à 6 ou 7 fois plus d’élèves pour le même coût.

On devrait laisser aux collègues, sur le terrain, le choix entre différentes modalités de traitement de la difficulté : dédoublement, Plus de maitres que de classes ou Réponse à l’intervention, dispositif qui repose sur l’augmentation du temps d’enseignement des élèves fragiles – en gros, une amplification de l’aide personnalisée de l’époque Sarkozy. Ces trois dispositifs sont les plus sérieux lorsque l’on cherche à lutter contre la reproduction des inégalités sociales. On pourrait laisser aux enseignants le choix de les expérimenter et de comparer leurs effets.

Qu’attendez-vous de cette audition ?

Que la commission soit éclairée. J’ai accepté de répondre aux questions des rapporteurs parce que c’est mon devoir de chercheur d’informer les élus. Ils doivent pouvoir agir sans ignorer les faits les plus consensuels et les plus solidement établis. Depuis 5 ans, on utilise le CSEN pour cautionner des orientations politiques et on passe sous silence toutes les données scientifiques divergentes. Imaginez le scandale si on agissait de même dans le monde de la santé ou de l’économie !

J’ai répondu aux questions qui m’étaient posées en me basant exclusivement sur des résultats de recherche. Je ne m’indigne pas des choix politiques, légitimes en démocratie, mais de l’instrumentalisation de la science.

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

Extrait de cafepedagogique.net du 29.11.23

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