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Une réflexion de Bruno Mattéi sur l’égalité des chances

8 novembre 2006

Extrait de « L’Expresso » du 08.11.06 : L’égalité des chances, fétiche de la République

" On ne sera pas assez naïf pour croire qu’il suffirait d’avoir un entendement bien fait pour se débarrasser de l’égalité des chances. Les bénéfices qu’elle rend à la République sont trop précieux pour qu’on puisse en disposer à son aise : notamment la légitimation des inégalités et la naturalisation des rapports sociaux au nom du travail, du mérite et des dons personnels. Erigée en statue du commandeur, elle fait partie du fond archaïque et sacré de notre imaginaire politique. Vouloir y toucher, à droite comme à gauche, serait commettre un sacrilège. Mais déjà ne pas se raconter et raconter n’importe quoi ouvre un espace pour penser et agir autrement". Bruno Mattei offre une remarquable tribune à Libération où il démonte avec brio le concept d’égalité des chances.

Le texte de « Libération »

L’imposture de l’égalité des chances

Il y a comme ça des notions à qui l’on donnerait la République sans confession rien que sur leur bonne mine consensuelle. Personne ne songerait à leur chercher querelle, tellement elles s’avancent vêtues de probité candide avec l’encens de leurs bienfaits annoncés. Ainsi en va-t-il de « l’égalité des chances », grande attraction idéologique, et aujourd’hui quasiment érigée en cause nationale. On ne l’invoque pas seulement dans le domaine de l’éducation, où c’est en son nom qu’on entend démocratiser l’école depuis les années 60 ; mais c’est encore elle à laquelle on a recours pour tenter de décoincer l’ascenseur social passablement en panne. Et c’est toujours l’égalité des chances qui anime les débats très prisés, depuis un an ou deux, sur la « discrimination positive ». Enfin, last but not least, le syntagme fétiche de la République fait l’objet d’un projet de loi qui a été déposé au début de l’année 2006, tandis que d’ores et déjà une agence de la cohésion sociale et de l’égalité des chances a vu le jour et que des préfets pour l’égalité des chances viennent d’être nommés. Bien entendu, tout entendement républicain opine à l’idée que de l’égalité pourrait venir corriger les funestes inégalités, d’ailleurs croissantes, de l’humaine et sociale condition, et déjà en amont dans l’école.

Interroger la notion d’égalité des chances, au nom de quoi de l’égalité adviendrait (en jouant sur la distribution des chances), est une tâche salutaire à mener. Ladite égalité des chances n’est en réalité qu’un pseudo-concept, véritable obstacle épistémologique et politique à tout ce qui s’avance comme réformes, voire refondation du système scolaire et sociétal. Mais le mythe soigneusement entretenu de cette égalité repose d’abord sur une faute de logique. De la même façon que Jean-Jacques Rousseau écrivait dans le Contrat social que « le droit du plus fort » est une contradiction dans les termes, « un galimatias inexplicable » et qui « ne signifie rien du tout », on devrait dire que l’égalité des chances est d’abord un non-sens ou, si l’on préfère, un lapsus de la raison qui dit peut-être trop bien ce qu’il ne veut pas dire : qu’on ne fera jamais l’égalité à partir des chances, pas plus qu’on ne fera un rond avec un carré.

Le concept d’égalité renvoie, lui à l’effectivité de droits, les mêmes pour tous, tandis que celui de chance se meut dans une logique contraire de l’aléatoire et des probabilités. « Convenons donc que force ne fait pas droit », concluait Rousseau. Convenons aussi que chance ne fait pas égalité. Et rangeons cette égalité-là au rayon des oxymores.

La preuve empirique que les inégalités scolaires se maintiennent en l’état et même se creusent au détriment des enfants issus des milieux de la pauvreté est fournie abondamment par de nombreuses études statistiques et sociologiques. Faisant le bilan dans un ouvrage paru il y a quelques années, la Démocratisation de l’école , l’historien de l’éducation et sociologue Antoine Prost concluait : « Les réformes voulant assurer l’égalité des chances ont eu le résultat contraire. » Il aurait été plus juste d’écrire : « C’est parce qu’elles ont voulu le faire au nom de l’égalité des chances que les réformes ont eu le résultat contraire. » Mais cela supposerait « une réforme de la pensée » (Edgar Morin) pour réaliser qu’un concept plutôt pervers ne pourra engendrer autre chose qu’une réalité tordue.

Les dommages collatéraux de l’égalité des chances (l’échec des plus vulnérables, antichambre de leur exclusion, la violence scolaire grandissante et la désertion accrue du sens de l’école) devraient au moins donner lieu à quelques interrogations, sinon à une drastique prise de conscience et catharsis collective. Car le vieux mythe construit sur une faute de logique est devenu à la longue une imposture politique. Les jeunes les plus démunis, tous les « malchanceux » de l’égalité, n’ont pas vraiment besoin qu’on aille leur expliquer que l’égalité des chances est un serment d’ivrogne, et que dans l’idéal républicain, il fallait qu’ils entendent « chance » (c’est-à-dire « pas de chance » pour eux) plutôt qu’égalité !

Chacun peut comprendre que l’égalité des chances est un jeu à somme nulle où ce que l’un gagne, l’autre le perd, et surtout qu’il ne peut gagner qu’à condition que l’autre ait perdu. A la différence de l’égalité des droits qui s’applique uniment à toutes les personnes sans exception, l’égalité des chances est incrustée dans une anthropologie de l’individu individualiste, de la compétition et concurrence de chacun contre tous où comme le dit Albert Jacquard : « Les gagnants sont des fabricants de perdants. »

On ne sera pas assez naïf pour croire qu’il suffirait d’avoir un entendement bien fait pour se débarrasser de l’égalité des chances. Les bénéfices qu’elle rend à la République sont trop précieux pour qu’on puisse en disposer à son aise : notamment la légitimation des inégalités et la naturalisation des rapports sociaux au nom du travail, du mérite et des dons personnels. Erigée en statue du commandeur, elle fait partie du fond archaïque et sacré de notre imaginaire politique. Vouloir y toucher, à droite comme à gauche, serait commettre un sacrilège. Mais déjà ne pas se raconter et raconter n’importe quoi ouvre un espace pour penser et agir autrement.

Bruno Mattéi

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